Jean-Jacques Beineix (L'Affaire du siècle)

Didier Verdurand | 28 septembre 2004
Didier Verdurand | 28 septembre 2004

Jean-Jacques Beineix nous accueille dans son bureau pour nous parler d'une bande dessinée, L'Affaire du siècle, dont il est l'auteur. Cora est une jolie vampire âgée d'un siècle à peine et décide de voler l'argent d'un casino clandestin dans lequel elle travaille comme croupière, pour réaliser son rêve : acheter un château urbain où elle pourra se protéger contre la bêtise humaine en pleine croissance. Passionnante, fantaisiste et délicieusement farfelue, cette histoire n'a jamais pu être adaptée au cinéma malgré vingt ans de développement. Jean-Jacques Beineix s'explique.

De quand date l'origine de L'Affaire du siècle ?
1982, quand je tournais La Lune dans le caniveau dans les studios de Cinecittà à Rome. J'avais acheté les droits du roman de Marc Behm, La Vierge de glace. Le fait qu'il soit dans la collection Série Noire était déjà atypique, car il s'agit d'un policier dont les héros sont des vampires. Ses côtés irrévérencieux et érotiques m'avaient beaucoup plu. J'imaginais même Nastassja Kinski et Gérard Depardieu comme interprètes. Cela dit, la projection de mon film à Cannes n'avait pas encore eu lieu, et je ne me doutais pas de ce qui allait me tomber dessus, je baignais encore dans l'illusion ! La douche froide cannoise m'a incité à partir aux États-Unis, plus exactement à New York, le temps de la réécriture du scénario pour un producteur, et puis le cauchemar a commencé, car Hollywood pourrait s'appeler « L'Histoire sans fin ». Les cadres changent régulièrement de studio, et quand ils arrivent, ils mettent au fond du tiroir les sujets développés de leur prédécesseur. J'étais aussi tête de lard à l'époque, le Français qui ne voulait en faire qu'à sa tête.

Vous n'étiez pas dans un esprit de commande comme Matthieu Kassovitz ou Pitof !
J'ai été comme eux mais venant d'une génération plus ancienne, formatée à une certaine résistance, un esprit plus Nouvelle Vague, cinéma d'auteur, et j'étais en quelque sorte un Don Quichotte ! J'ai quand même été très bien reçu, on m'a proposé des dizaines de projets qui ne me mettaient pas à l'aise, car je ne sais faire que ce que je sais faire. Or, j'ai besoin de liberté pour le faire, je ne respecte pas forcément les règles, aussi bien dans le cinéma que dans la BD d'ailleurs. À la sortie de Diva, un grand critique avait écrit qu'il y avait là un univers à la Tardi, à la Hergé, totalement improbable. On l'étudie maintenant dans des universités américaines !

Seul Hollywood pouvait produire L'Affaire du siècle ?
À l'époque oui, car il coûtait trop cher. On ne pouvait pas produire un film de plus de 120 millions de francs, soit 16 millions d'euros environ. Je ne vais pas vous faire une nomenclature de mes voyages aux États-Unis, mais il y a de quoi s'acheter une Rolls Corniche en or. J'étais hôtesse de l'air, je passais mon temps entre Paris et Los Angeles, chez Columbia, Universal, la Fox, Paramount, Dino de Laurentiis, New Line, Fine Line, etc. Le projet était vivant et en même temps je faisais des films ! Je suis aux oscars avec 37°2 le matin... Le dernier gros projet que j'ai failli faire était Chapeau melon et bottes de cuir avec Warner. J'avais donné mon accord au producteur tout en signalant qu'il fallait retravailler le scénario. Là-dessus, gros problème personnel avec le décès de ma mère et je ne le fais pas, ce que je ne regrette pas après coup car le film n'est pas bon, et je n'aurais probablement pas fait mieux. C'est du cinéma de formatage. Il faudrait que vous en parliez avec Pitof.

C'est fait, mais dans le cadre d'une interview promo à Deauville avec Warner derrière... !
Il n'a pas dû être bien libre de faire ce qu'il voulait ! Je peux vous le dire, Hollywood est un enfer ! Jamais vous n'entendrez pire sur Hollywood qu'à Hollywood. Ils ont le poignard dans une main, et un stylo dans l'autre pour signer le contrat, c'est le bûcher des vanités ! Quel bazar cette ville, on y côtoie des coiffeurs, des culturistes, des coachs, des agents, des avocats... Je m'y suis bien marré aussi, j'allais faire du roller tous les jours à Santa Monica, je peux faire mal maintenant dans ma catégorie, je n'ai pas perdu mon temps ! (Rires)

On peut parler de politiquement incorrect dans votre traitement de l'histoire ?
Totalement, car on tire sur la malbouffe, et on prône les valeurs artistiques, la révolte... C'est un monde aux mains de la maffia... Les vampires sont par excellence une minorité, opprimée, qui vit la nuit et travaille illégalement, donc n'a pas d'autre choix que de travailler pour la maffia. L'histoire est à prendre au deuxième ou troisième degré. Le film ne s'est pas fait juste pour une histoire de fric. La grande société de fast food s'appelle Crack Burger, et je peux vous dire que c'est la première chose qu'on m'a demandé d'enlever à Hollywood ! Il y avait aussi trop de nudité pour eux et cela limite le choix au niveau des actrices américaines.

Elles auraient pu être honorées, après avoir vu 37°2 le matin !
Toutes l'avaient vu. Cameron Diaz m'a dit que c'était l'un de ses films préférés, mais allez lui demander, ou à son agent, de faire ce que fait Béatrice Dalle ! David Puttman, alors président de la Columbia, m'a dit que jamais de la vie 37°2 n'aurait pu se faire à Hollywood ! Même avec une production de seulement 3 millions de dollars, Darren Aronofsky a vécu un calvaire pour son Requiem for a dream. À 10 millions de dollars, il ne l'aurait jamais fait ! L'ordre moral est de retour et il ne faut pas tout mettre sur le dos de Bush, qui n'est qu'une marionnette. Le produit appartient à l'annonceur et le cinéma n'y échappe pas.

Comment est venue l'idée de la BD ?
Elle est venue subrepticement par l'intermédiaire d'un storyboarder, Bruno De Dieuleveult, que j'ai rencontré sur une pub. Je regardais son storyboard et me suis exclamé que ce mec-là avait tout compris, qu'il n'y avait plus qu'à dire « Moteur » ! Il a entendu et s'est alors présenté. Voilà le début de notre collaboration et amitié, et nous avons fait après IP5 ensemble. Nous avons été les premiers à commercialiser un storyboard, et nous en avons quand même vendu 7000 sans publicité et contre Gaumont qui n'en voulait pas, par peur. « Berk, un livre ! » (Rires). Il y a eu un temps fou entre le premier dessin de L'Affaire du siècle et le résultat final, car il a fallu réadapter plusieurs fois l'histoire par rapport au lieu et à sa langue. Entre temps, Claude Berri, que tout le monde donnait perdant, a été assez couillu pour produire le premier Astérix et suivre une démarche inverse à la mienne. Le plus important est de créer, peu importe finalement l'outil.

Quand sortira le deuxième tome ?
En 2005. Il sera monstrueux alors que le premier est calme. L'avantage dans mon itinéraire est que je propose directement une version intégrale avec tout ce que j'avais dû enlever quand je pensais l'adapter au cinéma.

Comment l'univers de la BD vous a-t-il accueilli ?
Il y a des intégristes. Ils ne supportent pas l'idée de lire une bande dessinée qui n'a rien de classique, alors que nous sommes dans l'univers créatif le plus libre qui soit, en théorie !

Jusqu'où a été le dernier développement en date ?
Quand je me suis séparé de Canal + en 1999, je suis parti avec un trésor de guerre que j'ai dépensé jusqu'au dernier centime dans la préparation de L'Affaire du siècle. Jusqu'à 60 personnes ont travaillé dessus. J'avais visité tous les studios d'effets spéciaux qui rencontraient le même problème : ils ne faisaient pas les poils en numérique. Et puis Stuart Little est arrivé. Si on pouvait mettre des poils sur une souris, pourquoi pas sur une chauve-souris ? J'étais ravi et je voulais faire un survol de Paris en image de synthèse, car quand vous implorez une autorisation pour tourner au-dessus de Paris, on vous met à la porte ! Ça n'empêche qu'hier, j'ai vu un A-340 qui n'était pas à 3000 mètres d'altitude, il s'était peut-être trompé de pédale... Tout ça pour dire que je suis obstiné et que, malgré les obstacles, je continue d'avancer. (Quelques secondes du vol disponible sur ce lien.)

Otaku, votre documentaire tourné au Japon il y a dix ans, sortira-t-il un jour en DVD ?
Oui, et celui sur Loft Story aussi. Le souci n'est pas de produire le DVD, mais de le distribuer dans les grandes surfaces qui ne référencent qu'un certain type de produit. Tout marché induit un contre-marché. Heureusement, l'évolution de la technologie permet à une production plus artisanale d'exister. L'achat en ligne doit se développer car, aujourd'hui encore, les gens ont peur d'acheter sur Internet ! Mortel transfert ne passera pas à la télévision car je suis très satisfait du DVD, et il faut valoriser ce support ! De plus, la télévision n'a pas participé au financement, donc je n'ai aucun compte à rendre. IP5 non plus n'est jamais passé sur une chaîne généraliste.

Si elle marche, vous envisageriez de remettre en route l'idée d'une adaptation cinématographique ?
Tout est possible puisque rien n'est prévu !

On pense très vite à Ludivine Sagnier !
Impossible de ne pas y penser, mais en 1982 ? Même il y a six ans ? Comme je vous disais plus tôt, Cameron Diaz était intéressée mais a eu peur. Nick Nolte était partant à fond mais les studios n'en voulaient pas. Brendan Fraser avait adoré l'histoire, avant de faire La Momie. Depuis, il est injoignable ! On a eu un contrat avec Jean Réno. Je suis le premier à avoir proposé un rôle à Laetitia Casta mais les marchands n'en voulaient pas. Ils ont aussi refusé la sublime Monica Bellucci. J'ai entendu un nombre de conneries en vingt ans, de quoi remplir un bottin !

Votre film préféré autour de vampires ?
J'avais beaucoup aimé en son temps Le Bal des vampires. Roman Polanski est un metteur en scène d'une très rare élégance.

Propos recueillis par Didier Verdurand.
Photo de Côme Bardon.

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