Leviathan : pourquoi il ne faudra pas le rater

Simon Riaux | 22 septembre 2014
Simon Riaux | 22 septembre 2014

Au sein d'une compétition attendue et d'un Palmarès timoré, Léviathan faisait presque figure d'ovni, de héraut nécessaire d'un grand cinéma d'auteur à la fois classique et imprégné de réel, une œuvre salutaire qui trouve ce mercredi le chemin des salles hexagonales. Retour sur un des métrages les plus marquants qu'il nous ait été donné de voir en 2014.

 

 

Et la Russie dans tout ça ?


Présente au cœur de l'actualité internationale, qu'elle soit au centre des tensions belliqueuses qui animent l'Europe de l'Ouest ou une voix singulière dans le concert des nations, la Russie est aujourd'hui appréhendée à l'aune des sorties virilistes de son Président, Vladimir Poutine. Pourtant, on est bien en mal de distinguer derrière ces données le pays réel, les aspirations de son peuple et les défis auxquels ils font face.

Et c'est là l'un des aspect les plus remarquables du film d'Andreï Zviaguintsev, que de redonner une voix propre aux hommes et aux femmes de ce pays. En se plongeant dans le quotidien doux-amer de protagonistes faussement archétypaux, il parvient à incarner les contradictions qui innervent la Russie avec une justesse inégalée chez ses contemporains. La rage de Kolia qui affleure sur son visage contient la même détermination électrique que l'énergie qui bouillonne dans les eaux lumineuses de la mer de Barents. C'est la même colère indistincte qui pousse Cheleviat, le maire corrompu de la ville, à tout faire pour le déposséder. C'est une force voisine encore, qui meut Lilya, la pousse dans ses derniers retranchements quand ses tentatives désespérées pour transformer un quotidien desséché révèlent la vacuité de son existence. Les personnages de Leviathan sont tour à tour beaux et méprisables, courageux et veules, battants et brisés. C'est dans cette tension continue entre leurs désirs et leurs aspiration que se niche une description à l'acuité aveuglante, la conscience d'un pays entre dévoiement économique et fierté funeste.


Classique, vous avez dit classique ?


Celui qui reconnaissait il y a quelques années avoir versé une larme lors de la découverte du King Kong de Peter Jackson n'est pas de ces auteurs pour qui la forme doit toujours s'effacer devant le fond. Andreï Zviaguintsev marie les deux avec un sens de l'image qui laisse souvent bouche bée, assommant le spectateur par la puissance des métaphores convoquées ou la seule force des photogrammes qui débordent de l'écran. Minutieux dans son découpage, incroyablement harmonieux dans son cadre, le métrage a parfois des airs de peinture minérale.

Rien d'étonnant dès lors à ce qu'il n'ait été honoré sur la Croisette que d'un prix mineur, tant Cannes est réputé pour aimer alternativement les coups d'éclats et les bons élèves. Au sein d'une sélection qui faisait la part belle aux habitués ou aux éternels promesses de renouveau arty, la photographie et la réalisation maîtresse de Leviathan prenaient (tout comme Mister Turner) le risque de ne s'attirer que l'indifférence polie du jury. Pourtant, s'il sagit bien là d'une œuvre classique, le vocable est à prendre dans le bon sens et à ne pas confondre avec un quelconque académisme. Car derrière la technique impeccable, la construction implacable d'une tragédie russe sont à l'œuvre des trésors de précision, d'intelligence, qui savent alterner entre emphase slave (les confrontations avec le maire) et simplicité follement impactante (les dernières images du récit, tétanisantes).

Derrière les larmes, un sourire


Là où beaucoup auraient trébuché sur l'écueil de ce récit dramatique en s'enfonçant dans une spirale glauque et inutilement noire, le scénario de Leviathan distille des ballons d'air inattendus. Comme autant de coups de poignards dans le cœur déjà attendri du spectateur, les nombreux traits d'humour qui parsèment cette symphonie lui confèrent une humanité décuplée. Il suffit parfois à la caméra d'un plan unique pour capturer simultanément l'horreur et la douce absurdité d'une même situation. Ainsi est-on saisi par la folie amère mais hilarante qui déborde le cadre alors que Kolia tente piteusement de se dissimuler au regard de son fils, le temps d'une étreinte maladroite, soulignée par l'image impromptue d'une lumière éteinte en catastrophe.

« Nous n'avons pas encore le recul historique » explique un personnage alors que ses amis s'étonnent de ne pas le voir se saisir des derniers dirigeants russes au cours d'une partie de ball trap très politique. À force de répliques à priori anodines, d'ironie mordante, ou tout simplement de non-sens, Zviaguintsev déploie toute l'humanité des caractères qu'il dépeint. Conscients de leur nature de marionnette, tous s'agitent mais jamais n'oublient qu'ils ne sont finalement que les cibles d'un destin qui finit toujours par viser juste. Cette politesse du désespoir, cette dignité, donnent à l'ensemble une beauté et un élan qu'on qualifiera d'âme russe. Pour une fois, cette expression aux airs de tarte à la crème n'a rien d'usurpé.  

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