Guillermo Del Toro (Le Labyrinthe de Pan)

Flavien Bellevue | 20 octobre 2006
Flavien Bellevue | 20 octobre 2006

Après avoir brillamment donné vie à l'écran à l'un de ses comic books préférés et projet de longue date, Hellboy, Guillermo Del Toro revisite, une nouvelle fois, la guerre d'Espagne avec Le Labyrinthe de Pan. Mêlant à la fois le conte de fées et le fascisme, le réalisateur mexicain renoue avec des thèmes qui lui sont chers et qu'il avait déjà explorés avec brio dans L'Echine du diable. Des origines aux multiples influences qui jalonnent sa dernière œuvre, en passant par un sacré regard sur la vie, Guillermo Del Toro nous livre sa vision du monde et de son univers. Rencontre avec un réalisateur aussi jovial qu'expansif. 

N.B : Cette interview contient quelques informations sur certains points du film dont la fin que certains d'entre vous préfèreront découvrir en salles.

 

Comment êtes-vous revenu à ce projet ?
Juste après Blade 2 et Hellboy, j'ai ressenti le besoin de refaire un film en espagnol. Je n'avais que quelques idées au départ dont certaines venaient du scénario d'origine de L'Echine du diable. J'ai donc repensé à ce projet et je pensais qu'il irait de pair avec L'Echine du diable. Ce dernier juxtaposait la guerre civile d'Espagne et des fantômes tandis que Le Labyrinthe de Pan oppose le fascisme et les contes de fées. Ce sont des mélanges bien étranges et j'aime faire des films de ce genre et, qui plus est, que je ne peux pas faire aux Etats-Unis.

 


Vous êtes mexicain mais vous semblez vous intéresser plus à la guerre civile espagnole, pourquoi ?
Le Mexique a eu une relation particulière avec l'Espagne durant cette période. Les deux pays ont été très proches à ce moment. Le Mexique a envoyé des armes, des espagnols se sont réfugiés là-bas…notre culture a été influencée par les immigrés espagnols. En grandissant, je suis devenu proche d'un de ces immigrés qui était un historien du cinéma. Il est devenu une sorte de figure paternelle, mon mentor. Si vous ajoutez à cela les bédés de Carlos Gimenez qui étaient très populaires au Mexique, vous avez là mes principales influences. Je me rappelle également que j'aimais lire Fluide glacial même si je ne parle pas français, je le lis. Je pleurais donc en lisant les histoires d'enfance de Gimenez durant la guerre. C'est pour cela que j'avais fait L'Echine du diable car il donnait un point de vue d'enfants. Peu de gens parlent de la guerre civile d'Espagne de ce point de vue là et j'aime beaucoup quand un film prend cette voie comme La Langue des papillons (1999) de Jose Luis Cuerda et mon préféré, L'Esprit de la ruche (1973) de Victor Erice (NDLR sorti récemment chez Criterion en zone 1, cf. news).

 

Pourquoi avez-vous choisi cette période de l'histoire d'Espagne plutôt que la révolution mexicaine ?
Tout simplement parce que la révolution mexicaine est l'événement historique le plus difficile à cerner. Ce n'est pas untel contre untel mais lui contre untel, untel contre eux etc. C'est une révolution chaotique, vous pouvez en dire autant pour n'importe quelle autre guerre mais la guerre d'Espagne me paraît plus claire que la révolution mexicaine. D'un point de vue extérieur, cela me paraît un peu plus « noir et blanc » bien que dans les conflits rien n'est « noir et blanc » mais la structure de cette guerre permettait de faire un choix qui est le conte de fées. Le conte de fées en tant que choix et responsabilité tandis que le fascisme est la destruction de ce pouvoir de choisir. La révolution mexicaine n'est pas contre le fascisme mais contre le pouvoir de l'Eglise, c'est pour la terre, la liberté, ce n'est pas exactement la même chose.

 


Que pensez vous alors des films traitant de la révolution mexicaine comme La Horde sauvage de Sam Peckinpah par exemple ?
J'aime La Horde sauvage. Est-ce véridique dans les faits historiques ? (Rires) Est-ce flatteur pour un Mexicain de voir le général Mapache ? Non (rires) mais est-ce un bon film ? Oui. Vous pensez que vous allez apprendre l'Histoire en allant au cinéma ? Vous l'apprendrez en lisant deux, dix ou vingt livres sur le même sujet, ce qui vous donnera plusieurs points de vue de personnes qui ont vécu les faits ou qui en ont fait de longues recherches. Au cinéma, vous allez voir une histoire racontée par une personne. Je suis sûr qu'il y a plus de point de vue sur la guerre de Troie, par exemple…Est-ce que vous pensez que tous les mercenaires de la révolution mexicaine étaient affreux et méchants comme le cinéma américain les représente souvent ? Non…ou aussi propres et nobles que Jimmy Smits dans Old gringo (1989) de Luis Penzo ? Non plus (rires). Aussi beau soit un film de guerre, il y aura toujours deux ou trois points de vue laissés de côté. Ceci étant dit, je conçois que le film de genre est l'ultime forme de cinéma subjectif. C'est l'ultime création d'un monde complètement personnel ; vous créez les créatures, les personnages etc…c'est pour cela qu'il est impossible d'être objectif. C'est tout un débat mais c'est impossible à mes yeux.

 

À propos du côté historique du film et de vos origines, comment êtes-vous perçu en Espagne ?
Je pense que le cinéma peut raconter des histoires du monde sans pour autant que le réalisateur y soit personnellement attaché. Je ne vois pas de mal lorsque Stanley Kubrick raconte l'histoire de Spartacus (1960) ou lorsque Luis Buñuel réalise Los olivados (1950). Le cinéma permet de parler de tout. Si les américains et les australiens n'ont de pas de honte à faire une version de Moulin Rouge (2001), pourquoi pas ? Quelle est la différence ? Pourquoi pas quelqu'un d'autre ? Nous avons tous une perception différente du monde. J'aurais bien aimé avoir une version de la vie de Jésus par Martin Scorsese, par Fellini, par George Romero (rires) surtout la ressurection ! (Rires). La question n'est pas d'où vient le metteur en scène mais quelle est sa vision ?

 


Votre film traite de la résistance ; ayant travaillé pour des studios américains, comment arrivez-vous à résister face à ces majors?
Une des idées du film est que l'Espagne n'a pas été productive pendant un long moment. Néanmoins, l'idée de la fin du film est que chacun laisse une trace derrière lui, en l'occurrence ici, une petite fleur. Tout ce qui restera sera une petite fleur, ce n'est pas un putain d'immeuble important mais juste une petite fleur. Lorsque je suis en tournage, je dis à mon équipe : « Nous vivrons pour l'éternité sur des étagères de vidéos ». (Rires). C'est ironique mais c'est vrai. Comment pouvez vous croire que tout cela est important ? Faites votre travail sérieusement mais ne vous prenez pas au sérieux. Je ne fais pas mes films en pensant un jour que quelqu'un va entrer dans une salle et dire : « Aujourd'hui, nous allons analyser… » (rires) mais ça marchera parce que j'aurais fait mes films consciencieusement. Les gens pourront voir mes films aussi bien pour se distraire et les analyser.

 

A propos du thème de la mort dans Le Labyrinthe de Pan, on a l'habitude de rencontrer, dans vos films, des personnages qui sont pris entre la vie et la mort tels que Jesus dans Cronos, Santi dans L'Echine du diable ou Nomak dans Blade 2 ; comment êtes-vous venu à ne pas mettre de personnage qui ait besoin de se venger pour mourir en paix ?
Dans le film, il y a une fable qui dit : « Il y a une rose qui donne l'immortalité mais tout le monde la craint car ses épines peuvent tuer. » C'est un paradoxe et c'est ce que représente chaque décision de la vie, selon moi. Ofelia va essayer de toucher la rose mais va se blesser fatalement sur une de ses épines. Si je devais dire qui est le vainqueur à la fin du film…je vois que le fascisme a tué le corps d'une petite fille mais son imagination l'a sauvé. Elle meurt « mieux » que le capitaine Vidal. Il meurt misérablement tel qu'il l'a prévu. Toute sa vie a été planifiée, il tombe et elle « gagne ». L'immortalité arrive seulement quand vous n'avez plus rien à foutre de la vie. C'est ça l'immortalité, ce n'est pas physique ; vous ne vivrez jamais pour l'éternité mais il y a une forme d'immortalité lorsque vous n'avez plus rien à foutre de la vie. C'est l'idée qu'il y a dans Cronos et dans Le Labyrinthe de Pan.

 


Une certaine idée de la douleur en quelque sorte…
Ce n'est pas une idée maso-catholique de la douleur. Evidemment, vous avez besoin de la douleur pour vous repentir. La douleur est l'instrument le plus efficace pour vous rappeler qui vous êtes. Quand vous choisissez la facilité…disons que je choisis de faire Mission impossible 3, je me fais un paquet de fric et avec je m'achète un magnifique yacht. C'est un choix et il vous rend immortel d'une drôle de façon. Je me sens plus fort en faisant un petit film plutôt qu'un film dont je n'ai rien à faire. J'aime regarder quand même des films comme Mission impossible 3. Vraiment. J'aime regarder un bon James Bond mais est-ce que je pourrais en faire un ? Non. Il vaut mieux pour le film que je ne sois pas le réalisateur. C'est un avantage mutuel et en même temps une façon de rester soi-même…Ofelia et le capitaine Vidal restent fidèles à eux mêmes. Leurs choix les définissent tous les deux.

 

Même pour le fun, vous ne feriez pas un James Bond ?
Non mais j'ai fait Blade 2. J'aime ce genre de films. Les gens peuvent se dire : quelle est la différence entre Blade 2 et Mission impossible 3 ? Il y en a une très grande. J'adore regarder ce genre de films mais je n'aurais pas pu le faire tout simplement…parce qu'il n'y a pas de monstres ! Je n'aime pas faire un film complètement réel. Je ne pourrai pas en être satisfait car j'ai toujours besoin de monstres ou d'un élément étrange.

 


Hellboy 2 a été annulé par Sony, allez vous tenter de faire aboutir le projet ailleurs ou allez vous vous tourner vers un autre projet comme Killing on Carnival Row, The Witches ou encore Le Comte de Monte Cristo ?
Je ne sais pas car j'essaye maintenant de faire Hellboy 2 avec un autre studio. Mais il vient un moment où vous réalisez que si vous n'avez pas 80 millions de dollars de budget pour le faire, vous devez laisser le projet de côté, pendant un temps et faire autre chose. Je n'abandonnerai jamais de projet sauf si ce n'est pas le mien ; Killing on Carnival Row, par exemple, n'est pas à moi mais à New Line. Ils peuvent choisir un autre réalisateur s'ils le souhaitent. Je resterai avec Hellboy 2, Les Montagnes hallucinées, Le Comte de Monte Cristo et Mephisto's Bridge jusqu'à ce qu'ils se fassent. Ça prendra du temps mais parfois cela vaut le coup. Si j'avais fait Hellboy en 1997, ça n'aurait eu absolument pas la même gueule qu'en 2004 ; entre temps, des films comme Spiderman et X Men sont sortis et ça paraissait donc faisable. Néanmoins, je suis resté attaché à Hellboy car j'aimais beaucoup les personnages comme Abe Sapien, Hellboy et Kroenen. Si les projets restent excitants à faire et qu'on me dit non, je resterai toujours avec.

 

Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que vous pouvez faire des films comme Spiderman et X men pour moins cher…
Oui, tout à fait. Je vois des films qui coûtent bien plus chers que les miens et qui leur ressemblent. Un film comme Hellboy coûte quasiment le prix d'un mélo hollywoodien comme Le sourire de Mona Lisa.(NDLR Hellboy : 66 millions de dollars ; Le sourire..: 65 millions) Étrange, non ?

 


Comment avez vous choisi Sergi Lopez et les autres acteurs?
J'aime beaucoup Sergi Lopez car il est comme Eduardo Noriega dans L'Echine du diable. Son personnage est très beau physiquement et joue un rôle de dur qui s'avère être une vraie ordure à l'intérieur. Sergi est si charmant qu'il y apporte une intelligence au personnage. Le capitaine Vidal n'est pas méchant par les circonstances de son époque contrairement au personnage d'Eduardo Noriega, Jacinto, dans L'Echine du diable car il est assez intelligent pour faire un choix. Il a choisi d'être ce qu'il est alors que Jacinto n'a pas eu accès à une véritable éducation. Vidal pense qu'il est en train de faire une meilleure Espagne. Sergi était parfait pour ce rôle car d'habitude on le voit dans des comédies avec des rôles de « gentils ». À l'époque de L'Echine du diable, Noriega était connu en Espagne comme un jeune sex-symbol. En vieillissant, tout en étant gros, vous avez envie de mettre devant la caméra des beaux mecs qui soient des ordures. (Rires). Comme ça, par chance, un gros pourra se faire une belle fille (rires). Sérieusement, je hais les gens qui sont trop beaux. Je pense qu'on glorifie trop l'argent et la beauté ; ce sont des choses que je vois de plus en plus dans les émissions de télé réalité. Le monde devient tellement une usine superficielle de merdes instantanées, d'auto congratulations où l'on veut éviter la douleur, le vieillissement, la laideur, la puanteur, ou le fait d'être mauvais ou faible. Il n'y a pas de mal à être mauvais car on arrive tous à accepter cela contrairement à la perfection qu'on recherche vainement. C'est pourquoi Sergi Lopez et Eduardo Noriega correspondent bien pour incarner la « beauté », l'attraction du fascisme. On ne comprend pas pourquoi une telle folie est arrivée et c'est cela le danger. Il faut comprendre que c'est arrivé, en partie, parce que c'était attirant. Vous pouvez en voir un exemple dans le film Cabaret (1972) de Bob Fosse où dans le Beer garden, des personnes commencent à chanter et entraînent tout le monde ; vous comprenez pourquoi ces gens sont partis. Aujourd'hui vous voyez des gens qui adoreraient se refaire une partie du corps, avoir une voiture de sport et beaucoup d'argent sans se préoccuper du monde qui les entoure. C'est ce qui est attirant quand on a rien à foutre de la vie, du reste du monde. L'évidente banalité des ces choses est aussi dangereuse que la « beauté » du fascisme.

 

 


À travers l'histoire du cinéma, où de nombreux personnages comme le capitaine Vidal ont été dépeints, vous sentez vous responsable en montrant cela ?
Il y a une responsabilité envers vous…c'est un mot parfait que vous avez choisi : la responsabilité. Ce qui signifie : pouvez vous assumer vos choix ? Oui, je peux. J'assume le fait d'avoir choisi Sergi Lopez pour être à la fois diabolique et séduisant car la fin de l'histoire prouve que le fascisme qui est attirant, physiquement et donc de façon superficiel, est moins puissant qu'un pouvoir aussi fragile et virtuel que l'imagination d'une petite fille. Si vous voulez, c'est plus dangereux d'avoir un film avec Arnold Schwarzenegger où son « fascisme » est attirant alors qu'il ne s'en rend même pas compte. C'est un choix différent ; c'est la même idée mais dans un sens complètement différent. Est-ce que je risque de perdre la perspective de tout cela ? Je ne pense pas car nos choix proviennent de notre conscience. Si vous êtes attiré par ce pouvoir, cela devient inquiétant. D'ailleurs, je trouve que la notion de pouvoir est rebutante. Le pouvoir est horrible lorsque vous pensez au pouvoir de l'argent, de l'Eglise ou d'un Etat, c'est de la merde. Les seuls pouvoirs auxquels je crois sont l'imagination et l'empathie. Est-ce que je hais le personnage de Sergi Lopez ? Je pense que son personnage est dérouté car à la fin, il a ce moment où il est déçu et triste. En d'autres termes, nous devons être responsables de nos choix.

 

Peut on considérer votre film comme une relecture d'Alice aux pays des merveilles ?
Le Labyrinthe de Pan fait beaucoup de références aux contes de fées et à la féerie en générale. On peut y voir un clin d'œil au Magicien d'Oz, avec les chaussures rouges, à Alice au pays des merveilles et à de nombreux contes comme ceux d'Oscar Wilde, à La petite fille aux allumettes de Hans Christian Andersen, lorsque la petite fille meurt à la fin du film. Le film ne fait pas juste référence à Alice aux pays des merveilles parce que c'est un univers particulièrement complexe, logique et pervers. C'est une explosion de l'esprit de Lewis Carroll sous une forme concrète. C'est trop spécifique comme unique référence. Un des aspects qui m'a le plus attiré en lisant le livre, était la logique mathématique des problèmes. C'est une magnifique construction logique d'un esprit dans une réalité.

 


En tant qu'amateur de peinture, vous faites référence aux travaux de Goya et d'autres artistes, pouvez vous nous en parler ?
Je fais référence à Arthur Rackham lorsqu'un arbre pousse hors d'un mur ; j'utilise un arbre très arqué comme on peut en trouver chez Rackham, et dont la forme rappelle celle d'un faune. Les jambes de Pan et les fées sont aussi très « rackhamesque ». Pour Goya, je m'en inspire surtout dans le monde féerique et un peu en extérieur. Je fais aussi références aux peintres symboliques tels que Carlos Schwabe et Arnold Böcklin, ainsi qu'à la symbolique celtique pour les formes des sculptures en pierre, des ruines etc… Je suis inspiré par différentes personnes comme Lord Byron, Félicien Rops, Oscar Wilde, Charles Dickens dont un passage de David Copperfield est cité dans le film. Le moment où David rencontre son futur beau père qu'il salue et ce dernier lui répond : « Avec l'autre main, David… ». Ce film fait beaucoup plus référence à la littérature et à la peinture qu'au cinéma. Même Le Magicien d'Oz n'est pas un film à la base mais un conte (NDLR de L. Frank Baum).

 

 


Au fil du temps, votre mythique "sketchbook" ne cesse de s'enrichir de vos dessins et créations. Pensez-vous un jour l'éditer ?
Oui, je l'espère mais vous pouvez trouver pas mal de pages dans The art of Hellboy ainsi que dans les galeries des DVD de mes films.

 

 


Propos recueillis par Flavien Bellevue.
Autoportrait de Guillermo Del Toro.
Remerciements à Michel Burstein de Bossa Nova ainsi qu'à Guillermo Del Toro pour son infinie gentillesse.

 

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