Koen Mortier (Soudain, le 22 mai)

Aude Boutillon | 21 octobre 2011
Aude Boutillon | 21 octobre 2011

Etrange. Entier. Direct. Déstabilisant. Singulier. Koen Mortier est de ces personnalités honnêtes et sans concessions, dont l'interview, bien loin d'un simple travail de promotion, se transforme peu-à-peu en une conversation sans tabou, aux détours souvent inattendus, et parfois presque intimes, qui vous hante bien des heures après sa fin. Rencontré à l'occasion de la dix-septième édition de l'Etrange Festival de Paris, où il était venu présenter ses deux longs-métrages devant une audience estomaquée par un Ex Drummer des plus inclassables, le cinéaste flamand revient, avec toute la spontanéité qui le caractérise, sur son parcours, ses obsessions, ses controverses, ses positions bien tranchées, et ses projets. En version non-censurée.

 

 

Parlons d'abord de votre parcours. Vous avez commencé par réaliser deux courts-métrages qui ne sont pas passés inaperçus, avant de travailler dans la publicité. Ce n'est qu'après que vous vous êtes lancé dans votre premier long-métrage. Pourquoi cela ?

Je n'avais pas l'intention de devenir réalisateur, ça ne m'intéressait pas vraiment. J'ai commencé par le théâtre, après l'école. Et puis ça ne me disait plus rien, alors j'ai commencé le cinéma, où j'ai fait plein de boulots différents : électricien, montage son et images... Finalement, je suis devenu assistant réalisateur, et à certains moments, je commençais à écrire, et j'ai tourné deux courts-métrages, dont un assez expérimental et l'autre beaucoup plus populaire. Après le deuxième, plein de maisons de production de pub m'ont contacté, même la National Lottery anglaise. Je me suis dit, pourquoi pas, il faut bien gagner sa vi. Après, j'ai commencé à travailler sur Ex Drummer, et ça a duré 8 ans car personne ne voulait le financer.

 

Ex Drummer, était-ce un projet que vous aviez à cœur de réaliser, ou alors la concrétisation d'une envie de faire du cinéma alors que vous étiez dans la publicité ?

J'avais les droits du livre déjà avant de faire de la pub. L'écrivain (Herman Brusselmans, NDLR) m'a demandé de le faire, après avoir vu mon court-métrage, dont il avait dit qu'il était le meilleur film de l'année. Je voulais bien faire un film issu de son travail.

 

Ce décalage est curieux, quand on a vu votre film ; en France, on a quand même une idée assez conventionnelle de la publicité.

Mais c'est faux. En France aussi, il y a des personnes issues de la publicité qui font des longs-métrages, comme Michel Gondry. Gaspar Noé était aussi, tout au début, en contact avec la pub. En Amérique, beaucoup viennent de la publicité : Sofia Coppola, David Fincher... La publicité que j'ai faite, c'est pas vraiment pour ici, mais plutôt pour la Belgique, l'Angleterre, la Hollande, l'Amérique. C'est bizarre, très visuel, très différent.

 

Peut-être y'a-t-il une culture de la publicité différente, d'un pays à l'autre.

Les Français ont peur. Leurs petits produits sont importants, ils ne font pas grand-chose. En Amérique, en Angleterre, c'est quand même beaucoup plus « on the edge », c'est une autre mentalité. J'ai travaillé comme Koen Mortier, mais aussi comme Lionel Goldstein, avec un autre réalisateur. On a gagné 8 Lions à Cannes, ça a cartonné, et j'ai oublié un peu le film. Et puis je me suis rendu compte que c'était pas ce que je voulais faire. Maintenant, ça me déplait pas d'en faire, mais ça me déplait de ne faire que ça.

 

 

Ce qui vous a attiré dans l'histoire d'Ex Drummer, c'était son thème, ses personnages improbables, ou encore le côté musical, prédominant dans le film ?

C'était surtout le fait que les gens veuillent être à tout prix connus. C'est la mode des 20 dernières années. Chacun se voit comme une star. Beaucoup essaient, et se ridiculisent. C'était surtout cette idée que tu puisses mener les gens jusqu'à la mort, vraiment, même comme réalisateur. A quelqu'un qui veut être acteur, tu peux lui dire « saute du pont, si tu survis, tu es acteur », et il le fera. C'est fou. C'est bizarre. C'est aussi le fait qu'être connu est ouvert à tous. Il y a des gens qui sont bien dans certains choses, et pas dans d'autres, c'est tout. Regarde, il y a plein de cuisiniers qui veulent être dans des programmes télévisés, maintenant, ça ne s'arrête pas, c'est de la folie. Sinon, j'aimais aussi l'idée d'un groupe d'handicapés, je trouve ça très punk, ils se foutent de tout. J'aime bien l'agressivité, la violence, ça me plait, à voir comme à faire. Pas juste une violence simple, mais une violence aboutie, manipulatrice. Je trouve que c'est une violence très double, gratuite et pas gratuite à la fois. Je connaissais l'écrivain, j'aime beaucoup son humour, c'est très cynique, très noir.

 

Donc cet humour du film vient en partie du livre. On ne peut s'empêcher de se poser la question.

Oui, enfin ça a pas mal changé, car les acteurs ont improvisé, mais c'est un humour présent dans le livre.

 

Mais cet humour est vraiment féroce, c'est tout juste si l'on ne se prend pas à culpabiliser entre deux éclats de rire...

C'est vraiment un humour flamand, mais pas l'humour de la télé commerciale, c'est plus l'humour entre nous, entre copains. C'est un peu un humour à l'anglaise.


Aviez-vous déjà travaillé avec les acteurs, avant Ex Drummer ? Ils sont assez époustouflants...

L'acteur principal, je ne le connaissais pas. Les autres, on était tous ensemble à l'école. Le chauve, c'est un danseur, et il joue le rôle principal dans 22 Mai. Lui est plutôt caméraman. François, le vieux papa, je travaillais avec lui dans le théâtre, il était acteur et réalisateur, et il est dans chacun de mes films, je n'en ai pas réalisé un seul sans lui (il liste les rôles occupés par « le vieux papa » dans ses courts et longs métrages).

 

Le film a semble-t-il beaucoup choqué, à sa sortie. Avez-vous cherché à vous justifier vis-à-vis de ces critiques ?

Non, je m'en fous. J'ai dit quelques choses très stupides, que c'était tous des fascistes, des losers.

 

 

Et Ex Drummer a quand même fini par rencontrer son public, ainsi qu'un beau succès, notamment grâce aux festivals.

Oui, et il a aussi été vendu dans pas mal de pays. Alors qu'est-ce qu'on s'en fout, que les Flamands fassent chier là-dessus !

 

Lors de la présentation d'Ex Drummer, vous disiez que c'était lui qui vous avait permis de passer à 22 Mai.

Comme ils n'avaient pas donné d'argent à Ex Drummer, et qu'il a bien cartonné, alors ils se sont dit « Quand même, faut qu'on mette de l'argent dans son prochain film, on sait jamais » ! C'est politique. Le prochain film, ils vont dire non, mais je ne vais pas leur demander à eux, je m'en fous.

 

Vous avez visiblement bénéficié d'un budget plus conséquent.

Oui, 1,2 million, ce qui n'est pas beaucoup pour ce qu'on a fait, mais c'était quand même plus facile de travailler. Mais c'est complètement différent, ça n'a rien à voir avec Ex Drummer. C'est le contraire. C'est un autre film, d'une autre personne.

 

C'est exactement ce qu'on ressent après avoir vu les deux. Ce qui surprend dans 22 Mai, c'est qu'on s'attend, avec un film sur le terrorisme, à ce que vous traitiez, comme beaucoup d'autres, de la paranoïa post-11 septembre. Et ce n'est pas du tout le cas !

Oui, et je ne voulais rien faire par rapport à la religion. Je crois que le terrorisme n'a pas seulement rapport à la religion, c'est surtout une histoire de gens malades. Je ne voulais pas souligner le personnage du terroriste plus que ça non plus ; il est là, il est con, il fait ça pour n'importe quoi, comme en Norvège, c'est des fous, c'est simple, il ne faut pas dire qu'ils ont une raison. Je me suis dit, tiens, c'est bizarre qu'il y en ait autant en Europe. En Hollande, il y a deux mois, un type a tiré sur des gens. En Belgique, ça arrive de temps en temps. Et en France, il n'y a pas encore de fous qui ont commencé à tirer ?

 

C'est arrivé, mais ça reste extrêmement rare.

Ca viendra. L'un donne l'idée à l'autre, c'est une réaction en chaine. Ce qui est bizarre, c'est que quand ça arrive, tout le monde, policiers, gouvernement, ne pense qu'au terrorisme, aux Musulmans. Mais c'est faux. On est en train de faire une croisade contre les Musulmans, tout le monde a peur... Je vois la différence entre une première, une deuxième, une troisième génération, pour lesquelles le catholicisme, c'est comme un glaçon qui fond au soleil. Finalement, ça va laisser place à quelque chose d'autre. « Tiens, ça c'est chouette, on va faire ça ». Du bouddhisme, je sais pas...

 

 

Donc vous teniez tout de même à aborder la question du terrorisme, ce n'était pas un simple prétexte pour vous intéresser aux victimes.

Oui. Le terrorisme, mais aussi la peur. Je me suis toujours dit, quand tu vois le journal, tu vois « 36 victimes », tu te dis que ça passe comme ça (il claque les doigts). Tout va vers le terroriste, les victimes sont moins importantes, ça vend beaucoup moins. On ne se demande jamais ce qui se passe avec les familles. Je  voulais souligner les victimes sans être trop pathétique ou... institutionnel. Tu pourrais raconter toute leur vie, dire que c'était des gens bien... Mais en fait, la vie c'est de la merde. C'est difficile de vivre, mais la mort c'est encore pire. Tout le monde me dit « Ce sont des gens d'une classe sociale basse », mais ce n'est pas vrai. Ce sont juste des gens. Un des personnages, c'est quelqu'un qui est enfermé dans une vie qu'il ne veut pas vivre, avec une famille, des enfants, à manger du poulet-frites tous les dimanches, et ça, c'est sa vie jusqu'à la mort.

 

Du point de vue de la réalisation, on a aussi une approche très différente de celle d'Ex Drummer. Celui-ci transpirait la spontanéité, tandis que 22 Mai semble infiniment plus réfléchi. C'est le cas ?

Oui. Enfin, c'est différent. Ex Drummer, c'est un trip sur la drogue, et la caméra, elle part. Dans 22 Mai, la caméra est témoin, elle voit de loin ce qu'il se passe. On ne bouscule pas trop les gens, on se demande ce qu'il va se passer. C'est aussi beaucoup plus expérimental qu'Ex-Drummer.

 

Suite à Ex Drummer, vous avez reçu de nombreuses propositions de projets hollywoodiens, notamment de films d'horreur. Vous les avez tous refusés.

Oui, tous, à l'exception d'un. Je dois être honnête, il y avait un très bon script. Les droits étaient entre les mains de Tom Cruise ; quand j'ai su ça, je me suis dit que ça n'allait jamais se faire. Tom Cruise ne pourrait jamais se confronter comme acteur dans un film comme ça. Le reste, c'était très américain. Ils font des comédies d'horreur, parce que ça marche bien. L'horreur est très « high school », pour eux. C'est endormant, tu lis quatre pages et tu jettes. Il faut dire que j'ai 45 ans, j'en ai rien à foutre. Si j'en avais 25, je serais plus enthousiaste, mais là... Dans la pub, j'ai voyagé à travers le monde, et c'est tout aussi chiant. Au moins un mois par an, tu ne dors pas à cause des vols continus. Si je dois faire la même chose pour un film, ah non. Je ne vais pas me déplacer 6 mois pour quelque chose qui ne me plait pas. Il y a quand même des chances en Europe pour faire des films. Je ne pense pas que je vais encore faire des films en Belgique, je n'en ai plus tellement envie pour l'instant. C'est quand même un petit pays avec un petit esprit. Quand tu filmes en Flamand, tu as un très petit groupe de spectateurs. En plus, je fais des films difficiles. C'est difficile de trouver des spectateurs, comme ça. Si je fais un film en français, en anglais, c'est plus simple.

 

Et peut-être avez-vous dit tout ce que vous aviez à dire sur la Belgique.

Non, je ne veux pas parler de la Belgique, ce n'est pas important. Je veux faire des films mondiaux, parler de la vie, partout.

 

 

Ex Drummer se ressent quand même comme une critique virulente contre la société flamande.

Oh, ce n'est pas une critique. C'est comme La Vie de Jésus, de Bruno Dumont, c'est aussi une critique sur le Nord. En France, il y a aussi des cas sociaux, la pauvreté. Bon, oui, j'ai ridiculisé un peu la Flandre. Si tu fais une comédie dessus, les gens trouveraient ça drôle, alors que ça ne l'est pas vraiment.

 

Beaucoup de gens ont du se sentir offensés en voyant le film.

Bien sûr. C'est comme avec Gummo, le film d'Harmony Korine. Là, ça parle de la société américaine, ils en sortent avec une très mauvaise image. Tous les Américains détestent ce film. Pourquoi ? Parce que tout le monde a un Gummo chez lui. C'est ça, c'est la confrontation avec ton propre miroir.

 

Vous avez également co-créé une société de production.

Oui. Je vais faire le prochain film de Pieter Van Hees. Je n'ai pas produit Left Bank, d'ailleurs, contrairement à ce qui se dit.

 

Et en tant que producteur, que diriez-vous de la place du cinéma belge, sur la scène mondiale ?

Ca marche pas mal, mais en même temps, on ne fait pas assez de films pour avoir une place. Il faut faire une quinzaine, une vingtaine de films par an, et il doit y en avoir 6 ou 8, de films flamands. Si tout le monde se disait « Ok, on veut faire un film ailleurs », comme en France, où il y a plus d'argent, on pourrait dépasser les frontières. Mais pour l'instant, tout le monde reste là, c'est de l'argent facile, tout le monde est bien chez soi.

 

Du coup, l'objectif de votre compagnie était-il d'aider des films qui avaient plus de difficultés à émerger ?

Non, pas spécialement. Le but, c'est de faire des films avec des copains, avec des gens avec qui on s'entend bien. Peut-être pas avec qui on a les mêmes goûts, mais au moins un certain regard commun vers le cinéma. Dans les coproductions, on s'occupe par exemple du prochain film de Hélène Cattet et Bruno Forzani (Amer). Mais ça peut aussi être quelqu'un qui vient avec un film plus commercial, et on se dit d'accord, c'est pas grave. Par exemple, Pieter Van Hees est beaucoup plus commercial que moi, cinématographiquement parlant. Mais on s'en fout, c'est un copain.

 

Quels sont vos projets actuels ?

Je travaille sur Haunted, et sur un film italien, dont j'ai reçu le script, dont j'ai réécrit la première version. J'espère commencer à bosser dessus dans les mois qui viennent.

 

Vous ne devriez pas rencontrer les mêmes difficultés qu'avec Ex Drummer, théoriquement.

Oh, je ne sais pas. J'ai par exemple un script qui n'a jamais été fini. Si je veux le commencer, je crains que ça prenne 5 ans. C'est un sujet impossible. J'ai été contacté, je l'ai envoyé à certaines personnes, dont certaines qui font des films d'horreur très choquants, et même eux ont été choqués. C'est quand même pas mal, ça ! C'est un genre de film d'horreur, mais c'est pas vraiment de l'horreur. C'est le problème avec mes films. Ca parle de gens qui tombent dans une situation horrible, et c'est ça qui est le plus dérangeant. Pourtant, cette situation est impossible, c'est un rêve, mais ça reste trop dérangeant.

 

On peut tout de même garder espoir que quelqu'un veuille bien prendre le risque de le faire naître...

Peut-être... Peut-être.

 

 

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