Jan Harlan (seconde partie)

Aude Boutillon | 29 juin 2011
Aude Boutillon | 29 juin 2011

Après avoir présenté le personnage, Jan Harlan revient sur sa relation professionnelle avec Stanley Kubrick, ainsi que sur le rapport de ce dernier au cinéma, et aux autres cinéastes. Car s'il était un génie pour ses sembables, Kubrick était avant tout un passionné de cinéma, qui trouvait son bonheur dans sa propre réussite comme dans le travail des autres. 

 

 

Pourquoi Stanley Kubrick a-t-il choisi de réaliser The Shining ?

Le livre lui a été recommandé, et Stanley l'a trouvé très intéressant. Il a aimé cette idée d'essayer de faire un film d'horreur. Mais il a écrit une clause lui permettant de changer l'histoire, que Stephen King a acceptée. Stanley a fait beaucoup de changements, rien n'est expliqué, comme pour ses autres films. Il évite tout le temps les explications, surtout quand elles concernent des choses que vous ne comprenez pas vous-même. Que sait-on des fantômes ? Rien ! De la création de l'univers ? Zéro ! Quelqu'un est venu le voir, un jour, et lui a dit « tu sais, Stanley, je ne crois pas en Dieu ». Il a répondu « ça me convient, mais ne le dis pas trop fort, des fois qu'il t'entende ! ». Ce qu'il voulait vraiment dire, c'est « tu ne sais pas de quoi tu parles, moi non plus, alors laisse tomber ». Il se savait ignorant, et je pense que c'est le premier pas vers la sagesse.

 

Avec The Shining, quel était son but, effrayer les gens ?

Non, il voulait simplement essayer de faire un bon film. Même à partir de l'idée si mince de l'histoire de fantôme. Il s'est dit « voyons comment on peut faire ça ».

 

Le personnage de Jack Nicholson devient fou parce qu'il n'arrive plus à écrire. Etait-ce une de ses peurs ?

On peut dire ça. Mais ça, c'est déjà s'intéresser aux détails. C'est comme lorsque vous regardez une peinture impressionniste : c'est totalement irréaliste, mais totalement vrai, car vous la comprenez. Si Chagall place un âne dans le ciel, peu importe, personne ne dit « n'importe quoi, les ânes ne savent pas voler ! », c'est l'impression que vous avez qui importe. C'est pareil pour n'importe quelle forme d'art. Il ne faut pas tenter de l'expliquer. Si ça ne marche pas, tant pis ! Par exemple, il y a une critique, aux Etats-Unis, qui pense que 2001 est le film le plus ennuyeux de l'histoire. Vous devez accepter le fait que ça l'est, pour elle ! Il n'y a aucun intérêt à dire « mais non, il n'est pas du tout ennuyeux ». Stanley ne voulait pas se justifier vis-à-vis des critiques. Et il n'était pas du tout populaire en Angleterre. Ils n'aimaient pas le fait qu'il soit inaccessible. Il ne leur parlait jamais, il n'allait pas aux conférences de presse. Il était sans cesse invité sur des plateaux de télévision, et il refusait tout le temps de s'y rendre.

 

 

Terrence Malick est un autre réalisateur qui agit de la sorte, et personne ne lui reproche. Stanley Kubrick l'a-t-il rencontré ?

Non. Il a rencontré Spielberg, bien entendu. Ainsi que James Cameron. Il était très impressionné par les techniques utilisées par Cameron. Il était terrifié par les grandes équipes. L'idée de travailler avec 500 personnes le rendait fou. Il aimait en avoir 10.

 

Et au sujet d'Eyes Wide Shut ? Vous disiez que c'était pour Kubrick un rêve devenu réalité.

Il aimait beaucoup ce film. Il le portait depuis 1970. Il a trouvé le film le plus difficile de sa vie. Je suis heureux qu'il se soit dit que c'était sa plus importante contribution au cinéma, peu important ce que les autres peuvent en penser. Le fait que tout le monde ne soit pas de cet avis n'a aucune importance. Moi, je m'intéresse à ce que Picasso pense de ses peintures, pas à ce que les autres en disent.

 

Napoleon aurait pu faire un grand film.

En effet. Mais entre vous et moi, le script qu'on peut trouver n'est pas intéressant. Il était destiné aux exécutifs de MGM. Ce qui n'est pas clair dans le script, c'est cette volonté de montrer que tout est identique aujourd'hui. Nos politiciens ne réalisent pas que leurs décisions causent leur propre perte, ou pire : elles causent de la souffrance à leur pays. Regardez Bush : il a enfoncé son pays pour des décennies. Les Etats-Unis étaient pour les jeunes Européens un merveilleux pays de liberté, de bon cinéma. Les critiques se foutaient de Monica Lewinsky, et tout ça. Puis est arrivé Bush, et l'Europe a perdu toute l'estime qu'elle avait pour l'Amérique. Puis Obama arrive, tout le monde se dit que c'est un mec super, mais sera-t-il capable de réparer les dommages créés par Bush ? Je ne sais pas. Nous voulons tous que l'Amérique soit une icône. Ce n'est pas bon pour l'Europe que l'Amérique soit au plus bas, nous avons besoin qu'elle soit une grande nation, un leader. Aujourd'hui, c'est juste un pays parmi d'autres.

 

Votre travail est largement sous-estimé.

J'ai fait ce que beaucoup d'autres ont fait : soutenir ses idées et ses visions. Pour Full Metal Jacket, il avait besoin de 3 tanks, d'un modèle particulier. Il n'y en avait plus aux Etats-Unis, donc nous avons du en chercher ailleurs, et nous les avons trouvés en Belgique. J'ai obtenu des autorisations de maires, de communes, pour filmer de nuit, ou fermer des routes, mais c'était parce qu'il en avait besoin. Ce n'est pas un travail créatif. Mais il me rendait très heureux.

 

Mais c'est un travail de challenge. Vous avez refusé d'être le producteur exécutif d'autres réalisateurs, peut-être parce que le travail avec Kubrick est au summum du challenge.

Mon travail était très dur. Ca impliquait un dévouement total pendant le tournage, et même avant cela. C'est un travail de 7 jours sur 7. Même si vous ne tournez pas. Mais j'aimais ça. L'adréanaline est exaltante. Quand vous parvenez à obtenir ce que vous voulez, ça vous rend heureux. Bien sûr, je suis trop âgé pour tout ça, maintenant. En gros, ça signifie courir constamment, passer des coups de fil, etc. Par exemple, Eyes Wide Shut. Il y avait très peu de personnes sur le plateau. Stanley voulait avoir une sorte d'orgie, je dis « sorte » car ce n'est pas supposé en être une. Ils ont tous ces moitiés de masques, et Stanley dit « ils se reconnaissent ». Donc on s'est dit, il leur faut des masques complets. Je suis donc allé acheter tous ces masques. Est-ce le travail d'un producteur exécutif ? Pour Stanley Kubrick, oui ! (rires) Il n'y avait qu'une personne qui s'occupait de la garde-robe. Il m'a dit qu'il se fiait à mon jugement et mon bon goût, et qu'il voulait que tous les masques soient différents. Donc je suis allé à Venise, et j'ai acheté 250 masques ! C'est ainsi qu'on travaillait. C'était un homme brillant.

 

 

Est-il déjà arrivé que vous ne puissiez lui fournir ce dont il avait besoin ? Avez-vous eu à faire des compromis ?

Bien entendu, nous en faisions tout le temps.  Ce n'était pas mon rôle de lui dire « non ». Mais parfois, c'était tout simplement impossible, comme de fournir un acteur du bon âge pour Full Metal Jacket, par exemple. Ou autre exemple, ce qu'il aimait, c'était la composition de Schubert, dans Barry Lyndon. Il savait qu'utiliser Schubert était vieux de 35 ans. Mais il l'aimait, il trouvait que c'était la bonne musique. Il savait qu'il était anachronique. Il était près à faire un compromis s'il aimait suffisamment l'idée. Sinon, il fallait aller dans son sens !

 

Au sujet de l'éclairage de Barry Lyndon, saviez-vous que ça serait si difficile ?

Oh oui. On savait qu'on n'aurait aucune profondeur de champ. La lentille était une 0.7. C'était une sacrée histoire, de réussir à finir tout ça. Tout devait être savamment calculé. Il voulait créer l'ambiance d'une peinture de cette période. Et je pense qu'il a réussi ! Quand vous regardez une peinture de Rembrandt, la lumière d'une bougie explose, et le reste n'en est que plus sombre.

 

 

A-t-il supervisé des éditions en DVD ?

Il n'y avait pas encore de DVD, c'était la VHS, qu'il détestait. Il a commencé à voir l'émergence des DVD peu avant sa mort, et il était très intéressé par les possibilités techniques qu'ils offraient. Ce qui lui plaisait, c'était qu'ils comprenaient la version originale des films, non-doublée. Et puis, la qualité était meilleure. Il aurait adoré les grands écrans plats, tout cela.

 

Il a tourné beaucoup de films en 1.33.

Il passerait aujourd'hui au 16 :9, bien sûr.

 

Pour la sortie des BluRay, cela pose problème.

Oui, il faut faire un compromis. Personne n'aime les gros cadres noirs. C'est un sacré casse-tête pour les Warner Brothers. Beaucoup de personnes n'aiment pas leur solution, d'autre la trouvent fabuleuse. Tout ça, c'est une question de marketing, et je n'y connais rien ! Mais ce que je sais, c'est qu'on ne veut pas montrer un film d'origine, en 1.33, en BluRay, à cause de ces bandes noires.

 

Quand il tournait, il pensait aux autres formats ?

Non, il allait avec son temps. Aujourd'hui, il se conformerait aux nouveaux standards !

 

Il filmerait en caméra HD ?

Absolument. Vous ne pouvez rien faire pour vous y opposer ! Ca arrivera quoi qu'il en soit, il n'y a pas d'intérêt à s'accrocher à quelque chose qui va disparaître. La qualité aujourd'hui est incroyable ! Les plus grandes compagnies savent que les négatifs vont disparaître.

 

Etait-il il curieux du fait que d'autres réalisateurs mettent bien moins de temps à réaliser des films, comme Woody Allen ?

Bien sûr. Il adorait Woody Allen, même s'il n'aimait pas tous ses films. Un film par an, il ne pouvait pas faire ça ! Regardez Vermeer, il a peint des tonnes de toiles, alors que Picasso peignait de sa main gauche, pendant qu'il prenait le café, les artistes sont de différents types.

 

Mais il devait se mettre une certaine pression.

Non, il vivait une vie normale. Il n'était pas un gros dépensier, il n'avait pas besoin de beaucoup d'argent. Il voulait faire de bons films. La seule chose qu'il aurait détestée aurait été de faire un film sans intérêt, une perte de temps. Et il a réussi à éviter cela.

 

Souvent, les derniers films des cinéastes sont moins bons que les précédents. Ce n'est pas le cas avec Kubrick.

Non. Il a trouvé qu'Eyes Wide Shut était son meilleur film. Il pensait que Full Metal Jacket était le meilleur des films de guerre de son époque, il le préférait à Platoon, qu'il aimait. Il aimait ses films ! Et il n'est pas facile de faire un film que vous aimerez et qui rencontrera le succès.

 

Beaucoup de réalisateurs se trouvent confrontés aux décisions des studios et des exécutifs. Qu'en était-il de Stanley Kubrick ?

Il avait une liberté totale. Il avait un contrat, un scénario, donc il ne pouvait pas non plus faire tout ce qu'il voulait, mais une fois qu'un accord était trouvé, sur le budget et le scénario, ils le laissaient tranquille.

 

Y'a-t-il un film qu'il aurait aimé réaliser ?

Je ne pense pas. Mais il admirait les gens qui faisaient des choses différentes des siennes : Spielberg, Claude Berri... Il regardait parfois sept films par week-end, parfois avant leur sortie. Il aimait les vieux films, tous les films.

 

 Pour finir, l'introduction du documentaire de Jan Harlan, Stanley Kubrick, A life in pictures :

 

 

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