Lodge Kerrigan (Keane)
Après deux premiers longs-métrages très remarqués (Clean, shaven et Claire Dolan, ce dernier présenté en compétition à Cannes en 1998), Lodge Kerrigan brosse à nouveau dans Keane le portrait d'un personnage fragile. Un qualificatif qui correspond assez bien, par certains aspects, à l'approche du cinéma de ce réalisateur new-yorkais.
D'où vous est venu l'idée de raconter cette histoire ?
J'ai une fille de 11 ans et il m'est arrivé à plusieurs reprises, comme
sans doute beaucoup d'autres parents, de la perdre de vue dans des
lieux publics. L'idée vient de là : ce sentiment de peur panique qui
s'empare de vous alors que vous ne parvenez plus à retrouver votre
enfant, ne serait-ce que l'espace de quelques secondes.
On retrouve également certains thèmes déjà présent dans votre premier long-métrage, Clean Shaven, notamment ceux de la schizophrénie et de l'enlèvement d'un enfant.
Le but de Clean, shaven était de faire ressentir au spectateur une schizophrénie déjà installée chez le personnage tandis que le thème principal de Keane
est celui de la perte d'un être cher, en l'occurrence son propre
enfant, et l'apparition des premiers symptômes en l'absence de toute
forme de contact social.
Pourquoi avoir choisi Damian Lewis pour tenir le premier rôle ?
Je l'avais remarqué dans Frères d'armes, la série produite par HBO. Pour mes films, je recherche avant tout des comédiens qui connaissent bien entendu leur rôle mais qui savent également faire preuve de spontanéité et pas seulement des acteurs stéréotypés qui jouent pratiquement de la même manière film après film. C'est pour cette raison que j'ai rencontré Damian et que nous avons passé plusieurs jours ensemble bien avant le tournage. J'avais besoin de savoir si nous étions sur la même longueur d'onde et en définitive, nous sommes devenus très proches, ce qui est un avantage certain sur un film tel que Keane.
Vous avez effectué des recherches particulières pour les besoins du film ?
Damian et moi avons effectivement été à la rencontre de personnes
souffrant de troubles du comportement en nous rendant dans différents
centres et instituts. Notre but était d'être le plus authentique
possible vis-à-vis de tels symptômes et non de les marginaliser.
Avez-vous opéré un traitement particulier sur l'image pour la rendre aussi blafarde et granuleuse ?
Absolument aucun. Tout a été filmé à New York au mois d'avril avec des
objectifs 35mm, sans éclairage, tout en lumière naturelle, sur les
lieux mêmes où est supposée se dérouler l'action. Nous ne faisions
qu'une seule prise à chaque fois et la plupart des gens que l'on voit
en arrière plan, notamment pour les scènes dans la gare routière, sont
de véritables passants qui ignoraient que nous étions en train de
tourner un film.
La relation qui unit le personnage de Keane et de la petite Kira est très ambiguë. On ignore s'il s'agit de pédophilie ou bien d'un substitut de sa propre fille disparue.
Cette crainte vient avant tout du public car on imagine toujours le pire dans ce genre de situation. Mais Keane cherche avant tout à enrailler ce cauchemar récurrent dans lequel sa fille se fait enlever. C'est pour cette raison qu'il finit par emmener la petite Keira sur les lieux mêmes du drame : pour tenter de mettre un terme à ce cauchemar. C'est donc véritablement une relation de substitution. Keane n'est pas du tout un pédophile.
Et finalement, la fille de Keane est-elle morte ou bien vivante ?
Mais on ignore même si elle existe ! Toute la narration du film, qui
est racontée à la première personne du début à la fin et c'est
d'ailleurs pour cette raison que la caméra est en contact permanent
avec le personnage principal, est construite autour de cette
interrogation : la fille de Keane existe-t-elle vraiment ? Le but est
également de s'interroger sur ce qui lui est réellement arrivée tout en
l'ignorant car on le la voit jamais. Mais pour moi, elle existe mais
elle ne reviendra pas.
De part son absence d'artifices, Keane fait penser aux
chroniques sociales des films de Ken Loach ou Mike Leigh. Avons-vous
des affinités particulières avec ces deux cinéastes ?
Je ne fais pas mes films en m'inspirant spécifiquement des leurs mais
ce sont en effet deux réalisateurs que j'apprécie énormément dans leur
approche à la fois simple, compliquée et réaliste de la vie, des
comportements humains et des relations entre individus.
Comment Steven Soderbergh s'est-il retrouvé au poste de producteur ?
Il m'a appelé il y a environ 3 ans et demi en me disant qu'il avait aimé mes deux premiers longs-métrages et en me demandant : « Comment puis-je t'aider ? ». Notre première collaboration n'a pas abouti car les négatifs ont brûlé alors que l'ensemble du film était déjà dans la boite. C'était juste après Claire Dolan, mon deuxième long-métrage. Et Steven m'a dit alors : « Ne t'inquiètes pas, nous ferons un autre film ensemble ». Je trouve ça remarquable ce qu'il fait, pas uniquement d'un point de vue cinématographique mais également sur le plan humain : être capable de regarder en arrière, voir les épreuves qu'il a du traverser et venir ensuite en aide à ceux qui n'ont pas nécessairement connu la même réussite que lui.
Avez-vous déjà votre prochain film en tête ?
J'écris un scénario pour un film d'horreur en ce moment mais je préfère
ne rien dire car je n'aime pas vraiment discuter de mes films tant que
ceux-ci ne sont pas achevés.
Propos recueillis par Stéphane Argentin.
Autoportraits de Lodge Kerrigan.