Dumb & Dumber : Peter et Bobby Farrelly, poétique de la régression

Guillaume Meral | 24 décembre 2014
Guillaume Meral | 24 décembre 2014

L’époque n’est décidément pas à la gratitude. Parmi la petite poignée de réalisateurs pouvant se targuer d’avoir exercé une influence concrète sur l’industrie hollywoodienne ces 20 dernières années, Peter et Bobby Farrelly sont probablement les plus mal lotis, quand bien même leur contribution à la comédie U.S représente l’équivalent de celle qu’a pu exercer Howard Hawks à l’époque où la screwball comedy écrivait ses lettres d’or sur le patrimoine du cinéma américain.

L’analogie peut sembler trop lourde à porter pour les épaules des frangins du Rhode-Island, mais projetons nous quelques années en arrière, à cette époque où Judd Appatow n’était pas encore devenu ce roi Midas de la comédie U.S, adoubé jusqu’aux critiques les plus hype qui l’ont hissé au rang d’égérie générationnelle, où les noms de Will Ferrell, Steve Carrell and Co n’était pas encore sur toutes les lèvres, bref avant que la régression ne soit unanimement reconnue comme la catharsis de l’homme moderne. Soit à l’aube de la décennie 2000, où l’humour con n’était encore que l’apanage de quelques cancres du fond de la classe où de teenage comedy exploitant le fonds de commerce d’American Pie, adoubés par un public fidèle, mais régulièrement pilonnés par les critiques se bouchant le nez devant un gag à base de flatulence.

LE GRAS C'EST LA VIE

Les frères Farrelly sont alors les seuls à faire exception à la règle, le carton de Mary à tout prix quelques années auparavant ayant grandement contribué à élargir leur audience au-delà de son public caca-prout. On parle même d’univers à part entière pour les frangins, certaines revues côtées évoquent leur cinéma sous un champ lexical flatteur, et un consensus s’est déjà formé pour reconnaitre ce fameux regard humaniste qui les distingue de la concurrence, tout aussi adepte d’humour gras mais bien moins enclin à le manier avec délicatesse.

 

De fait, si l’on attribue volontiers aux frères Farrelly le titre d’artisans de la démocratisation de l’humour qui tâche, on oublie que la dextérité du gag qui pète et le maniement du phallus dans les oreilles ne sont pas en soit des figures de styles destinées à fédérer au-delà des sales gosses adeptes des soirées pizza-bières. La régression est une chose, encore faut-il savoir y conduire l’audience même la plus réfractaire.

Or, ce qui distingue réellement les Farrelly de leurs prédécesseurs, et qui définit l’influence exercée par la fratrie sur ce qu’on appelle la génération Apatow, c’est justement cette capacité à abattre cette barrière invisible édifiée entre nous et des personnages volontiers représentés sous leur plus mauvais jour. S'instaure ainsi une proximité décomplexant les spectateurs les moins avenants.

Proximité reposant non pas sur la mesquinerie assumée ou un quelconque regard compassionnel imbibé de condescendance, mais sur une propension à s’adresser directement au jardin secret de M. Tout le monde via le gag qui tâche. Impossible par exemple, d’appréhender le rêve éveillé de Jim Carrey dans le premier Dumb & Dumber, où l’homme-élastique s’imagine dans la peau du mâle alpha, sans y reconnaître une version infantile (donc hyperbolique), et régressive de ses fantasmes passés, voire présents.

La régression chez les frères Farrelly n’est jamais quelque chose de forcé, au sens ou elle serait totalement et arbitrairement imposé par un récit qui se regarde péter : elle prend racine dans les propres instincts régressifs du spectateur, invité à rigoler de ses propres déviances hypertrophiées à l’écran. Les Farrelly rient de ses personnages pour rire de nous, et vice-versa.

Une gymnastique bien plus complexe qu’elle n’en a l’air, d’autant qu’elle ne passe jamais par le biais d’une morale explicative et pontifiante. L’essence du cinéma des frangins se situe dans la mécanique interne du rire, le schéma interne de la narration, et dont Dumb & Dumber continue encore aujourd’hui d’incarner la forme chimiquement pure. C’est cette familiarité qui leur permet de mettre sur un pied d’égalité le spectateur avec le mec qui se coince ses couilles dans sa braguette, ou le schizophrène qui se débat pendant dix minutes avec une vache au bord du trépas.

Pour autant, il ne saurait être question ici de réduire le cinéma des frères Farrelly à son aspect bon enfant, expression vaseline et galvaudée par les pourvoyeurs de candeur taylorisée. Populaire mais pas populiste, les frangins n’hésitent jamais à confronter la bassesse de leurs protagonistes, leurs carrières égrenant à cet égard une ribambelle de moments qui suffiraient chez d’autres à cataloguer le concerné dans sa vilennie : un tel revend une perruche morte à un enfant aveugle, un autre qui se fait surprendre dans un instant post-masturbatoire, sans compter celui qui ment sur son identité pour coucher avec la tante de la babysitter des enfants de son meilleur pote…

Ainsi, l’apport des frères Farrelly à la comédie U.S ne se limite pas à la popularisation du potache, mais la manière dont ils orientèrent le caca-prout pour mettre leurs personnages dans des situations honnies par l’image lisse et grand-public que devaient renvoyer les héros de comédies mainstream. Et s’ils furent quasiment les premiers réalisateurs à être « autorisés » par les studios à aller aussi loin, c’est justement parce que les situations n’interférent jamais avec le processus d’identification du spectateur, au contraire : elles-y participent au point de constituer un élément de caractérisation à part entière.

 

LES NOUVEAUX CA-CAPRA ?

Le fait est que la veulerie ne constitue jamais un frein à la candeur dans le regard infusé de tendresse des frangins : même dans les situations les plus barrées, les personnages conservent cette ingénuité si caractéristique, qui se dévoile davantage dans ces fameux monologues introspectifs qui semblent presque suspendre la narration. On ne saurait trouver exemple plus éloquent de la Farrelly touch que le personnage de Bill Murray dans Kingpin, peut-être leur chef-d’œuvre.

Cette grande ordure crée par les Farrelly n’arrive jamais à être tout à fait antipathique, tant elle semble constamment rester sincère et premier degré dans sa malfaisance, sans conserver d’arrières pensées calculatrices. Un exploit qui tient autant à l’interprétation de Murray qu’à l’écriture des frères Farrelly : en définitif, leur personnages restent fidèles à eux-mêmes en toutes circonstances, et demeurent transparents aux yeux du spectateur.

C’est sans doute ce regard si atypique qui distingue les Farrelly de leurs disciples spirituels, et apporte peut-être une explication au relatif désamour du public vis-à-vis de leur cinéma aujourd’hui. Alors que les Adam McKay, Nicholas Stoller et consorts marcheront sur leurs traces pour mieux pousser ce processus d’identification jusqu’au malaise en confrontant le spectateur aux névroses de l’homme post-moderne, les frangins mettent au contraire un point d’honneur à ne pas laisser la sinistrose contemporaine infuser l’humanisme qui les caractérise.

Non pas que les deux soient incompatibles, les films des réalisateurs susmentionnés ayant largement prouvé le contraire, mais chez eux la proximité invite à la candeur plutôt qu’au désenchantement. Il se dégage de leur œuvre cette volonté de préserver l’innocence de leurs récits des tourments existentiels du monde contemporain, comme s’ils assumaient incarner les garants d’un idéalisme désuet hérité de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Les Farrelly sont davantage des réalisateurs des années 40-50, là où l’écurie Appatow puise son regard dans les 70’s. Il n’y a qu’à prendre l’exemple de Bon à tirer et mesurer le traitement qu’un tel sujet aurait pu connaitre par les réalisateurs précités pour prendre acte leur singularité.

 

PLUS SALE SERA LA CHUTE

 

Aujourd'hui, c’est peu dire que les Farrelly ne sont plus perchés sur leur piédestal. L’humour gras made in U.S.A est désormais passé au rang de phénomène générationnel, n’importe quelle comédie américaine comporte au moins son petit gag scato en milieu de métrage, et les têtes d’affiches œuvrant dans l’humour qui tâche sont désormais considérés comme des artistes à part entière par ceux qui jadis se bouchaient le nez à leur évocation (ah, les mystères de la validation culturelle...)

Or, c’est tout le problème qui se pose aujourd’hui aux frères Farrelly , désormais noyés dans la masse des artisans du pet foireux, au point d’être davantage considérés à l’aune des standards contemporains du genre qu’ils ont largement contribué à définir qu’au travers de leur propre filmographie (voir Bon à tirer, dont l’allure d’ersatz de Judd Appatow a sans doute conditionné la réception tiédasse).

Dès lors, la démarche des frangins se révèle limpide quand aux intentions qui sous-tendent la conception de Dumb & Dumber de : reprendre l’initiative en prouvant que les patrons sont toujours là, après avoir mis les pieds dans plat dans l’indifférence générale avec Les trois corniauds, courageuse et radicale tentative de prendre la comédie U.S actuelle à contre-courant.

Preuve éloquente s’il en est de l’attachement des réalisateurs à l’identité de leur cinéma qui, s’il n’est peut-être plus destiné à crapahuter au sommet du box-office, continue par son existence d’entretenir la vitalité d’un genre, qui a autant besoin de diversité que les autres pour se perpétuer.

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commentaires
Bolderiz
24/12/2014 à 10:30

Ces mecs sont des génies!!! Ah! Fous d'Irène....