Calvaire : interview de Fabrice Du Welz

Julien Welter | 8 mars 2005
Julien Welter | 8 mars 2005

La Belgique dans les Vosges. Avant de gagner trois prix à Gérardmer et avant de clore la soirée Monty Python qui s'est tenu le 25 février, Fabrice Du Welz s'est entretenu avec nous dans les salons du grand hôtel de Gérardmer. Il en a de la chance, discuter avec les journalistes d'Ecranlarge, durant le rush d'un festival, c'est l'assurance de ne pas parler pour ne rien dire. Quoique. Plus sérieusement, l'homme est un passionné de cinéma, de la voix raillé comme si l'homme était sorti en boîte de nuit la veille (nous aussi, remarquez), le réalisateur revient sur la genèse du film, agite les bras pour mieux exprimer sa passion du cinéma et nous lance un regard sérieux pour évoquer ses envies de cinéaste. Quelques mots sur un chemin qui deviendra, on le souhaite, une autoroute à partir du 16 mars.

 


Qu'est-ce qui vous a motivé dans l'histoire de Calvaire ?

Il s'agissait, au départ de réaliser un survival horror. Prendre une situation basique, l'étranger qui a une panne de voiture et qui arrive dans un lieu étrange, pour ensuite doucement contourner les clichés, les tordre un peu pour finalement les réinterpréter. Je voulais expérimenter en jouant entre la comédie et l'horreur pour essayer d'en dégager ce qu'on appelle en littérature la poésie macabre. Tout cela était pour moi un terrain d'essais qui me permettait de ne donner aucune certitude au spectateur et de le laisser maître de sa propre projection et interprétation.

 

Votre traitement ambigu des personnages participe au trouble que l'on ressent à la vision du film ?
Une de mes ambitions étaient de déplacer l'identification des personnages. Si on s'identifie à Marc Stevens (Laurent Lucas), ça n'a pas beaucoup de sens parce qu'il est peut-être le moins aimable. Tandis qu'en déplaçant la sympathie vers Bartel (Jackie Berroyer) ou les villageois, cela devient intéressant. On est amené à leurs trouver des raisons ce qui est très perturbant pour certains spectateurs. Il y a une phrase de Clouzot que j'aime bien répéter et qui me convient : « le cinéma, ce doit être une agression et un spectacle. ». De la même façon, je n'avais pas envie que la lumière se rallume et que les spectateurs oublient le film. J'avais envie qu'il continue un peu en eux. Au final, les gens l'interprètent de manières très différentes. Certains y voient beaucoup de violence alors qu'il n'y en a pas forcément énormément. Mais entre le rejet complet et l'adhésion totale, il y a quand même un moyen de le voir de façon « normal ».

 

Peut-être à cause de toutes ces intentions, le film est parfois difficile à saisir ?
C'est vrai qu'il n'est jamais attendu mais il me semble qu'il reste très limpide. Le titre nous indique bien que ça va aller de mal en pis. On ne sait seulement jamais comment. Sinon, la signification me semble plutôt clair. Je dépeins, un monde sans femme qui s'aveugle de plus en plus violemment alors qu'il est en quête de repère et d'amour. Ils ont tellement envie de croire et d'aimer qu'ils plongent dans la barbarie la plus sanglante.

 

C'est une vision très sombre de l'humanité.
Je suis pourtant quelqu'un de joyeux mais il est vrai que toutes ces histoires m'intéressent par leur regard très nihiliste et très noir. Je suis attiré par cela et je trouve finalement cela très réjouissant. Par contre je n'aimerais pas qu'il m'arrive, le dixième du quart de ce qui arrive à ce personnage. Mais tout cela n'est pas très sérieux finalement, ça ne reste que du cinéma.

 

Vous ne pensez pas que le cinéma n'a pas plus d'importance que ça ?
Bien sûr mais il y a des choses beaucoup plus nocives, dans notre société, que des films nihilistes. Il suffit pour cela d'allumer certaines chaînes de télévision et de voir la médiocrité ambiante. Le cinéma a une importance capitale dans ma vie parce que j'y pense tout le temps mais ça reste un terrain de jeux et de création. Personnellement, si je peux avoir entre les mains un bouquin qui me met des claques et qui me remets en cause, j'adore ça. C'est très vivifiant. J'ai en horreur les oeuvres qui ronronnent ou qui radotent. On est entouré de produits qui endorment.

 

Etes-vous conscient de contribuer à un renouveau du cinéma fantastique français ?
J'ai grandi avec le cinéma de genre quel qu'il soit. Le kung-fu, les pornos de Jean Rolin, les polars, les thrillers, les films d'horreur, français ou américain. J'aime profondément le genre parce qu'il est haletant. Il y a des histoires, des psychologies, des affrontements. Ces histoires sont toujours très passionnantes.
Mais on parle du renouveau du cinéma de genre français depuis déjà maintenant 10 ou 15 ans. La particularité de Calvaire est qu'il est décomplexé du cinéma américain contrairement à d'autres productions comme Bloody Malory ou Requiem. Je ne m'astreins pas aux règles américaines, je fais un cinéma de genre libre comme il y a en avait dans les années 60 ou 70. À l'image également du cinéma coréen et asiatique qui regorge d'énergie et de vitalité parce qu'il n'y a pas la règle de la moralité au-dessus de leur tête avec des critiques comme pères fouettards.

 

Les journalistes sont-ils trop hargneux ?
Les journalistes parisiens sont hargneux de toute façon. Il faut être généreux et essayer d'aimer les films. De toute manière, je ne réalise pas les films pour les journalistes ou la presse. Par rapport aux barons de la critique, j'espère juste qu'ils en parleront. Je dis ça mais je ne suis pas sûr que l'attaché de presse serait de mon avis. En tout cas, je ne veux pas me rendre malade. Ce film est honnête. Je l'ai fait avec toute ma rage et ma passion pour le cinéma. S'ils n'aiment pas ou qu'ils trouvent cela immoral, tant pis. Je ne fais pas du cinéma pour être moral ou politiquement correct. Je ne veux pas parler de moralité parce que je déteste cela mais je ne veux pas être de bon ton. Si je peux emmerder des personnes que j'exècre, tant mieux. Et puis, je ne veux surtout pas plaire à tout le monde. Je sais bien que je ne vais pas faire des millions d'entrées. Je suis très terre à terre par rapport à ce que je fais. Je veux juste que l'on me laisse travailler et que l'on me laisse creuser un cadre, que cela soit le film de genre ou un autre, et être quelque peu créatif. En France, le cinéaste est consacré. Il faut être génial. Mais qui a du génie aujourd'hui ? De grands metteurs en scène ont fait 40 films dans lequel il y en a 25 de mauvais. Mon but principal n'est pas réaliser des chefs d'œuvres. L'important est de travailler, oser et se débarrasser de la peur de l'échec. L'erreur est permise, même moral.

 

On a l'impression qu'une vague d'auteurs français s'emparent du genre, comme vous, Lucile Hadzihalilovic ou Marina de Van.
J'aime beaucoup Lucille Hadzihalilovic et Marina de Van. Ce sont des gens qui cherchent. Je me sens proche de cette démarche même si nos films sont complètement différents. Je ne pense pas être prétentieux en disant que l'on est simplement des cinéastes qui ne réalisent pas des films formatés pour la télévision. On se dégage des contraintes et on essaye humblement de faire des oeuvres de cinéma. Forcément, dès que l'on veut procéder ainsi, ça prend du temps. Ce film a été une aventure de 4 ou 5 ans. C'est long et très dure mais les réalisateurs que j'admire beaucoup, avec des univers très forts, on toujours pris beaucoup de temps. Aujourd'hui, le film existe, il est comme je voulais qu'il soit, je n'attends qu'une chose pour passer définitivement à autre chose, sa sortie.

 

David Lynch dit souvent que lorsqu'ils terminent un film, il le laisse aux spectateurs.
Oui sauf que là c'est un premier film. Cela a donc plus d'importance. Il faut que la sortie se passe bien parce qu'il y a l'enjeu économique. Il faut qu'il marche un peu, ne serait-ce que pour me faciliter la vie pour après


Lors de notre entretien, la réalisatrice d'Innocence, nous parlait de la sensorialité de son film, notion que l'on retrouve dans votre long-métrage, il me semble.
C'est vrai que j'ai tout fait pour qu'il soit le plus sensoriel possible, que le film soit une expérience physique plutôt qu'intellectuel. Pour moi, le cinéma c'est avant tout des sensations, ce n'est pas de la littérature, même si certains livres en provoquent également. En tout cas, je ne pense pas que le cinéma doit s'adresser directement à l'intellect. Le cinéma de Bunuel est éminemment sensoriel, celui de Lynch l'est exclusivement et celui de Cronenberg aussi. Mais ce n'est pas une nouvelle école, c'est vieux comme le monde sauf que l'on se penche de nouveau là-dessus.
Pour cela, le cadre du film du genre est très pratique car il permet de raconter une histoire simple tout en transmettant des sensations. Les grands cinéastes américains transcendent le cinéma de genre d'une manière ou d'un autre. Quand Michael Mann réalise Collateral, il va au-delà du thriller. Quand Coppola tourne Apocalypse Now, il transcende le film de guerre. Quand Scorsese tourne Aviator, il transcende le genre du biopic. Quand Godard, Truffaut ou Chabrol, écrivait dans les cahiers du cinéma, ils parlaient d'Anthony Mann ou de Samuel Fuller pour leurs films de genre.

 

A ce propos de nombreuses références traversent le film, sont-elles conscientes ?
Certaines références comme le théâtre de la cruauté, l'absurde ou la poésie macabre ont été incluses sciemment mais la plupart l'ont été inconsciemment. Je suis un passionné et cinéma, je mange beaucoup de films et certains qui m'ont traumatisé plus jeune, se sont forcément inscrits dans ma réalisation. Malgré toutes ces références, le film suit un cheminement très personnel. Car derrière tout cela, il y a du romantique, du romanesque puisque l'histoire est une grande quête d'amour.


Comment avez-vous choisi Jackie Berroyer ? Est-ce qu'il y avait le pari de le sortir d'un personnage ?

Je connaissais Jackie d'un court-métrage qu'on avait fait ensemble. Quand j'ai envoyé le script à Jackie pour avoir son avis, il m'a dit que c'était le rôle de Bartel qu'il voulait faire. Je n'étais pas du tout convaincu mais il avait vraiment envie de se confronter à ce personnage. Finalement, c'était évidemment lui qu'il fallait choisir car il n'est pas attendu pour ce rôle. Avec lui, on évite tous les écueils de l'hystérie. Il est léger, frais, fragile et il ouvre le champ du personnage. Ce dernier devient plus complexe, il a des mystères. Cela le rend forcément attachant et moins oubliable.

 

Comment s'est déroulée la cohabitation des jeux de Laurent Lucas et de Jackie Berroyer ?
C'est vrai que ce sont deux écoles. Le premier est d'une précision extrême alors que le second, c'est le bordel complet. Ils travaillent de manière totalement différente ce qui donne quelque chose de très intéressant. Mais avec du respect et la même vision du film, tout s'est bien passé. Il a seulement fallu doser les deux acteurs. Jackie est un spontané qui doit trouver le truc qui lui permette d'atteindre le ton. Et cela se passe dans le moment. Laurent est une machine qui connaît ses marques avec une précision extrême. La script et le preneur de son n'en revenaient pas de son exactitude. Il est dans une composition qui va de l'humain à l'inhumain pour se terminer en vraie bête. À mon sens c'est la seule bête du film qui dit à la fin « je t'ai aimé », ce qui est une sorte de rédemption.

 

A Gérardmer, la projection de votre film a suivi l'hommage à Roger Corman. Cette association vous a-t-elle flatté ?
Bien sûr, c'est un honneur ! Même si j'ai découvert ses films bien après, je sais que tous les grands metteurs en scène américains lui doivent beaucoup.

 

Est-ce que vous seriez prêt à travailler pour lui ?
Complètement. Son cinéma a des contraintes très réjouissantes. Il n'y a pas de formatage, tu as un peu de temps (4 jours en moyenne) et en même temps il y a un impératif commercial. Je te donne 1 euro, il faut que tu m'en ramènes 2. Les choses se font avec une jubilation. Je ne veux pas avoir un discours militant mais en France et aux États-Unis, il y a un certain formatage. L'industrie asiatique a permis une ouverture même s'ils se formatent de plus en plus. Mais voilà, si je peux travailler dans une industrie et y être heureux, pourquoi pas. Hitchcock, mon metteur en scène préféré, travaillait dans l'industrie et était arrivé génialement à faire ses films.

 

Vous travailleriez pour le Roger Corman français, Luc Besson * ? (*)
S'il me laisse tranquille et si j'ai un script qui me permette d'expérimenter, pourquoi pas ? Je ne fais pas de procès d'intention. J'ai grandi avec Le dernier combat ou Le grand bleu. J'aime profondément ce métier, faire des films et rencontrer des gens. Je ne demande qu'à travailler à partir du moment où je peux être heureux. Je ne suis toutefois pas arriviste au point de faire semblant. Je ne veux pas rougir des films que je fais.


Quel regard portez-vous sur l'industrie du cinéma français ?
De France, on a toujours l'impression que le cinéma se porte mal. Mais je viens de faire quelques festivals internationaux avec Calvaire et à chaque fois que j'en parlais, les journalistes et les spectateurs avec qui je discutais, trouvaient au contraire que le vrai renouveau du cinéma de genre se trouvait en France. Ils étaient passionnés par cette tendance. Que ce soit Haute tension, Dans ma peau ou Irréversible, ils étaient très intrigués par ces longs-métrages.
Il y a peut-être trop de films mais en même temps c'est plutôt positif car le cinéma français laisse un grand nombre de jeunes auteurs s'exprimer. C'est très paradoxal. Le cinéma populaire produit un peu trop de grosses comédies épouvantables mais si les jeunes ados sont assez cons pour aller voir ça en boucle, qu'ils continuent. Je ne pose pas de jugement là-dessus mais je ne comprends pas. Je pense qu'il y a moyen de faire des grandes comédies populaires sans démériter. C'est bien d'avoir un star-système avec des vedettes de télévision qui amènent les gens, mais qu'il s'applique un peu plus pour les scénarii.

* Notes : Je tiens à préciser pour ne heurter la sensibilité de personnes que ce terme de « Roger Corman du cinéma français » appliqué à M. Besson, ne se veut réducteur ni pour le réalisateur américain, ni pour le réalisateur français. M. Corman a réalisé un grand nombre de films inoubliables, de même que M. Besson mais il est question ici de leurs tendances communes à mettre en place une industrie du cinéma bis (parfois agréable).

Propos recueillis par Julien Welter.

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