Interview de Jean-Hugues Anglade

Laurent Pécha | 3 juin 2013
Laurent Pécha | 3 juin 2013

Venu présenter le très bon polar, L'autre vie de Richard Kemp au festival du film policier de Beaune, au début du mois d'avril, Jean-Hugues Anglade nous a accordé un long entretien. Très fier du film, l'acteur n'a éludé aucune de nos questions, cherchant même à expliciter de manière très spécifique le fond de sa pensée. En résultent des moments autres que nous avons voulu retranscrire littéralement. Non pas pour se moquer du comédien mais parce que derrière, se cache un homme profondément humain, réfléchi et visiblement en paix avec lui même. C'est parti pour une interview qui parle autant de la complexité de jouer un double rôle à l'écran que du sort des crottes de nez des enfants d'Anglade. 

Avec le succès d'Amitiés sincères et la sortie de L'autre vie de Richard Kemp on s'aperçoit que vous faites souvent confiance à des jeunes réalisateurs pour leur premier film. 

C'est mon agent qui m'a envoyé le scénario de L'autre vie de Richard Kemp. J’étais en Inde et il m’a dit «ça fait 10 ans que je n'ai pas lu un scénario si fascinant». J'ai tout de suite voulu rencontrer le metteur en scène parce que je trouvais l'histoire assez remarquable. La question de savoir si c'était un premier film ne m’a pas vraiment effleuré. Tant que le réalisateur est attachant, humble, bienveillant à l’égard des acteurs, et s'il a écrit un bon scénario, c'est amplement suffisant pour se lancer dans l'aventure. Je préfère considérer avant tout la qualité du projet, plutôt que la notoriété du metteur en scène. Cela arrive aussi aux bons metteurs en scène de faire des films moyens.

 

Comment s'est passé le tournage de L'autre vie de Richard Kemp justement ?

C'est un film qu'on a fait dans une certaine économie. Seulement trois millions d'euros de budget pour une reconstitution des années 1980, ce n'était pas évident. Il fallait être conscient qu'on le faisait parce qu'on était motivés pour le faire. J'ai vu le film pour la première fois, seul, un matin à 10 heures dans une salle du quartier Latin. On m’a demandé si je voulais le voir avec quelqu’un, j'ai dit non je veux le voir seul, sinon je vais être stressé. Bon, quand je suis sorti je me suis dit : "Je ne sais pas quelle sera la carrière de ce film, mais je n’aurai jamais à rougir de l’avoir fait." Je ne me suis pas dit qu’il fallait que je me force à aimer, mais j’ai tout de suite dit à mon agent en sortant du film que je n’avais pas ressenti de choses sous la contrainte.

Le film ne se focalise que sur vous, un double vous-même, qu’est-ce que cela fait de se voir jeune ? Au début du film, on a du mal à croire que c’est vous !

On a eu effectivement ce côté dédoublement, schizophrénique, et en même temps le regard que Kemp porte sur le Kemp jeune, c’est aussi le regard que moi Jean-Hugues Anglade je pourrai porter sur le Jean-Hugues Anglade jeune. Donc, en fait l’un a nourri l’autre, et l’autre a, comment dire, favorisé l’un. Je faisais sans arrêt l’aller-retour pour me demander, comment Kemp pouvait appréhender son jeune double 20 ans plus tôt, et comment moi je me regarde il y a 20 ans, dans mes films, physiquement. Inévitablement ça rejoint l’intime, c’est évident.

 

Qu’est-ce que cela vous a fait de vous «voir» 20 ans avant ?

Le privilège d'avoir la cinquantaine, c’est qu’on a une certaine indulgence par rapport à soi. On arrête de vouloir se voir d'une façon agressive. C’est un peu une tendance que j’avais, de me dire que mes rôles à l'écran, ce n'est pas du tout ce que je voudrais être. Aujourd'hui, je l'accepte beaucoup mieux. Quand je me vois dans un film que j’ai tourné il y a 20 ans (il fait le calcul). 20 ans, ça fait quoi ? Les années 90 ? Ce serait un peu triste et pathétique d’avoir une réaction critique et agressive vis-à-vis de moi-même. C’est comme si vous avez un enfant, c’est mon cas j’ai deux petits garçons de 10 et 11 ans, quand ils se mangent leurs crottes de nez, je ne vais pas leur dire «le fais pas, c’est dégueulasse», je vais dire «c’est super bon mais ne le fais pas devant les gens, fais le pour toi parce que ça la fout un peu mal. Tu peux continuer à les manger, mais arranges toi pour que l'on ne voit pas parce que ça fait un peu..» Je ne vais pas regarder mon fils en lui disant «mais t’es vraiment dégueulasse, qu’est ce que c’est que ça, qu’est ce que tu fais ?!». Je ne sais pas vraiment vous expliquer mais à un moment donné, vous allez me dire «vous voyez votre enfant comme vous-même», mais je sais comment ça marche un garçon.

Cette indulgence que j’ai a pour conséquence de me donner de l'empathie vis-à-vis de ce que moi je pouvais être il y a vingt ans. Ce que je sais maintenant simplement c’est que j’étais dans un paradoxe. J’étais un acteur emblématique des années 80 avec 37°2 le matin, Nikita, les films Besson. Puis les années 90, des films un peu plus déjantés comme Killing Zoé ou La Reine Margot, après il y a eu une sorte de traversée du désert, puis la cinquantaine. Il y a eu une sorte de bascule qui s’est opérée, du fait de bouleversements dans la vie. Et c’est vrai que depuis, il y a eu les fictions signées Josée Dayan,  Braquo, Persécution, des seconds rôles certes, mais qui déjà me montraient plus dans un personnage d’homme blessé. J’ai gravi la cinquantaine vers la soixantaine doucement, mon corps a changé, mes repères ont bougé. J’ai évolué.

 

Il y a un côté homme tranquille.

Oui, enfin ce qui m'intéresse, c’est de travailler sur des personnages qui sont passés à côté du pire, mais ont conservé une certaine moelle. Le côté usé mais combatif. Après il faut essayer d’affuter pour que ces personnages soient le plus subtiles possible, qu’ils ne soient pas dénués d’un certain humour. Sur la saison 3 de Braquo, on a des petites choses, des situations qui permettent, dans la noirceur de la série, d’avoir des petites soupapes.

 

C'est une grande fierté Braquo ?

Oui, tout à fait. Là on est en train de tourner une superbe troisième saison, en tout cas au niveau scénaristique. Par delà même des différends qui ont pu opposer Olivier Marchal et la production, pour moi Caplan c'est Oliver Marchal. J’ai conservé des rapports excellents avec Oliver. Je sais que c'est cramé pour la possibilité de refaire des épisodes de Braquo ensemble, mais en même temps, Olivier a besoin que je maintienne la flamme Braquo avec Caplan, il faut continuer à le porter au plus haut.

   

Il y a des similitudes entre Kemp et Caplan, deux flics avec un passé important. Il y a pas un risque, quand vous tounez Kemp, de se dire «je vais prolonger Braquo» ?

Déjà dans L'autre vie de Richard Kemp, il n'y a pas un coup de feu. La carrière de Caplan n'en est pas au même point que celle de Kemp. Kemp ne s'est pas encore brûlé au contact de son boulot. Il a simplement commis des erreurs, mais dans un contexte tellement particulier. Caplan est responsable de la mort d’un collègue. Il n’y a pas de dimension fantastique non plus. Caplan n’aura pas la possibilité de revenir sur ce qui s’est passé. On pourra évoquer un flashback, ce qui est le cas dans la saison 3 qui explique pourquoi les choses en sont arrivées là. Le film de Germinal nous fait basculer dans une dimension fantastique. Si vous voulez je n’ai pas du tout le sentiment de surfer sur la même vague.

Je suppose que ça ne vous dérange pas de toute façon ?

J’aurais eu affaire à un autre corps de métier dans ...Kemp, par exemple... bon je ne sais pas. Là, ce que j’aime bien, c’est que le mec n’a pas une carrière très brillante, il arrive proche de la retraite Qu’est ce qu’il va réussir à faire ? Se désintoxiquer de la clope ? Avec le patch ? C’est tout. Voila, ça tourne un peu en rond, il est un peu désillusionné par rapport à son boulot, non pas parce qu’il est en révolte contre sa hiérarchie, mais simplement parce que sa vie, il la rêvait autrement. Et il  y a évidemment cette chance inouïe qui se propose, et qui marche bien, de pouvoir corriger les choses. Même s’il retourne dans le passé, il réussit certaines choses, mais on se rend compte que tu ne peux pas changer véritablement le cours des évènements.


Le film ne repose que sur vous, raconté par votre personnage omniprésent. C’est un peu déroutant d’avoir ce poids sur les épaules d’un seul et unique acteur ?

 C'est le genre de personnage qu’on ne peut pas décliner autrement que par ce qui le définit dans l'écriture, il n’y a pas une grande marge de manoeuvre, pas d’espace par rapport à cela. On est vraiment obligé de coller à son histoire, et surtout à ses humeurs, qui sont déjà très, très arrêtées dans le scénario. En fait, si on fait un numéro d'acteur et qu'on manque de sobriété dans le personnage, soit on le fait décrocher, soit on fait décrocher le spectateur du sujet. Soit on est dans un contre-sens, soit cela se fait au détriment de quelque chose qu’on doit conserver pour garder de la crédibilité. Ce qui m'intéressait vraiment dans ce rôle, c'est le terrain occupé par ce personnage. Tout le film se déroule à travers le regard de Kemp vieux, son regard sur le jeune Kemp, mais à la fois, on traite d'un personnage qui est englué dans une certaine impuissance, solitude, et qui essaye de puiser dans ses ressources. On le montre, c’est un parti pris de raconter le film à travers le personnage de Kemp «vieux», et donc je disais encore une fois, son personnage de Kemp jeune est simplement un personnage observé à son insu par le vieux Kemp. C’est quelque chose qui semble vous gêner cela ?


Absolument pas, je me faisais simplement la remarque qu’il est rare de voir un acteur qui accepte un rôle omniprésent, et de le voir avec une telle humilité au service de l'histoire.

Vous savez, je ne le fais pas pour la performance d'acteur. Je n’aurai jamais assez de confiance en moi pour avoir ce côté « cabot ». Il y a des gens qui sont extrêmement brillants là-dessus, et c'est d'ailleurs pour ça qu'on dit « il fait du lui-même ». Mais je ne veux vraiment pas avoir à faire à ça, cela serait mal venu. La seule chose qui m'intéresse au fond, c'est de pouvoir vieillir le plus lentement possible et pouvoir tourner des films, avoir des personnages, pour au final me dire « voila, le cinéma existera obligatoirement derrière, mais au moins sur mon passage j'aurais fait des personnages passionnants à jouer ». Les choses contre nature ne peuvent pas fonctionner, il faut donc avoir la modestie de faire des choses à sa mesure.

 

Pensez-vous qu’à votre mort on ne se souvienne que de 37°2 le matin, au point d'éclipser le reste ?

Probablement oui. Je pense que c’est comme ça qu’on présentera les choses. Mais c'est déjà bien d'avoir un film marquant dans sa carrière qui permette de dire «c’était l’acteur de 37°2. C'est mieux que de dire « c'était un acteur qui a fait 62 films, dont ça, ça et ça ». Mais en même temps, je ne me pose pas trop ce genre de questions. La vie n’est pas finie, ma carrière n’est pas finie.


Cela doit être très libérateur pour l’acteur qui est le «pion» du réalisateur, qui ne choisit rien, de finalement être satisfait de ce que l’on voit quand on s’observe à l’écran ?

Oui, oui, bon je n'ai vu ...Kemp qu’une seule fois, je le reverrai avec plaisir à un autre moment, mais je suis sorti heureux de la projection. Ce n’est pas ce film qui m'empêchera d’en tourner d’autres.


Est-ce facile de laisser le sort des films se dessiner et enchaîner les rôles avec détachement ?

Ce n’est pas facile mais il faut accepter les règles du jeu. Des films peuvent passer à côté au moment de leur sortie, mais il faut avoir du respect pour les films, il n’y a pas de gâchis, il y a plusieurs vies. Et la seconde chose, nous sommes exposés au regard des autres en faisant ce métier, il faut savoir recevoir les critiques négatives, le vivre le moins mal possible, ne pas être trop miné par cela. Je dis ça car j’ai 57 ans. Je le dis d’autant plus que je ne comprends pas, par exemple, l’engouement disproportionné autour de Braquo, je ne le comprends pas. C’est parce qu’il y a une une sorte de surenchère. Je suppose, par exemple, que Intouchables n’est pas au-dessus d’un film d’Orson Welles qui n’a pas marché, vous comprenez ce que je veux dire. Mais j’estime que je suis bien servi d’une manière générale.

 

 
Retranscription par Matthieu Leniau
 
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