Jean Epstein, envers et contre tous

Nicolas Thys | 13 mai 2014
Nicolas Thys | 13 mai 2014

Pour nombre de cinéphiles, Jean Epstein n'est guère plus qu'un nom alors qu'il fût l'un des plus importants cinéastes et théoricien du cinéma depuis les années 1920 et pendant les trente années suivantes, à l'image d'Eisenstein qu'on cite, lui, régulièrement. Plusieurs raisons à cela : la plupart de ses films majeurs sont des courts ou moyens-métrages, ce qui réduit considérablement leur diffusion. De plus, de 1929 à sa mort en 1953, il a choisi de tourner la plupart de ses films en Bretagne, dont Chanson d'Armor en breton et ils ont peiné à émerger au-delà de la région à l'exception du Tempestaire ou de Finis Terrae, et ses autres métrages, souvent de moindre qualité, ont eu du mal à être financés. Epstein est souvent cité comme l'un des réalisateurs majeurs de la première avant-garde française des années 1920 mais, alors que celle-ci a influencé de nombreux cinéastes après eux, ils ont peiné à être restaurés, numérisés ou programmés.

Il reste pourtant l'un des grands cinéastes formalistes, un expérimentateur hors pair qui aura une influence considérable sur certains réalisateurs français ou américains. A sa mort, en 1953, Langlois et Gance prononceront des discours plus qu'élogieux alors qu'en parallèle commence une longue période d'oubli dans le paysage cinématographique. Le désamour critique des cinéastes de la première vague (Delluc, Gance, L'Herbier, Dulac, Epstein...) qui perdurera jusqu'aux années 80 aura été trop fort.

Epstein aura pourtant été l'un des premiers à avoir compris l'importance de certaines formes filmiques qu'il aura poussé au maximum de leur utilisation et de leur théorisation comme le ralenti et l'accéléré, le gros plan et la surimpression, expérience sur l'espace, le temps et donc le mouvement. Si son défaut majeur, pour certains, aura été son manque d'intérêt parfois flagrant pour les scénarios qu'il filme, dans ses meilleurs moments, il sera parvenu à transcender des histoires banales grâce à des procédés de mise en scène forts qu'on parvient souvent à rattacher aux théories qu'il développe depuis 1920 dans ses essais. Pour ce scientifique de formation qui n'aura de cesse de puiser son inspiration dans la poésie et la littérature, le cinéma fait partie des machines qui auront le plus révolutionné la représentation humaine ou modifié le regard de l'homme aux côtés du microscope ou du télescope, grâce notamment à l'apport du mouvement et à ce que le cinéma permet de faire au temps : distorsions, retours en arrière, travail sur les durées et la matière. Quand il arrive sur le devant de la scène, en 1920, le cinéma commence à s'affranchir du théâtre, les premières ébauches de langage apparaissent mais le medium est encore neuf, rien n'est joué et tout est encore à expérimenter. Il va développer des principes plastiques et narratifs impeccables et implacables, qui vont davantage jouer sur la sensation que sur l'explication. Parfois, cela ne marchera pas ou uniquement lors de quelques séquences, vraies moments de grâces, mais quand il réussit, ses succès deviennent vite des chefs-d'œuvre.

Après un film de commande en partie réussi, Pasteur, une amitié naissante avec Abel Gance et la publication de trois ouvrages sur la philosophie (La Lyrosophie), la poésie (La Poésie d'aujourd'hui, un nouvel état d'intelligence) et un ciné-poème (Bonjour cinéma), il arrive chez Pathé. Le studio lui permettra de faire ses armes sur trois films : L'Auberge rouge qui reste la plus belle adaptation de Balzac, La Belle nivernaise adapté de Daudet, pure merveille sans lequel Vigo n'aurait jamais pu faire l'Atalante et Coeur fidèle, dont on retient souvent la scène du carrousel mais qui vaut bien plus que cela. Il entre ensuite au studio de L'Albatros mais si certains films sont des succès, Le Lion des mogols avec Ivan Mosjoukine ou Le Double amour et L'Affiche avec Nathalie Lissenko, c'est aussi sa période la plus classique et la plus plate. On retrouvera les fulgurance formelle d'Epstein par la suite, même si son chemin est parsemé d'embuches et de projets non aboutis. La Chute de la maison Usher et La Glace à trois faces figurent dans cette catégorie, de même que plusieurs films bretons. Il aura été l'un des premiers à aller tourner en décors réels avec des acteurs non professionnels et quelques années avant Flaherty et son Homme d'Aran, il se sera confronter comme nul autre aux éléments naturels comme la mer : Finis Terrae, Mor-Vran ou Le Tempestaire restent dans les mémoires. L'eau, et finalement à travers elle ce monde fluide de l'écran, aura été l'une de ses grandes amours cinématographiques et nul ne l'a filmée avec autant de génie.

Entre deux périodes creuses, sans film à tourner, il écrit, encore et toujours et développe des idées géniales et méconnues car ses livres sont difficiles à trouver. Parmi ses textes, certains ayant eu les éloges de Raymond Queneau, une jolie partie avait été repris en deux volumes chez Seghers en 1975 mais l'entreprise s'est rapidement révélée être un échec commercial. Marie Epstein, sœur du cinéaste qui vivra avec lui jusqu'en 1953 et secrétaire de Langlois à la Cinémathèque Française, lèguera les droits de ses films à l'institution en 1981 et ses archives en 1995, année de son décès. C'est à cette même date qu'on constate un léger sursaut avec deux ouvrages (Jean Epstein, cinéaste des îles de Vincent Guigueno et Jean Epstein, cinéaste, poète, philosophe dirigé par Jacques Aumont) et  quelques inédits publiés. Mais rien de plus, sinon un petit essai sur Cœur fidèle, vite lu, vite rangé. La France ne semblait guère se préoccuper d'une des pierres angulaires de son patrimoine cinématographique jusqu'à ce qu'arrive 2014 !

Jusqu'à présent, les Etats-Unis et l'Angleterre furent pionniers en la matière, peut-être suite à la découverte d'Epstein au début des années 1950 par des réalisateurs comme Maya Deren ou Jonas Mekas sur qui il a eu une véritable influence. Ce sont d'ailleurs souvent les cinéastes expérimentaux ou Underground qui parlent le plus d'Epstein, même si Christophe Wall-Romana évoque une possible influence sur Hitchcock (peut-être le carrousel de L'Inconnu du Nord-Express ?). Cette découverte assez tôt leur a permis de mettre en évidence certains films et écrits du cinéaste français. Plusieurs études furent publiées, des textes traduits dans des revues et c'est là qu'en DVD on a pu voir pour la première fois La Glace à trois faces ou La Chute de la maison Usher même si la qualité des copies était assez insatisfaisante. Pendant ce temps, en France, Gaumont sortait Finis Terrae dans une édition si pauvre que nul ne l'a remarquée et Pathé nous gratifiait d'un Cœur fidèle du même acabit, film que les britanniques d'Eureka sortaient en Blu-ray un peu plus tard. Et on attend toujours une restauration et une édition des deux autres films dont le coq des Seydoux détient les droits : La Belle nivernaise et L'Auberge rouge. On n'est pas près de voir... Côté rétrospective, les deux seules auxquelles Epstein a eu droit ont été proposées par la cinémathèque québécoise en 2011 et l'Anthology film archive à New-York en 2012.

C'était donc avec un espoir certain, devenu une légère frustration qu'on a vu venir à Bologne, en 2009, la restauration de plusieurs films. Mais personne ne se décidait à les montrer. Il aura fallu patienter encore cinq ans (et manquer le 60eme anniversaire de sa mort d'un an) pour voir arriver ce qu'on n'attendait plus : une explosion Epsteinienne ! En effet, le trimestre avril, mai, juin 2014 est à marquer d'une pierre blanche pour la reconnaissance du cinéaste.

 


 

Il est donc plus que nécessaire de ne rien manquer de ce qui se prépare. A noter donc :

1. La parution, au moins d'avril, de la première biographie sérieuse d'Epstein en langue française aux éditions de La Tour Verte. Jusque là, la seule qui valait le coup était polonaise, introuvable et avait été écrite en 1956-57 en deux volumes par Zbigniew Czeczot-Gawrak, c'est dire si on attendait la nouvelle ! Rédigée par Joël Daire, directeur délégué du patrimoine de la Cinémathèque Française, elle retrace le parcours du cinéaste-théoricien de manière exemplaire, s'arrêtant sur de nombreux points obscurs et corrigeant des erreurs volontaires ou involontaires qu'on lisait jusqu'à présent dans les autres textes.

L'auteur est depuis longtemps plongé dans les boites d'archives du Fonds Jean et Marie Epstein de la BiFi et il a amassé une quantité de données impressionnantes qu'il parvient à synthétiser brillamment. Si certains historiens pointus regretteront peut-être le manque de certaines références exactes en notes de bas de page quand Joël Daire cite Epstein, on ne va guère chipoter et s'en plaindre. La passion se ressent à chaque page. La lecture est tout sauf alambiquée et ne s'attarde jamais sur des points compliqués ou ennuyeux. Le tour de force est appréciable et l'ensemble est clair, limpide et toujours agréable et les faits qu'il énonce ont tous été vérifiés.

Le texte pourra être lu par un public large et permettra de découvrir, chronologiquement, la vie, les aventures et les mésaventures du réalisateur, notamment ses amitiés avec toute l'intelligentsia artistique et littéraire au début des années 20, son travail pour Auguste Lumière à Lyon, les tournages difficiles de ses films et la manière dont s'en est sorti pendant la seconde guerre mondiale cet homosexuel au nom juif né en Pologne. On ne saurait que trop conseiller ce texte à qui voudrait découvrir celui qui reste l'une des grandes figures maudites du cinéma. (Joël Daire, Jean Epstein, une vie pour le cinéma, Paris La Tour Verte, 2014).

 

 

2. Tout au long du mois de mai, la cinémathèque française organise une rétrospective (programme ici), la plus complète possible, puisque plusieurs d'entre eux ont complètement disparu, des films du cinéaste et de ceux auxquels il a participé comme assistant ou conseiller. Ce sera l'occasion de voir, en grande partie dans des copies 35mm restaurées, les œuvres majeures du réalisateur mais aussi de connaitre ses autres films. Si certains sont oubliables comme Cœur de Gueux ou La Châtelaine du Liban (indiqué en film surprise), L'Homme à l'hispano ou La Femme du bout du monde (rebaptisé L'Île perdue) méritent le détour. C'est aussi une occasion unique de voir des raretés comme Pasteur ou L'Auberge rouge, des courts-métrages et quelques chansons filmées du début du parlant.

3. Le 3 juin, 14 films (Le Lion des mogols, Le Double amour, Robert Macaire, Mauprat, La Glace à trois faces, Six et demi onze, La Chute de la maison Usher, Finis terrae, Mor-vran, Chanson d'Ar-mor, Les Berceaux, L'Or des mers, Le Tempestaire et Les Feux de la mer), réunis par Potemkine, seront disponibles dans un coffret 8 DVD avec un magnifique livret de 160 pages. Le test complet du coffret ici.

4. Le 18 juin, Potemkine se fera également distributeur et sortira en salles un programme comprenant La Chute de la maison Usher et Le Tempestaire dans des versions restaurées. Pour l'avoir vu en copie neuve, on signalera à ceux qui pensent connaitre Le Tempestaire, peut-être le film le plus important d'Epstein, qu'ils ne l'ont en fait jamais vus. Réalisé en 1947, le film joue au maximum sur les ambiances sonores et la récente restauration a fait ressurgir des détails qui modifient complètement la perception qu'on pouvait avoir du film.

5. Enfin, rares sont les écrits de cinéastes qu'on republie et pourtant ce sont ceux-là qu'il est nécessaire de lire. Le site de critique cinématographique Independancia a lancé une maison d'édition et se propose d'éditer sur quatre ans et en neuf volumes l'intégralité des écrits de Jean Epstein, romans, essais philosophiques et textes sur le cinéma, dont de nombreux inédits. En attendant l'automne et un tome regroupant les cours dispensés par le cinéaste à l'IDHEC en 1945-1946, nous pouvons dès maintenant découvrir les deux premiers volumes, numérotés 3 et 5 car si l'ensemble sera chronologique, la parution se fera dans le désordre. Pourquoi ? Peut-être pour frapper fort car les deux volumes sont importants. 

Chaque livre est constitué d'un ou deux grands textes, suivis de plusieurs articles courts et se clôt sur un tableau avec des repères biographiques importants. Ils sont emmenés à la fois par un réalisateur qui en écrit la préface et un spécialiste du cinéma qui propose une belle introduction permettant de situer les textes par rapport à Epstein. Leur discours est pointu mais lisible et ceux qui préfèreraient les textes pourront s'y lancer à bras ouverts sans problème. D'aucuns trouveront peut-être l'écriture d'Epstein un peu complexe au début mais elle est simplement élégante et stylisée et après quelques pages, les difficultés s'amenuisent et l'ensemble devient confortable. Il ne faut d'ailleurs que quelques pages pour prendre la mesure de l'importance de ces textes.

 


 

Le troisième volume comporte deux essais donc le plus important, un inédit resté plongé pendant 75 ans au fonds des archives du cinéaste, n'est consacré qu'indirectement au cinéma. Ganymède, essai sur l'éthique homosexuelle masculine est l'un des deux essais sur la sexualité envisagé par le réalisateur et le seul qu'il ait terminé. On ne trouvera que des morceaux du second, consacré au sadisme et au masochisme, dans les archives de la Cinémathèque. Ce livre est un tour de force pour plusieurs raisons. Ecrit vers 1938, pendant une période où l'homophobie était bien plus prégnante qu'aujourd'hui, notamment avec la montée du nazisme, Epstein livre dans un langage sans détour, parfois cru et provoquant et avec des relents de misogynie certains, une véritable réflexion sur l'homosexualité masculine, son histoire et ses pratiques. Il a effectué des recherches importantes, d'un point de vue philosophie, sociologique ou psychologique et il livre ici des réflexions étonnantes pour l'époque qui, sous des airs visant à briser les tabous, aboutissent à une normalisation totale de l'homosexualité. On comprend pourquoi le livre n'a pas été publié en 1938 et on est admiratif que Marie Epstein ait choisi de conserver ce texte et de ne pas le détruire. L'autre tour de force c'est que même ici le cinéma reste présent à deux niveaux. D'une part, il est cité dans le texte et permet à Epstein de développer à nouveau ses réflexions sur le langage, l'arrivée du son et de la parole et sur la machine philosophique qu'est le cinématographe à ses yeux. D'autres part, ceux qui connaissent déjà ses films ou ses écrits pouvaient se douter de son homosexualité qui transparait subrepticement ci et là mais le texte apporte un nouvel éclairage et modifie le regard qu'on pouvait avoir sur son œuvre filmique.

 

                                          Livret du coffret Jean Epstein - Ed. Potemkine

 

Les autres textes du volume 3 et ceux du volume 5 traitent directement du cinéma et y transparait surtout un véritable amour du cinéma et de chacune de ses possibilités. On y trouve toute sorte de documents, parfois longs et parfois de quelques pages à peine, comme des réflexions sur Chaplin, Gance, sur la fin du cinéma muet avec des critiques féroces envers certains réalisateurs américains et certaines filmographies, sur des aspects techniques comme Le Ralenti du son ou sur des notions auxquelles il attache beaucoup d'importance, souvent abstraites mais qu'on parvient à visualiser aisément comme la photogénie. Proposés dans des cases varia, ces textes n'en sont pas moins fondamentaux et permettent, pour ceux qui voudraient lire Epstein, une entrée agréable dans sa pensée sur le cinéma, plus concise, parfois dense mais plus vivante que ses textes longs dont la lecture pourra se faire dans un second temps. Celui sur la mort et le cinématographe par exemple est aussi poétique qu'intéressant et montre une vision animiste du cinéma autant que mystique où il explique que le cinéma s'approche des tréfonds de l'âme humaine et que "cette photographie des profondeurs voit l'ange dans l'homme comme le papillon dans la chrysalide".

 

 

De la même manière, on retrouvera ces idées développées différemment dans les textes longs de ces deux tomes. Le mysticisme n'est jamais loin de la science et la raison du sentiment, et si L'Intelligence d'une machine est porté à un degré de philosophie et d'abstraction parfois assez haut, sa lecture du médium cinématographique selon un point de vue essentiellement scientifique vaut le détour et sera complétée par Le Cinéma du diable où on rencontre des notions plus anciennes comme l'alchimie et les pouvoirs du cinéma sur les corps, les individus et les esprits. On le voit régulièrement citer des textes comme la Kabbale, des traités de magie comme le Picatrix et finalement conclure sur l'homme, une certaine forme de la critique et le cinéma :

"Après l'Homme artisan et l'Homme savant, on voit ainsi apparaître l'Homme spectateur, nouvelle sous-variété de l'Homme raisonnant. A la science par raisonnement, lente, abstraite, rigide, vient se mêler la connaissance par émo­tion, c'est-à-dire par poésie, rapide, concrète, souple, recueillie directement surtout par le regard. Paradoxalement, le retour au concret est aussi un retour au mystique. Mystique d'un beau, d'un bien, d'un vrai non plus immuables mais perpétuellement mobiles, toujours relatifs, infiniment transformables. La vieille bataille entre anciens et modernes cesse d'être indécise. Le nouvel homme de la rue, le nouveau Français moyen a pris parti pour le mouvement contre la forme, pour le devenir contre la permanence. Et, certes, le ciné­matographe n'y est pas pour rien. Si c'est là une œuvre du Diable, eh bien, le cinématographe est diabolique et il n'est même plus temps de lui déclarer une guerre sainte, d'avance perdue." (Le Cinéma du diable)

On attend les septs tomes suivants...

 


 

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