Cannes 2014 : un Festival en danger ?

Simon Riaux | 24 mai 2014
Simon Riaux | 24 mai 2014

Le 67ème Festival de Cannes aura fait couler beaucoup d'encre pour une année d'entre deux. S'il est communément admis qu'à une année exceptionnelle succède souvent une édition plus calme, voire faible, deux données sont venues accentuer cet état de fait : le départ de Gilles Jacob, remplacé à la tête de l'institution par Pierre Lescure et la mauvaise santé du Marché Européen.

 

Après une édition 2013 d'une richesse exceptionnelle, on craignait logiquement que les sélections officielles ne soient pas en mesure de reproduire un tel miracle. Et sans surprise, la compétition officielle et Un Certain Regard se sont révélés d'une terrible monotonie, non par la faute d'œuvres de mauvaise qualité, mais par celle d'une absence globale de panache et de prise de risques. Les nouveaux venus en sélection sont tous ou presque des cinéastes accomplis, quand les œuvres les plus intrigantes sur le papier se sont révélées de semi-déceptions. Avec un Tommy Lee Jones raté dans les grandes largeurs, un Timbuktu calibré pour le festivalier occidental, un Hazanavicius manquant cruellement de souffle, un Assayas mineur en mode sous-Cassavetes, un Ken Loach en pré-retraite et des créations fortes mais trop discrètes de la part de Mike Leigh et Egoyan, rien d'étonnant à ce que le bruit, la fureur (et la nullité endémique) de Dolan aient fait des étincelles.

 

On ne se scandalisera donc pas que Mommy ait tiré la couverture à lui, sans doute au détriment du sublime Leviathan, tant l'effervescence apparaît logique, prévisible dans sa montée en épingle d'un destin « prodigieux », malgré les terribles défauts de ce Michael Bay du cinéma d'auteur. Enfin, difficile d'en vouloir au Jury pour ce palmarès indécis et sans véritable direction, quand il ne lui est plus possible d'attribuer plusieurs prix à une même œuvre. Conséquence, un panachage nécessaire, d'où il est bien ardu de distinguer une véritable prise de risque.

Plus intéressante s'avère l'attitude des grands médias vis à vis de cette sélection qui semble avoir beaucoup souffert des inévitables tractations politiques (n'est-ce pas El Ardor ?). On pouvait craindre une volée de bois vert, une série d'attaques violentes à l'encontre de la sélection de Thierry Frémaux, laquelle n'aurait pas manqué de remettre en cause sa place de sélectionneur et grand manitou du Festival de Cannes. En effet, difficile d'imaginer Pierre Lescure se confinant dans un rôle purement honorifique, à moins bien sûr que la légitimité du sélectionneur actuel ne sorte renforcée de cette difficile édition de transition. Ce fut le cas, et peut-être faut-il voir dans les incompréhensibles dithyrambes de la presse française et européenne (l'incrédulité des médias anglo-saxons face à une sélection jugée par cette dernière comme très faible valait son pesant de cacahuètes), un soutien volontaire à Thierry Frémaux plus qu'une profonde adhésion aux œuvres proposées. En effet, l'accueil poli réservé au grotesque Bonello, à Tommy Lee Jones ou encore la révérence pavlovienne face à Ceylan tenait sans doute plus du vote de confiance que de l'adhésion artistique.

 

Il faudra pour cela attendre les sorties « réelles » des œuvres mentionnées plus haut pour vérifier si leur bon accueil critique se voit modéré. Quoi qu'il en soit, ce soutien à la politique actuelle du Festival de Cannes apparaît bienvenu, tant la Croisette a besoin actuellement d'une relative stabilité et de la sauvegarde d'équipes ayant maintes fois fait leurs preuves, à l'heure où l'horizon paraît dangereusement s'assombrir.

En témoignent deux thermomètres, en apparence secondaires mais terriblement révélateurs. Le Marché du film, devenu le poumon du Festival semblait bien morose cette année (à l'exception de l'Asie et plus particulièrement la Chine qui a vu sa participation croître de 40%), et les allées du Marché terriblement vide sitôt que l'on approchait des stands européens. En lieu et place de tractations enfiévrées, nous n'avons rencontré que quelques acheteurs, des vendeurs peu actifs et un attentisme inquiétant, à l'heure où le cinéma européen s'apprête à voir son nombre de productions diminuer drastiquement. Le problème est d'importance, tant la bonne santé du Marché conditionne non seulement la capacité de négociation du Festival et de sa compétition, mais également la venue de milliers de professionnels supplémentaires, susceptibles de générer des années à l'avance les futurs happening cinématographiques cannois. Ainsi certains contacts bien renseignés nous ont-ils avancé des chiffres alarmants, faisant état de 15% d'accrédités en moins par rapport aux années précédentes. Des données à prendre avec des pincettes, les blogueurs ayant été largement restreint eu égard à l'année dernière et le Marché subissant comme expliqué plus haut le creux de la vague Européen. Il n'en demeure pas moins que le Festival devra être pro-actif pour compenser ce manque d'oxygène.

 

Tout aussi inquiétante s'avère la santé « évènementielle » du Festival. Moins d'avants-premières, peu ou pas de films notables en hors-compétition et une série de tapis rouges dont la modestie étonna, avant d'embarrasser. Si l'on ne versera pas une larme sur le foi sauvegardé des people à paillettes, leur triste mine est également symptomatique des défis à relever. À l'heure où Venise triomphe grâce à une cinéphilie de haut vol, tandis que Toronto confirme sa dimension de Marché du film géant maquillé en Festival, Cannes va devoir lutter bec et ongles pour ne pas devenir un Berlin à palmiers. La politique universaliste et conquérante de Thierry Frémaux a déjà fait des merveilles, elle est devenue la signature et la noblesse de ce grand Festival, mais devra se voir réinventée pour que la Croisette ne se getthoïse pas rapidement sous les attaques d'autres manifestations aux dents longues et aux portefeuilles bien remplis. À ce titre, les mesures de la commune de Cannes contre les nuisances sonores ainsi que ses coupes budgétaires de plusieurs centaines de milliers d'Euros apparaissent comme autant de signaux funestes, qui devront rapidement être corrigés.

Autre interrogation : la capacité du Festival à accompagner, digérer et profiter des mutations du Septième Art. En effet, Welcome to New York, tout évènementiel qu'il ait été n'apparaissait pas dans les programmes du Festival. D'après les bruits de couloirs que nous avons pu recueillir (dont certains émanant de personnes directement intéressées par le sujet), le film aurait particulièrement plu à Thierry Frémaux, qui se serait vu opposer une fin de non recevoir, au prétexte que la sortie VOD concommitante interdisait au métrage de prétendre à une place à Cannes. Quand on connaît l'opposition que rencontra en son temps Carlos d'Olivier Assayas, qui faillit ne jamais parvenir jusqu'à la Croisette, on n'est pas surpris. Espérons que la venue de Pierre Lescure sera synonyme de modernisation rapide, tant il serait regrettable que le Festival se voit encore cannibalisé en son sein. 

 

Peut-être le salut viendra-t-il des sélections parallèles, seules cette année à avoir été force de proposition et ce à tout niveaux. On y vit le tétanisant It follows, adora The Tribe, apprécia When animals dream, paniqua devant Alleluia. Les Combattants, Hyppocrate, FLA, Force majeure, The Pride, ainsi que Bande de filles firent l'évènement et écrasèrent sans mal les curiosités officielles, telles le Ryan Gosling. La sélection officielle ayant tout pouvoir pour « emprunter » un film à ses concurrents, on pourrait croire le débat qualitatif artificiel, mais il n'en est rien, tant Un Certain Regard et la Compétition ont semblé cette année paralysés par leur propre envergure. Le sort réservé à The Rover, qui semblait promis à un destin à la Drive, avant d'être relégué aux confins des séances de minuit, présenté à la presse face au Bonello en dit long. Cette merveille australienne peina à faire parler d'elle quand de toute évidence, les rares journalistes à l'avoir découverte lui reconnaissait d'innombrables qualités. Difficile de comprendre comment le film n'a pas atterri dans une sélection capable de le primer.

Peut-être est-il temps que le Festival abandonne certaines logiques, aujourd'hui clairement à bout de souffle. Raisonner par région ne permet pas nécessairement au cinéma mondial d'exister, comme en témoigne la difficulté de la Croisette à traiter le cinéma africain (si tant est qu'il puisse résumer à cette appellation réductrice), en témoigne Timbuktu, film respectable mais déraciné, conçu et pensé pour séduire un public qui n'est logiquement pas le sien. De même la méthode actuelle s'avère dramatique pour l'animation, dont le seul représentant à être traité dignement est Dreamworks, alors même que Cannes accueillait cette année une perle grandiose avec la Princesse Kaguya.

 

Au final, la 67ème sélection du Festival de Cannes aura été celle d'un entre deux. Entre deux époques, entre deux équipes, entre deux crises. Les défis à relever semblent gigantesques, les chantiers délirants, mais les outils sont là et prêts à l'emploi. Car si nous demeurons sur notre faim pour ce qui est de la compétition officielle, une fois de plus Cannes dans son ensemble aura rassasié notre soif de cinéma et offert de véritables moments de grâce. Reste à imposer les brillants nouveaux venus au sommet de la chaîne artistique et de réserver au pop-corn honni la place qui est la sienne, celle d'une turbine à flash capable d'assoir le plus grand Festival du monde sur le trône qui lui revient.

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