Cannes 2017 : une édition mutante et passionnante

Jacques-Henry Poucave | 29 mai 2017 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Jacques-Henry Poucave | 29 mai 2017 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Cannes est le Festival de Cinéma le plus prestigieux et suivi, une institution qui donne chaque année le pouls du Septième Art et appelle à maintes exégèses. Une position de domination plus complexe qu'il n'y paraît puisque par définition, l'évènement n'a pas de concurrent supérieur immédiat et se retrouve condamné à se maintenir ou chuter. Comme en témoignait l'effervescence et le scepticisme de certains commentaires autour des célébrations de ce 70e anniversaire, la Croisette est devenue son propre mètre-étalon et n'a pas réellement d'autre point de comparaison qu'elle-même.

Une porte ouverte sur le "c'était mieux avant", dans laquelle certains se sont engouffrés facilement. Un rapide coup d'oeil sur les réseaux sociaux et les divers éditoriaux qui fleurissent en témoigne, pour beaucoup, cette édition présentait une compétition officielle en retrait, nettement moins qualitative que les précédentes années. Affirmation largement partagée, qu'il convient pourtant de nuancer. Rappelons-nous ainsi les déclarations enflammées, il y a tout juste un an, à l'issue d'une cérémonie de clôture qui sacra Ken Loach, provoquant l'ire de tous ceux qui voyaient dans Moi, Daniel Blake, une oeuvre mineure, pour ne pas dire fatiguée, et dans la sélection une proposition de très faible tenue. Et pour avoir souscrit à ces retours, il nous semble que le choix proposé cette année par Thierry Frémaux et ses équipes était d'un tout autre calibre.

 

PhotoThe Square, une Palme inattendue

 

LE CHOIX DES ARMES

Non pas que le crû 2017 ait été d'une qualité toujours égale, non pas qu'il ait échappé à ses tropismes (présence de metteurs en scène habitués, manque de nouveaux venus, etc), mais la palette qui nous a été proposée affichait une remarquable diversité et dressait une feuille de route ainsi qu'une note d'intention des plus appréciables.

Jusque dans ses errements, la compétition officielle nous aura étonnés. On aura beau avoir passé un sale quart d'heure devant les films de Sofia Coppola, François Ozon, Hong Sang-soo, Michael Haneke (pour une partie de la rédaction), trouvé la proposition de Todd Haynes très en dessous de son niveau habituel, on ne pouvait que remarquer la diversité des tons et des formes, là où le Festival a parfois donné le sentiment ces dernières années de se replier sur une forme de conception rabougrie et doloriste du cinéma d'auteur.

 

Photo Diane KrugerDiane Kruger, prix d'interprétation féminine pour In the Fade

 

Thriller psycho-sexuel excessif, dialogue rohmerien, drame bourgeois putrescent, remake d'une chef d'oeuvre sous-estimé, coming of age... Autant de films, qui, même s'ils se plantent souvent dans les grandes largeurs, ne rejouent pas à l'infini des partitions déjà vues, et auront surpris.

Quant au reste de la sélection, il est riche d'essais passionnants. Un an après la cuvée 2016, on ne souvient guère que de Elle, et Ma Loute. Cette nouvelle fournée devrait laisser bien plus de traces. De la mise en scène ahurissante de La Lune de Jupiter, au revenge movie désespéré et ultra-violent de Lynne Ramsay, en passant par la décharge d'adrénaline de Good Time, sans oublier la force symbolique de Mise à Mort du Cerf Sacré ou la puissance nihiliste d'Une Femme Douce (le grand oubli critique du Festival), l'édition 2017 est riche de réussites impeccables.

 

Photo Joaquin PhoenixL'interprétation masculine pour un Phoenix.

 

Pourquoi donc ont-elles trop souvent été appréhendées avec froideur, sinon dédain ? Il appartiendra de tirer ces conclusions plus tard, de s'interroger avec un peu de recul. Mais il n'est pas interdit de penser qu'après plusieurs mois mûs par une énergie dépressionnaire - élections chaotiques en France, gueule de bois post-Trump aux Etats-Unis, panique Brexitienne au Royaume-Uni - un grand nombre de Festivaliers aient appréhendés cette sélection à l'aune d'une année au bord du gouffre. Gageons qu'elle sera rapidement réévaluée.

 

TOMORROWLAND

Il faudra aussi saluer la volonté du Festival de se tourner vers l'avenir et de vouloir prendre les devants des métamorphoses qui attendent le 7e Art. N'en déplaise à un Pedro Almodovar dont les déclarations pompeuses et le Palmarès resteront comme des sommets de politiquement correct au conservatisme épais, la Croisette a accueilli des productions Netflix en compétition officielle (et aussi du côté de la Quinzaine des réalisateurs), et si sous la pression du FNCF, une déclaration sybilline quant aux futures sélections - plus ou moins appelée à rester lettre mort - a bien été publiée, le geste a une portée symbolique majeure.

 

Photo David LynchLe véritable héros de cette édition ?

 

Peu importe que le très excitant Okja n'ait pas été primé, il fut l'un des moments forts de l'édition, et un des rares exemples de cinéma populaire exigeant à se frayer un chemin jusqu'à la compétition pour la Palme d'Or. Oui, quelques trouble-fêtes auront boudé, mais tant pis, la disruption proposée par Netflix n'est pas moins à sa place sur la Croisette que quantité d'oeuvres ne trouvant pas leur chemins jusqu'à nos salles ou ne bénéficiant pas d'une exposition nécessaire pour rencontrer le grand public via les salles obscures, ou les productions issues de ses concurrents Amazon, ou HBO.

La mise en avant de David Lynch et Jane Campion, invités à dévoiler Twin Peaks et Top of the Lake, actait également la mutation de la Croisette et de son objet. Quand on se souvient des débats abscons autour de la présence du Carlos d'Olivier Assayas il y a quelques années, les progrès effectués sont notables et laissent espérer que le Festival laissera de plus en plus dialoguer les formes, se contaminer les formats, et pourra continuer d'accompagner les débats que ces changements induisent.

 

Photo Nicole KidmanNicole Kidman  était au top (of the Lake)

 

Oui, Twin Peaks fut un des grands moments de cette édition, entre le happening, la communion et la bascule symbolique. Et on se prend à rêver qu'à l'avenir, Cannes devienne ce haut-lieu créatif ou cinéma traditionnel, séries et hybrides aient également leur place, concourant à faire de l'évènement le coeur battant du cinéma, au sens le plus large possible du terme.

 

LA CHAIR DANS L'ARENE

Une édition multiple et riche, voilà qui est déjà une belle réussite. Mais Cannes 2017 fut également le théâtre d'une véritable révolution. Avec la présence de Carne y Arena, le dispositif en réalité virtuelle conçu par Inarritu, la Croisette a entamée une mue passionnante. Certes, l'oeuvre était bien trop difficile à découvrir, son accès ridiculement restreint et au final, on peut très légitimement regretter que le public et une large partie de la presse n'y aient pas eu accès.

Il n'en demeure pas moins que cette création s'est imposée comme le choc du Festival, le premier témoin indiscutable d'une révolution copernicienne autour des notions de narration, de performance technologique et de rapport à l'oeuvre, ainsi que nous en causions ICI. En ouvrant la porte à la réalité virtuelle, Cannes nous rappelle qu'il n'est pas seulement le Rotary Club du grand cinéma, ou le conservateur visionnaire d'un musée des écrans, mais bien un défricheur acharné, dont la première mission est d'ouvrir des portes.

 

Alejandro Gonzalez InarrituUne virtualité bien réelle pour Carne y Arena

 

On reparlera longtemps encore de la surpuissance de Carne y Arena, tout comme on discutera encore avec intérêt de son impact sur la Croisette. La réalité virtuelle gagne ici une légitimité institutionnelle, une mise en lumière nécessaire. A bien des égards, cette démarche était risquée. Le prestige d'Inarritu n'efface en effet pas le scepticisme des institutions à l'égard d'une technologie à laquelle le grand public n'a pas encore accès, et que beaucoup regardent encore comme un gadget. On parie que ce regard sera très rapidement appelé à changer radicalement, et que Cannes n'y aura pas été pour rien.

 

BONUS TRACK

La compétition officielle ne fut pas la seule à s'illustrer. Cannes est célèbre pour sa vie nocturne, et cette dernière a retrouvé un peu de son lustre en 2017. En effet, la plupart des plages et autres lieux de villégiatures ont obtenu l'autorisation de poursuivre les hostilités liquides au-delà des deux heures du matin qui avaient cours ces dernières années. Cela n'a l'air de rien, mais modifie en profondeur la dynamique d'un évènement comme le Festival de Cannes.

Car si la nuit Cannoise est réputée, ce n'est pas seulement pour ses agapes en tant que telles, mais pour leur capacité à permettre la rencontre de talents, de métiers, de savoir-faire et de personnalités. Une grande partie de son énergie repose dans la capacité d'univers très cloisonnés, professionnellement et géographiquement, à se rencontrer soudain. On n'en est pas encore revenus aux grandes heures des années 70 et 80, mais Cannes a retrouvé pas mal de couleurs cette année.

 

semaine de la critiqueAva, première claque de la Semaine de la Critique

 

UNE SEMAINE CRITIQUE

La densité de l'agenda des projections  aura joué clairement en défaveur des sélections parallèles. Mais pour autant, on aurait tort de ne pas souligner le travail exceptionnel effectué par les sélectionneurs de la Semaine de la Critique. En choisissant beaucoup de premiers films, la Semaine de la Critique s'est imposée comme un poumon créatif indispensable. Ava, Petit Paysan, Makala, A Sicilian Ghost Story, Une vie Violente, autant de choix forts, issus de genre variés et bien vivants, qui confirme la dimension indispensable de cette section remuante du Festival.

 

Photo Palme d'Or

 

2018 IS COMING

Timorée cette édition 2017 ? Rabougrie ? Certainement pas. Comme chaque nouvelle cuvée, elle nous réserva son lot de surprises, de révélations et de déceptions. Et pour un peu, on serait tentés de dire qu'il s'agissait de la plus amusante sélection découverte de longue date. Avec la présence de The Square, et les innombrables saillies d'humour glaçant qui émaillèrent la Croisette, voire les outrances de métrages tels que L'Amant Double, l'heure était sans doute à la gravité, mais pas à la sinistrose.

Cette édition 2017 mérite d'être débattue et discutée, certainement pas évacuée d'un revers de la main. Et à l'année prochaine hein.

 

Affiche 70e Festival de Cannes

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