Entretien : Michèle Lemieux et l'écran d'épingles

Nicolas Thys | 8 juin 2012
Nicolas Thys | 8 juin 2012

L'écran d'épingles est une institution dans l'animation, un objet insolite et rare au rendu proche de la gravure. Il permet une technique de mouvement exceptionnelle et des métamorphoses parmi les plus belles, mais sa manipulation est délicate.  Il n'a été utilisé que par deux animateurs : son inventeur, au début des années 1930, Alexandre Alexeieff (et son assistante Claire Parker) et Jacques Drouin qui lui a succédé. Depuis peu, Jacques Drouin a pris sa retraite et il a passé le flambeau à une troisième animatrice : Michèle Lemieux qui vient de réaliser son premier film avec cette technique. Plusieurs exemplaires de la machine existent mais un seul est fonctionnel, celui de l'ONF/NFB au Canada sur lequel a été réalisé Le Grand ailleurs et le petit ici.

Qu'est ce que l'écran d'épingles ? C'est simple. Imaginez un écran d'environ 1,3 m de largeur pour 1m de hauteur (soit la surface d'un écran 4/3) et quelques centimètres d'épaisseur. Il est composé de 240 000 tubes très fins placés sur toute sa surface. Dans ces tubes de petites épingles qui ressortent de l'autre côté. Lorsqu'on pousse des épingles d'un côté, elles ressortent de l'autre, ce qui donne une forme, un mélange d'ombres et de lumières, toujours en noir et blanc. Chaque dessin réalisé ainsi est ensuite photographié image après image...

Avant l'entretien, vous pouvez regarder la vidéo ci-dessous où Michèle Lemieux présente l'écran d'épingles de l'ONF.

   

Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous arrivée à l'animation ?

Je viens de l'illustration, j'ai beaucoup illustré des livres pour enfants et l'un d'eux, Nuit d'orage, a eu beaucoup de succès, il a été traduit dans plusieurs langues. Un jour l'ONF m'a appelé pour me demander si je voulais en faire un film. Je n'y avais jamais songé mais je me suis dit que ce serait une expérience intéressante. Le film est sorti en 2003. Suite à cela, par un concours de circonstances, en 2007, j'ai été candidate pour participer à un workshop donné par Jacques Drouin qui venait de tourner son dernier film et préparait sa passation pour animer sur l'écran d'épingles. Et ça a été le coup de foudre.

 

Maîtriser un tel objet prend du temps ?

La première chose a été de savoir comment utiliser la capture numérique. Jacques Drouin a toujours utilisé le 35mm, le numérique était une nouveauté et donc il a fallu gérer ce nouveau type de capture qui posait un nouveau problème puisque la trame des épingles se mêlait à celle des pixels. Ensuite il y a eu l'apprentissage en lui-même. Pour ma part, le temps dont j'ai eu besoin a surtout servi à me familiariser avec le fait d'animer seule car on ne peut pas animer avec un assistant sur l'écran d'épingles et pour mon premier film j'avais une équipe.

 

Comment est venu du Grand ailleurs et le petit ici ?

Il est arrivé instantanément quand j'ai pu utiliser l'écran. Pour moi, cet instrument est une réplique de l'univers avec les épingles qui représentent les atomes et qui constituent un ensemble. C'est l'illusion d'une vie. Les particules s'assemblent et se désassemblent à un moment. C'est comme pour nous : nous sommes constitués d'un ensemble d'atomes qui finiront, plus tard, par se perdre dans l'univers. Cette idée d'une vie formée par un ensemble d'atomes m'a toujours accompagnée durant la réalisation, comme celle de la mémoire car l'écran d'épingles est un objet de mémoire. On ne fait qu'écraser les dessins précédents et il contient en lui toutes les images faites par Jacques Drouin et Alexandre Alexeieff. Et puis il y a l'envers du décor, lorsqu'on retourne l'écran pour découvrir une face inconnue. C'est un objet à deux faces mais nous ne pouvons en voir qu'une à la fois et à la fin de mon film, quand on voit l'écran, c'est une manière de montrer que le personnage qui vit dans l'écran d'épingles ne comprendra jamais l'endroit où il vit car il en fait parti. De même, on ne se verra jamais dans notre galaxie car on est pris dedans. Dans l'idée de la quête du personnage, de la compréhension de son univers, on retrouve une idée qui fait partie de notre propre quête.

 

 

Pourquoi cette structure en quatre parties ?

La particularité de l'écran c'est qu'on ne peut pas faire d'esquisses, on travaille en direct. C'est inutile de faire des esquisses car reproduire un dessin sur un écran d'épingles c'est un cauchemar, c'est pratiquement impossible. Il faut inventer au fur et à mesure, c'est un outil qui se révèle parfait pour l'improvisation. C'est à la fois attirant mais aussi inquiétant car il n'est pas possible de revenir en arrière, y compris pour l'animation car on ne fait aucun dessin clé avec les calculs intermédiaires. Il faut rester concentré. Mais pour réussir à utiliser au mieux ce procédé il est tout de même important d'avoir une structure précise pour ne pas partir dans tous les sens ou avoir à retirer les plans. J'ai donc structuré mon film en 4 parties pour savoir où j'allais à chaque fois. Je ne savais simplement pas encore comment j'y parviendrais. La structure n'est d'ailleurs pas narrative, c'est juste le fil d'une pensée et donc on passe d'une pensée à une autre jusqu'au bout d'un raisonnement et chaque partie est un focus différent sur l'espace et le temps vers la pensée ultime.

 

Vous travaillez sur l'abstraction et le mystère ?

J'ai toujours été fascinée par l'incompréhension des choses fondamentales de la vie. Le mystère m'attire. Et dans mon travail comme illustratrice ou animatrice, je suis attirée par la transcription des éléments abstraits par l'image. J'aime beaucoup le procédé qui consiste à créer des métaphores qui nous amènent sur une ligne de pensée abstraite mais qui évoque quelque chose et nous amène à réfléchir. L'illustration de l'insaisissable...

 

Comment avez-vous utilisé le son et la musique ?

Olivier Calvert s'est occupé de la conception sonore. D'emblée je voulais rester sur l'idée des particules initiales, et que le son reflète cette idée en étant traité comme une matière première. Dans la partie abstraite du monde, l'ailleurs, je voulais un son non organisé mais dans l'ici il me fallait un son organisé donc une musique, qui ne pouvait arriver que dans la 3eme partie. Olivier a été tout de suite d'accord avec la structure de base et il s'est amusé car il n'y avait aucune obligation de réalisme. Pour la musique, pendant la conception du film j'ai travaillé avec une valse mélancolique qui tournait en boucle et que j'ai trouvée sur internet. C'est une valse d'Armand Amar, un compositeur de musiques de films. On a donc demandé les droits de la musique pour l'inclure dans le film mais comme la portion choisie était trop courte, il a fallu la doubler. J'ai demandé à Robert M. Lepage de la réorchestrer pour qu'elle soutienne bien l'image.

 

Quel est votre rapport à la science ?

J'ai toujours eu une passion pour les sciences mais je n'aurai jamais pu faire une carrière scientifique car je manque d'objectivité. Toutefois, en tant qu'individu, je trouve la littérature scientifique passionnante mais je l'interprète à ma manière. J'ai lu beaucoup de textes sur la physique, l'astrophysique et la biologie, des textes que je comprends difficilement mais dont je fais toujours une lecture attentive en dessinant à partir de ce que je lis. Je m'autorise à utiliser ma propre compréhension, ni fausse ni vraie mais poétique, pour interpréter des éléments basés sur des choses réelles, un peu comme le ruban de Moebius dans Nuit d'orage. Ici, par exemple, j'ai cherché à faire un trou noir portatif. J'ai vu beaucoup de schémas qui représentent l'espace-temps sous la forme d'un double cône, comme un sablier, avec une partie qui représente l'espace et l'autre les événements. Ce schéma, qu'on trouve dans de nombreux livres d'astrophysique, est très bien expliqué chez Stephen Hawking. J'ai imaginé que je pouvais l'ouvrir et y insérer une pompe à l'arrière pour en faire un trou noir.

 

 

Quelles sont vos influences graphiques ?

Parmi mes influences principales on trouve Goya et ses caprices. Et Seurat. S'il avait eu un écran d'épingles, je suis sûr qu'il aurait travaillé avec ! Mais l'écran d'épingles est un grand outil de dessin. Pour quelqu'un qui aime le dessin, on s'éclate à l'utiliser. Dans ma vie, le dessin est l'élément central, j'ai fait beaucoup de choses mais elles tournent souvent autour du dessin, je l'enseigne à l'université, j'ai fait de la gravure, etc. C'est ce qui explique le coup de foudre avec l'écran d'épingles. Alexeieff était aussi un important dessinateur, ce n'est donc pas étonnant qu'il ait cherché à inventer un outil de dessins qui bougent et qu'il ait abouti à l'écran d'épingles.

 

Vos deux prédécesseurs vous ont-ils beaucoup apporté ?

J'ai découvert l'écran d'épingles en travaillant sur Nuit d'orage, c'est intéressant car on est constamment en danger, pris par l'écran donc ces influences je les métabolise mais je n'en fais pas des modèles. En outre, l'instrument est une chose mais les outils en sont une autre, et très importante. On ne dessine pas comme avec un crayon. Si je fois dessiner un cercle, j'ai besoin d'un cercle, d'une forme circulaire. Donc on doit constamment trouver, créer, acheter des formes pour faire les incrustations. C'est par les outils rassemblés qu'on crée un univers. Jacques m'a laissé ses outils et je pensais beaucoup les utiliser mais curieusement ce qui m'attire, ce n'est pas ce qu'il a utilisé le plus. J'ai été amenée à créer mon propre bagage de lignes, de tâches, de textures et donc mon propre style. L'outil fait la marque de l'animateur et le vocabulaire graphique se forme avec la recherche d'outils et la manière de les utiliser. 

 

Comme s'est passé la production ?

Très bien, c'est une belle histoire. Julie Roy, ma productrice, connait bien l'écran d'épingle. Il est à l'ONF depuis 1972, donc l'expertise mondiale de l'écran d'épingles, c'est l'ONF qui la possède. En outre, les recommandations de Jacques Drouin sont claires, ce sont les mêmes qu'Alexeieff lui avait laissées : il ne faut pas suivre un plan mais travailler à partir d'une série de tableaux et de recherches. Julie m'a permis de présenter un storyboard écrit et descriptif accompagné de carnets de croquis et d'idées simplement mis à titre de références mais sans scénarimage. Comme l'ONF connait bien le procédé, c'était la façon idéale de présenter le projet. Quand je relis ce que j'ai écrit, je me rends compte que j'ai fait exactement ce que je voulais, mais simplement les images ne sont pas les mêmes.

 

Comment avez-vous réalisé l'animation des épingles une à une comme on le voit à la fin du film ?

C'est quelque chose que je voulais le faire mais sans trop savoir comment. La solution était simple en fait. Les 240 000 tubes de l'écran d'épingle font face à la caméra. Si je pousse une épingle depuis l'arrière de l'écran, on ne voit que l'ombre projetée car l'épingle est à angle droit avec l'écran. Mais je voulais qu'on voit l'épingle. J'ai eu l'idée en découvrant une petite boîte où Jacques a conservé des épingles abimées, avec un bout légèrement tordu, ce qui arrive parfois.  J'ai piqué ces épingles dans les tubes et comme le bout n'était plus droit, la caméra pouvait la voir.

 

L'écran d'épingle de l'ONF est le seul utilisable ?

A l'heure actuelle, c'est le seul au monde qui soit opérationnel. Il en existe d'autres aux Archives Françaises du Film, mais un autre, qui se situe en France, sera probablement bientôt utilisable pour produire des films. On y travaille.

 


 

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