Alejandro Jodorowsky : Discussion avec un sage

Patrick Antona | 6 février 2007
Patrick Antona | 6 février 2007

Artiste complet, créateur du mouvement surréaliste Panique dans les années 60, mime, scénariste, réalisateur de cinéma, créateur de bandes dessinées, écrivain versé dans l'ésotérisme et dans la quête du divin, adepte des pratiques zen et des arts divinatoires, Alejandro Jodorowsky est un des personnages les plus marquants de la culture moderne. Deux de ces œuvres cinématographiques fondamentales, El Topo et La Montagne Sacrée sont à nouveau visible sur grand écran depuis ce début de mois de Décembre, après une période de purgatoire suite à de sombres affaires de droit. Avant de retourner les voir au cinéma, voici l'occasion de se confronter avec l'expérience d'un homme qui a toujours placé son statut d'artiste indépendant et subversif au dessus de tout, quitte à refuser toutes les contingences qui l'auraient aidées à monter ses plus mirifiques projets (dont le plus mythique demeure Dune en 1976).

 

 

Vos films les plus connus, El Topo et la Montagne Sacrée, sont à nouveau distribué plus de 30 ans après leur diffusion originale. Pensez-vous, avec le recul nécessaire, à la réaction des spectateurs qui vont les découvrir sur grand écran ?


Personnellement, je ne pensais pas pouvoir un jour les revoir au Cinéma. Il y a un moment on m'a invité au festival de cinéma de Toronto, où La Montagne Sacrée était projetée dans sa version restaurée. Quelle n'a pas été ma surprise de voir une foule énorme, qui faisait la queue pour voir mon film, foule où se mêlait des nostalgiques et des jeunes gothiques (Marylin Manson en a fait son film préféré). Il y a avait même quelqu'un qui vendait des répliques des chapeaux que je porte dans le film ! Là je me suis rendu compte qu'il y avait un potentiel dans les films que j'ai réalisés dans les années 70 et qu'ils pouvaient trouver une résonance auprès du jeune public. Et les histoires concernant la bataille des droits de La Montagne Sacrée avec Allen Klein finissant par s'arranger, enfin on peut revoir mes films au cinéma et cela me fait le plus grand plaisir. Quant à la réaction du public, il y a ceux qui vont adorer et ceux qui vont détester, mais en tant qu'artiste cela ne me regarde plus, j'ai fait à l'époque les films que je voulais faire.

Vous évoquiez Marylin Manson, jusqu'à quel point était arrivé le projet du film AbelCain avec lui dans le premier rôle ?


Le scénario était écrit, nous avions une bonne idée de casting, mais comme beaucoup de mes projets depuis 20 ans, il m'a manqué un bon producteur pour m'accompagner. Et pourtant c'était un film à petit budget, mais le côté un peu sulfureux de l'histoire a rebuté les investisseurs américains. En fait AbelCain était le nouveau titre de THE SONS OL EL TOPO, un de mes plus vieux projets, mais les problèmes et les procès avec Allen Klein, qui possédait les droits sur El Topo ont fini par en retarder le tournage. Maintenant à Hollywood, n'importe quelle merde débordant d'effets spéciaux avec une histoire minimaliste est mis sur les rails avec des millions de dollars, par contre si tu veux explorer un peu les tréfonds de l'âme humaine et bousculer les conventions, on te mets vite fait les bâtons dans les roues.


D'ailleurs vous n'avez plus réalisé de film depuis The Rainbow Thief en 1990. Vous êtes fatigué du monde du cinéma ?


C'est vrai que THE RAINBOW THIEF (Le voleur d'Arc-en-ciel en VF) a été une expérience décevante et extrêmement frustrante pour moi. Déjà la collaboration avec Peter O'Toole a été catastrophique, je préférerai mille fois dirigé le rat, qui était l'animal-vedette du film, que ce prétentieux acteur, alors que Omar Sharif et Christopher Lee étaient absolument charmants. J'avais réalisé le film à la demande d' Alexander Salkind, qui voulait que le scénario de sa femme, Berta Domínguez, soit porté à l'écran par quelqu'un qui a de la passion pour le mysticisme, ce qui est mon cas. Mais même les producteurs, en plus de Peter O'Toole, m'ont embêté sur le tournage c'est pour cela que je considère The Rainbow Thief comme un échec personnel. Mais je continue à penser que le cinéma est un art et qu'on peut encore aller plus loin dans la transgression, le problème c'est que c'est un art coûteux et qui demande des moyens. Avant il était plutôt facile de trouver des producteurs aventuriers, un peu fous, qui t'appuyaient dans tes projets. Maintenant ce sont des cadres sortis des banques et qui ne pensent qu'à une seule chose : la rentabilité. Et moi je ne rentre pas dans la case des réalisateurs « rentables ».


Les histoires que vous avez portées à l'écran adoptent très souvent le même schéma : une première partie violente et forte avec force images transgressives, une seconde partie plus contemplative tendant à la méditation, une dernière partie où le mot-clé est la rédemption. Ce sont en fait des histoires qui ne parlent que de vous ?


Peut-être pas forcément de moi mais de toutes les expériences que j'ai vécues et de ce que j'en ait retirées. Il est vrai que le credo de mes films, en tout cas ceux que j'ai écrits, est invariant : au début le héros (donc moi) se heurte à une forme d'opposition qui le bride, il lutte donc pour bousculer les règles. Ensuite vient le temps de la réflexion, et de la communication, où la méditation prends une grande part, est-ce ce que fait le héros était bien ou mal par exemple ? Et au final, le héros tente soi de se changer soi de changer le monde. La BD L'Incal était basé sur ce principe, avec son anti-héros John Difool, que je présente comme un minable enquêteur de seconde zone et qui finira par sauver l'Univers en atteignant une forme de conscience supérieure. C'est ce que j'appelle le « film initiatique », je voudrais que mes films participent à un éveil de la conscience chez les spectateurs, que les gens portés par une forme d'enthousiasme arrivent à une forme d'état spirituel qui les poussent vers le haut, et non vers l'avilissement. Dans cette optique, je suis près à m'attacher au personnage d'un psycho-killer comme dans Santa Sangre, que je veux faire aimer du public afin de rendre sa rédemption magnifique et sa prise de conscience comme une forme de miracle, malgré toutes les meurtres qu'il a commis. On ne sait pas si il est guéri de sa folie meurtrière mais son état spirituel a changé, et c'est cela qui m'intéresse.


D'ailleurs le prototype parfait du film initiatique est La Montagne Sacrée, où le spectateur est invité à suivre l'odyssée mystique de ce nouveau Jésus. Mais le danger n'est-il pas de déclencher aussi bien le rejet de la part de spectateurs qui sont moins versé dans ce genre d'expérience ?

Mais heureusement que mes films peuvent ne pas être accepter aussi facilement par une certaine frange du public. Je ne fais pas du cinéma ou de l'art pour plaire au plus grand monde, mes films ne sont pas formatés pour diffuser des sentiments et des émotions pré-machés mais bien pour diffuser une forme de message. L'improvisation était de mise sur El Topo et La Montagne Sacrée, mais les idées qui y sont véhiculées reposent sur une mûre réflexion, et jamais je n'aurais pu anticipé la réaction du public à la vision de telle ou telle scène. Souvent, lors des projections de ces deux films, il y a des spectateurs qui quittent la salle, complètement imperméables à ce que je raconte et il y a ceux qui restent, touchés et fascinés par ces films atypiques, et cela me touche beaucoup. Cela c'est encore vérifié pendant l'Etrange Festival, mais je constate qu'ils sont de moins en moins à quitter la salle (rires)


Donc vous n'êtes pas de l'avis de Steven Spielberg, qui dit que ces films sont faits pour le plus grand nombre et qui serait près, selon ces dires : « à faire la prostituée pour faire entrer le public dans ses salles » ?


La seule chose que nous avons en commun Steven Spielberg et moi, c'est le fait d'être juif. Quant au reste, quand je vois la manière dont il allié le commerce au cinéma avec les effets pervers du marketing et de la publicité à outrance, là je vois qu'il y a un abîme qui nous sépare. Et puis ces derniers films où il montre son soutien à la politique américaine de George Bush ne me plaisent pas du tout.


Pour en revenir à votre forme de cinéma, un des grands moments de La Montagne Sacrée réside dans sa fin, qui est un moment d'anthologie et un « coup » que peu de réalisateurs peuvent aujourd'hui tenté. La scène était-elle écrite ainsi dans le scénario ?


Il y a avait des éléments que j'avais écrit qui orientaient la conclusion sur une forme de fin ouverte mais ce sont les événements naturels qui m'ont pousser à l'improvisation totale. La montagne des Andes où nous tournions avait été le théâtre d'un drame peu de temps auparavant qui avait vu mourir une douzaine de personnes lors d'une tempête. Avec l'équipe, on commence à tourner la scène de la réunion des neufs sages immortels lorsqu'une tempête terrible éclate, une véritable fin du monde, avec les techniciens et les acteurs, nous avons fui pour nous protéger ! J'ai pris tellement peur et je me suis dit : « merde, vivement que je finisse ce film avant qu'il ne me tue pour de bon ! Le conte de fées est terminé, la vie est tellement dur, je n'ai pas envie de mourir pour cela ». Et finalement c'est ce que je donne comme message à la fin, ce n'est ni plus ni moins que le retour à la vie de gens qui se sont éloignés du commun des mortels.


De toutes les BD que vous avez scénarisées (L'Incal, La Caste des Méta-Barons, les Techno-pères, Le Lama Blanc), laquelle vous semble la plus apte à être adaptée au cinéma ?


Franchement j'aurais adoré pouvoir adapter les histoires de l'Incal ou des Méta-Barons, mais elles se sont faites tellement piller qu'elles ont perdues un peu de leur effet révolutionnaire.


Et dans quel film réside les emprunts les plus manifestes ?


Quand je vois Le Cinquième Elément, cela me crève les yeux, tu remplaces le personnage de Leeloo par John Difool, et tu as quasiment la même intrigue. Et ce n'est pas par hasard que Luc Besson a embauché Moebius pour le design du film (NDR: il a été le dessinateur de la série de L'Incal). Par contre, si « La Caste des Méta-Barons » peut devenir un film, je serais prêts à prendre la pari de m'associer avec un gros studio hollywoodien, à condition de disposer d'un réalisateur qui a de la trempe et un vrai talent de visionnaire.


De la trempe de Paul Verhoeven ?


Non, je verrai plutôt quelqu'un comme Terry Gilliam, dont je trouve le talent absolument renversant. Mais à bien y réfléchir, la BD qui s'adapterait le mieux pour le cinéma c'est BOUNCER (western dont le héros est un pistolero manchot) que je considère comme un de mes travaux les plus aboutis. La narration, le découpage et les dessins de François Boucq, le tout est très cinématographique et serait facilement transposable pour le grand écran.


Dans le film-documentaire Midnight Movies de Stuart Samuels, votre nom est associé à d'autres réalisateurs-culte tels que David Lynch ou John Waters. Ce processus participe à une forme de reconnaissance et devrait vous donner envie de retrouver le chemin des studios de cinéma ?


Concernant Midnight Movies, je n'ai même pas vu. J'ai beaucoup de mal à me voir même en photo, mais je sais qu'il y a eut un impact manifeste et que les gens se sont souvenus de moi après. Cela me rappelle qu'à l'époque, des gens comme John Waters ou moi avions des moyens pour faire des films dérangeants, mais maintenant, avec l'uniformisation de la culture voulue par l'Empire Américain, faire des films avec la liberté que nous avions dans les années 70 est quasiment impossible. Et malheureusement, il n'y a personne pour contrer la culture fast-food dont les américains nous abreuvent. En France, c'est malheureusement l'Empire des Vieillards qui domine ! Les gens sont ici top attachés à des valeurs passéistes qui freinent la créativité et l'envie. Regarde ce qui se passe en Espagne par comparaison, avec des artistes comme Almodovar ou Alex de la Iglesia qui participent à un nouvel essor culturel, alors qu'en France, c'est plutôt en panne. Mais l'envie de faire du cinéma est toujours là, je ne me suis pas ruiné la santé, la période des excès est loin derrière mois, je vis de manière simple, je suis au régime, il ne me reste qu'à trouver un bon producteur avec de l'argent et je retourne faire du cinéma.


En attendant votre nouveau projet, quel regard portez-vous sur votre carrière artistique, en faîtes-vous une forme de bilan ?


Je ne fais aucun bilan, je vois ma carrière artistique comme quelque chose qui imprègne ma vie, et inversement. La vie et l'art sont une expérience en continuel mouvement et renouvellement. Ce qui était révolutionnaire et excessif à une époque va entrer dans les mœurs et participer à la société. Par exemple, il y a 30 ans avec mes amis, nous faisions scandale en allant nous habiller dans les quartiers mal famés de Mexico, les hommes s'accoutrant comme des maquereaux et nos copines comme des prostitués. Dans la rue, maintenant tu vois les bourgeois et les bourgeoises qui s'accoutrent exactement dans ce style ! Pareil pour le commerce qui se fait aujourd'hui à propos de l'importance de la psychanalyse, des techniques zen, de la pratique des arts martiaux, nous étions avec le mouvement Panique des précurseurs dans tous ces domaines. Nous avons apporté une petite graine à la société, on ne sait pas trop quel arbre il en est sorti mais tout le monde en a consommé les fruits. En quand le fruit est bon, peu t'importe de savoir qui l'a planté. Une des seules qui m'importe personnellement, bien loin de la gloire ou de la fortune, c'est d'avoir réussi à dompter mon ego et d'être prodigue, et de ne garder que le strict nécessaire pour soi.

 

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commentaires
Axel
21/01/2017 à 17:16

Qu'es que ça serais bon, un film "la caste des méta-barons"...

Parcontre, je ne suis pas d'accord sur son avis sur le cinquième élément, oui, Besson s'en est inspiré mais c'est pas non plus du copier/coller pour autant.