Thierry Arbogast (interview carrière)

Didier Verdurand | 2 juin 2007
Didier Verdurand | 2 juin 2007

Il a éclairé à ses débuts un Beauf pour arriver aujourd'hui aux comédiennes Salma Hayek et Penélope Cruz dans Bandidas, en passant par des films de Luc Besson, Jean-Paul Rappeneau, Patrice Leconte et André Téchiné, sans oublier ses huit nominations aux Césars dont trois victoires pour Le hussard sur le toit, Le cinquième élément et Bon voyage... Tel est le parcours exemplaire de Thierry Arbogast, l'un de nos chef-opérateurs les plus à l'aise avec les hautes technologies. Voici notre deuxième entretien, après celui avec Pierre Lhomme, dans le cadre de notre dossier sur les maîtres de l'ombre.

 

 

Quelques mots sur votre formation ?

Dès l'âge de onze ou douze ans, je me suis beaucoup intéressé à tout ce qui touchait à l'image. J'ai commencé par faire des photos, des portraits de copains en noir et blanc, j'ai commencé à développer moi-même, j'ai fait des films en Super 8, et j'étais assez bricoleur puisque j'ai utilisé une caméra Pathé Webo comme tireuse pour faire un film en 16. Je n'étais pas brillant à l'école donc l'idée d'aller à l'IDHEC ou Vaugirard s'est très vite envolée et j'ai arrêté mes études à la fin de ma Seconde. Mon frère a fait de la figuration sur Le Mans, avec Steve McQueen et a sympathisé avec un assistant opérateur. Quand celui-ci est devenu opérateur débutant, démarrant avec un petit budget, il s'est tourné vers moi qui pouvais, à 17 ans, accepter d'être sous-payé et j'ai tout naturellement dit oui pour rentrer dans le milieu.

 

Quelles sont, à votre avis, les qualités humaines que doit posséder un chef-opérateur ?

Il faut être à l'écoute et entretenir d'excellentes relations avec le metteur en scène, c'est très important pour comprendre vite ce qu'il désire, lui apporter ce qu'il attend, voire le surprendre en faisant encore mieux.

 

     



Quels sont vos grands maîtres ?

J'admirais beaucoup Bruno Nuytten, Pierre Lhomme et Ghislain Cloquet mais j'ai plus été inspiré par deux hommes. L'inégalable Vittorio Storaro (Apocalypse Now) qui a révolutionné la photo avec ses films américains, sans oublier ceux de Bertolucci, en incorporant la lumière au décor et Gordon Willis (Le Parrain). Ce sont eux qui m'ont inspiré et à qui j'ai tout piqué. (Rire.)

 

Il était donc naturel pour vous de passer par Hollywood ! Mais peut-on parler de lumière à la française ?

Il existe un équilibre qui correspond à ce qu'on pourrait qualifier de lumière à la française, mais ce n'est pas ce que je recherche. Une très bonne maîtrise des contrastes, une lumière douce avec des contre-jours là où il faut… Certains déplorent la mauvaise qualité de nos éclairages dans les comédies françaises, par exemple. Il faut dire qu'elles sont en général moins relevées économiquement parlant que d'autres productions. Je pense aussi que c'est un faux procès, car lorsque je regarde 4 mariages et un enterrement, la photo ne m'impressionne pas vraiment ! Je serais déjà plus proche de la lumière à l'anglaise, quand il y a une source unique diffusée qui vient d'un seul côté avec un décor généralement laissé dans l'ombre derrière. Dans le genre, on n'a jamais fait mieux que Les Duellistes. Barry Lyndon est un cas à part, il dépasse tout.

 




 


Choisissez-vous un film pour le réalisateur ou le scénario ?

Le réalisateur. Il m'est arrivé d'accepter des projets alors que le scénario n'était pas encore écrit. En ce qui me concerne, ce n'est pas un problème en ce qui me concerne de faire totalement confiance au réalisateur quand j'aime son univers. De plus, il m'est encore difficile aujourd'hui de vraiment décrypter un scénario, de savoir ce que ça va donner à l'écran, si le succès sera au rendez-vous ou non… J'ai d'ailleurs dit à mon agent américain d'arrêter de m'envoyer des scénarii toutes les semaines. Si un metteur en scène me désire, je préfère le rencontrer. D'une manière générale, il s'instaure une fidélité entre le réalisateur et son opérateur.

 

Pensez-vous passer un jour à la réalisation ?

Pas du tout. Je suis assez lucide pour me rendre compte que ce n'est pas mon domaine. Je peux m'impliquer avec le réalisateur dans l'élaboration du découpage, mais ça s'arrête là.

 

Quel est votre rapport avec le cadreur ?

Je le considère comme un collaborateur à part entière. Il doit y avoir une promiscuité avec le réal pour suivre les partis pris de tournage. Je ne suis pas pour qu'il se mette trop en avant dans le processus de la création, mais qu'il suive. Je reconnais quand même que certains cadreurs sont très habiles, comme Yves Agostini, à qui on n'a pas besoin de donner beaucoup de directives et qui va défendre le plan jusqu'au moindre détail.

 



 

 


Avez-vous une caméra favorite ?

La Lightway, utilisée avec la steadycam, et son dérivé, la Studio qu'on met sur une grue. Elles forment ensemble une bonne combinaison. J'évolue avec les caméras. Sur Les Rivières Pourpres, j'étais très heureux avec ma Panavision. Quant aux optiques, cela dépend si on tourne en scope ou non, et si on le fait en anamorphique ou en Super 35. C'est une décision à prendre avec le metteur en scène. Le scope apporte quelques contraintes mais je l'aime beaucoup.

 

Suivez-vous de près l'étalonnage ?

Pour la plupart des films de Luc Besson, celui-ci regardait de près le travail d'Yvan Lucas, un excellent étalonneur et je n'ai jamais été déçu du résultat. Peut-être deux ou trois plans ont été tirés trop clairs dans Le cinquième élément. Je peux intervenir seulement trois fois sur toute la période de l'étalonnage pour dire si je vois telle séquence plus dense, chaude ou froide. Pour le reste, l'étalonneur doit savoir faire lui-même les raccords, les contrastes ne peuvent être modifiés, donc ce n'est pas la peine d'y passer plus de temps.

 

Que pensez-vous de la prise de vue en numérique ?

Cela fait des années que je rêve d'avoir un résultat immédiat de ce que je fais, pour pouvoir changer à ma guise ce qui ne convient pas. Aujourd'hui, aucune caméra numérique ne me satisfait totalement mais ça va venir. Je suis passionné par ce sujet. On peut agir principalement sur les contrastes, sur les couleurs, sortir du standard de chez Kodak en apportant sa propre touche… La gamme de possibilités sur le travail des textures est remarquable. Le travail au niveau de l'étalonnage numérique sur Catwoman, tourné en 35 optique, a été une expérience fabuleuse. Le film est intéressant visuellement. Je ne voulais pas le surlooker comme avait pu l'être Vidocq, tourné lui en numérique. Je voulais garder un pied dans la réalité lorsque Halle Berry n'est pas Catwoman, et pouvoir délirer dès qu'elle a mis son costume.

 



   

 


Vous êtes aussi parti dans un drôle de délire pour la scène de basket !

(Rire.) Elle a beaucoup été retravaillée en numérique à cause du temps qui était pourri et gris, et je devais raccorder tout ça correctement… La séquence la plus difficile à tourner a été celle de la grande roue, quand Catwoman sauve le gamin. Il pleuvait et nous n'avons pu tout filmer. Il y avait une infrastructure extrêmement compliquée autour de cette roue avec notamment une cablecam (prononcer en anglais, Ndlr.), c'est-à-dire un ensemble de cables accrochés au ciel qui permet de tout quadriller avec des mouvements de caméra programmés sur ordinateur. Malheureusement, nous avons été obligés de terminer cette scène en studio, en recréant la roue, de 12 mètres quand même ! Il a fallu l'entourer de green screen, le plus grand que j'ai éclairé dans ma carrière. Les raccords ont été très difficiles à faire mais je pense qu'au final, ça passe.

 

Et le film ?

Le résultat n'est peut-être pas à la hauteur de ce qu'on espérait, surtout à cause d'un scénario au départ qui était, disons, un peu léger. L'écriture n'était pas terminée, nous avions seulement 80 pages au début du tournage. Travailler avec une Major, en l'occurrence Warner, ne facilite pas les choses car tout est discuté entre de multiples personnes. Il y avait une productrice et un producteur qui sont autant responsables que Pitof lui-même. J'aime les films sur lesquels j'ai travaillé, y compris Catwoman, mais c'est vrai qu'on peut regretter que le scénario n'ait pas été plus abouti.

 

 


Y a-t-il un film que vous chérissez plus que d'autres dans votre filmo ?

Non, j'aime la diversité des films sur lesquels j'ai travaillé. Je pourrais citer She's so lovely, Nikita, Le cinquième élément, Ridicule, Les rivières pourpres… J'ai su m'adapter et créer une image différente pour chaque film. Quand je vois dans Léon l'image quand ils sont sur le toit face à Central Park, je la trouve superbe grâce à ses couleurs, son contraste, son soleil… J'aime aussi le côté rustique de Jeanne d'Arc, très brut au niveau de la photo.

 

 

 

 

L'actrice qui vous a procuré le plus de plaisir à éclairer ?

Isabelle Adjani, une actrice mythique que j'adore. Elle se connaît très bien et regarde l'axe de son visage dans un petit miroir qu'elle possède pour faire mine de se remaquiller... (Rire.) Elle se repositionne donc parfois par rapport à la lumière et fait 50% de notre boulot !

 

Votre action est-elle plus limitée lorsqu'il y a autant d'effets spéciaux que dans Le cinquième élément ?

Sur ce film, oui, car il y avait déjà un parti pris artistique extrêmement fort choisi par le décorateur, et Luc, évidemment. Dans ce cas, je ne fais qu'appliquer la lumière qui permette de respecter au mieux les couleurs et l'esthétisme du décor. C'était compliqué techniquement car les lumières conditionnaient le décor,ce qui implique la marge de manoeuvre plus étroite. La séquence où Leeloo se jette dans le vide et atterrit dans le taxi est celle que je préfère.

 



   

 

Avez-vous travaillé avec de grands réalisateurs peu portés sur la technique ?

André Téchiné est presque gêné par l'esthétisme, il est attaché à d'autres valeurs comme le jeu des comédiens et leurs déplacements. Il contrôle très bien l'espace, fait de longs plans-séquences à deux caméras ce qui rend les choses compliquées mais le but est de pousser les acteurs vers l'avant. Je préfère mon travail sur J'embrasse pas, tourné à une caméra, comparé à celui que j'ai fourni sur Ma saison préférée, tourné à deux. Kusturica est lui très créatif mais a une manière de découper très particulière, il a besoin de visionner le plan pour l'enrichir donc il se construit petit à petit et cela prend du temps. Il y a souvent un plan particulier pour une réplique, c'est une façon méticuleuse et impressionnante de travailler. Dans un autre style, Chris Nahon tourne au moins 25 plans par jour et se couvre sous tous les angles pour le montage, cette énergie est difficile à suivre car on ne peut pas soigner la lumière comme losque l'on tourne qu'une dizaine de plans. Kassovitz est très attiré par les plans séquencés, moins découpés sauf pour les scènes d'action. Si je devais le comparer à Luc Besson : Luc a des certitudes, Matthieu est en perpétuelle recherche, ce qui ne l'empêche pas non plus d'arriver à ses fins. Je suis admiratif devant Gothika. Il y a des points communs avec la photo des Rivières pourpres, ce qui me fait dire qu'il y a là une vraie patte de réalisateur qui réussit à retrouver un même style d'image avec deux chef-opérateurs différents.

 

Vous êtes aussi à l'aise dans les scènes sensuelles.

Je suis toujours heureux à l'idée de tourner une scène d'amour. Je suis fier de celles qui sont dans L'appartement. On veut que les visages soient beaux, que les peaux soient belles, qu'il y ait de la sensualité... On essaie de sculpter les corps avec la lumière tout en gardant de la pénombre pour préserver le mystère.

 


 

 


Dans votre impressionnante filmographie se trouve un beau nanar perdu dans l'espace, Wing Commander !

J'avais acquis de riches connaissances en travaillant sur Le cinquième élément, tant les effets spéciaux étaient complexes, et je voulais utiliser ce bagage sur un autre film. Chris Roberts débutait au cinéma avec Wing Commander et j'aimais cette démarche de mettre mes connaissances au service d'un premier film. (Il n'en a pas fait depuis, Ndlr.) Chris voulait que Wing Commander ressemble à un film de guerre des années quarante. Visuellement, faire un film de science-fiction au look rétro m'intéressait. De ce côté-là, j'espère que c'est plutôt réussi, mais le reste… Encore une fois, sur le papier, c'était difficile de prévoir le résultat final.

 

Venons-en à Luc Besson, qui tient une place primordiale dans votre carrière. Comment l'avez-vous rencontré ?

Luc avait rencontré la plupart des opérateurs disponibles sur le marché à l'époque de la préparation de Nikita, il en recherchait un de sa génération. Je crois être passé le dernier et de toute évidence, quelque chose clochait avec les précédents. Nous nous sommes vite trouvés sur la même longueur d'ondes, je disais oui à tout ce qu'il disait, parce que j'étais tout simplement d'accord ! Il avait aimé le pré-film que j'avais fait pour Le Brasier. Je n'ai jamais compris d'ailleurs pourquoi ce film n'a jamais été nominé aux Césars, au moins pour les costumes, la photo ou comme meilleure première oeuvre. Je suis sûr que Eric Barbier se relèvera un jour de ce boycott de la profession car je le trouve génial. Pour en revenir à Luc, il réussit toujours à me surprendre, en prenant parfois le contre-pied de ce que j'aurais fait. Il travaille pour le spectateur et la rare osmose qui existe avec son public vient peut-être de là. L'équipe qu'il dirige doit être très concentrée, il met beaucoup de pression en début de tournage et certains membres vont jusqu'à ressentir de la peur. Son charisme est tel que personne ne moufte, y compris moi qui ai toujours autant d'appréhension à l'idée de me lancer dans un projet avec lui ! La première moitié est souvent tendue, et passés les Açores, le beau temps revient et Luc se décontracte. La seconde se transforme alors en film de copains, comme sur Léon.

 

   


Vos projets ?

Je reviens du Mexique où j'ai filmé Bandidas avec Penélope Cruz et Salma Hayek. Ce fut l'un des tournages les plus agréables auxquels j'ai participé. L'équipe était adorable, je me suis donné à fond et j'aime déjà beaucoup ce film. Mes films à venir sont top secret.

 

Vous en avez l'habitude avec Luc Besson !

Kubrick aimait aussi ne pas donner d'information au spectateur pour créer une fraîcheur au moment de sa sortie. Je partage l'attitude de Luc car l'idéal reste en effet de découvrir un film sans en avoir une image préconçue.

 

Sur Imdb on voit un De Palma dans vos projets, Toyer…

J'en suis le premier surpris car il ne m'en a jamais parlé ! Travailler avec lui fut un immense plaisir, il est très proche de l'équipe technique, tout du moins le chef-op, le cadreur et le machino. Il donne peu de directives sur la lumière mais reste omniprésent sur les questions de cadre et de déplacement de caméra. Il s'exprime techniquement de façon très claire, ne cherche pas les complications inutiles même si les plans sont difficiles à organiser car ce sont souvent des plans-séquences très rythmés. Au contraire, il aplanit les difficultés. Femme Fatale restera un excellent souvenir.

 

Propos recueillis par Didier Verdurand.


Autoportrait de Thierry Arbogast.


Les affiches, françaises et américaines, donnent un bref aperçu des films éclairés par Thierry Arbogast durant sa carrière.


Les captures d'écran proviennent de l'édition collector de Catwoman en zone 2 et l'ultimate edition du Cinquième élément en zone 1.

 

 

 

Retrouvez les autres interviews de notre dossier chef-opérateur en cliquant sur les photos correspondantes :

 




   

 

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