Gravity : demain, le cinéma

Guillaume Meral | 12 octobre 2013
Guillaume Meral | 12 octobre 2013

Projet fantasme, Gravity pointe enfin le bout de son nez, après des années de spéculations quant à la nature d'un projet qui aura cultivé jusqu'au bout une aura de mystère, qui n'est pas sans rappeler celle dans laquelle s'est nappé James Cameron avant la sortie d'Avatar, il y a trois ans. A en croire les retours dithyrambiques qui ont accompagné son premier week-end aux Etats-Unis, ce n'est pas le seul point commun que le film d'Alfonso Cuarón entretient avec le chef-d'œuvre du réalisateur de Titanic. En effet, outre les promesses d'une immersion sensorielle inédite, d'une révolution technologique au service de l'intensité émotionnelle du récit, et plus globalement d'une expérience salle relevant du jamais vu, Gravity se paie en outre le luxe de relancer l'intérêt pour une 3D en relative disgrâce, de la même façon que Cameron a popularisé le procédé il y a quatre ans. Sans tomber dans le piège de l'exégèse aveugle, Ecran Large se propose modestement, à travers une série d'articles, de dénouer quelques fils de la nébuleuse entourant un projet dont la vocation à soulever des montagnes pour concrétiser la vision de son réalisateur en fait d'ores et déjà une date dans l'histoire du 7ème Art.

 

Gravity : La technologie au  service de l'expérimentation

 

Quiconque ayant eu la rétine traumatisée par les plan-séquences des Fils de l'homme peut en attester : Cuarón fait partie de ce petit cercle de réalisateurs qui n'hésite pas à soumettre les contingences du réel aux partis-pris esthétiques et narratifs les plus inconcevables. Dans le cas de Gravity, le postulat minimaliste du récit (suivre la dérive dans l'espace d'une astronaute n'ayant que sa combinaison comme seul rempart entre elle et le vide intersidéral) semblait à priori pouvoir s'accommoder avec plus de facilité aux exigences formelles du cinéaste. Après tout, il parait plus aisé de suivre la trajectoire d'une astronaute perdue seule dans le noir que de chorégraphier les mouvements d'une foule embrasée. Mais n'étant pas un cinéaste des happy-few expérimentaux, Cuarón souhaite que Gravity réponde à une logique narrative dictée par la substance émotionnelle de son pitch, à savoir une femme se battant pour sa survie. Le postulat est peut-être conceptuel, mais le résultat ne le sera pas, il importait donc au réalisateur de mettre au point un dispositif susceptible de lui permettre de raconter cette histoire avec sa caméra. L'aventure commence.

L'anecdote, rapportée par Guillermo Del Toro himself, atteint le quota de truculence requise pour pouvoir faire le tour de la planète web lorsqu'elle fut rapportée. Alors qu'il visitait le plateau de Gravity, James Cameron aurait déclaré en substance à Cuarón : « Tu es fou, ce que tu veux faire est impossible à l'heure d'aujourd'hui, réessaie plus tard ».  Des mots lourds de sens de la part d'un homme habitué à redéfinir les possibles du médium à chacun de ses nouveaux projets, et surtout révélateur du pari insensé que se sont lancés Cuarón et son équipe pour arriver à leur fin. De fait, Gravity repose tout entier sur l'élaboration d'un dispositif qui postulait la combinaison de deux défis qui, pris individuellement, relevaient déjà d'une véritable gageure : simuler la gravité zéro sur le plateau, et permettre à Cuarón de filmer en de longs plan-séquences dans l'espace.

Dés le début, l'atypisme du projet rend le recours impossible aux techniques existantes à l'époque où le film n'en était qu'à ses balbutiements. Exit ainsi  la vomit comet, du nom de cet appareil que la NASA utilise pour ses astronautes afin de les entrainer aux fluctuations gravitationnelles, notamment utilisée par Ron Howard sur Apollo 13, la fragmentation des prises de vues induites par le procédé (le dispositif étant complété par un tournage sous fond bleu avec des acteurs harnachés) impliquant un recours au montage antinomique avec le parti-pris visuel de Cuarón. Quant à la performance capture, méthodologie fournissant aux cinéastes une liberté créatrice dont l'ampleur n'est plus à prouver (Robert Zemeckis, Steven Spielberg et bien sur James Cameron peuvent en témoigner), elle se révèle inadéquate (du moins en l'état) à traduire les velléités de Cuarón, qui souhaite simuler la gravité zéro à même le plateau afin de produire un lien organique entre la caméra et ses comédiens. Bref, il s'agit d'inventer une technologie qui n'existe pas, et une méthodologie à contre-courant des procédés en vigueur.

 Très vite, décision est prise, conjointement avec Emmanuel « Chivo » Lubezki, son directeur de la photographie (fidèle du réalisateur et de Terrence Malick notamment), et Tim Webber, superviseur des effets visuels à qui l'on doit notamment le bébé numérique des Fils de l'homme (un pied de nez au passage à ceux qui continuent d'entretenir le mythe de la  politique des auteurs en attribuant la création cinématographique à l'omniscience d'un seul homme), que la volonté de simuler une gravité zéro exigeait de pré visualiser la charte formelle et graphique du film, afin de chorégraphier le moindre mouvement de caméra. Ainsi, contrairement à la performance capture, où le tournage se fait après l'enregistrement virtuel de la performance des comédiens dans un environnement tridimensionnel, le découpage de Gravity s'effectue intégralement en amont : l'angle choisi, le jeu de focales, les (longs) mouvements d'appareils, l'origine des sources de lumière...Un procédé qui conduit Lubezki à collaborer main dans la main avec le département des effets visuels, comme le confie Webber « Chivo fut impliqué très en amont, il s'est rendu à Londres et passa des semaines avec la Framestore team à travailler sur la prévisualisation et le prééclairage » . « Je leur disais : déplace le soleil à 60 000 kilomètres au nord, de cette façon je pouvais diriger la lumière comme je le voulais », rapporte de son côté Lubezki. D'où ce que Webber appelle un flou, un brouillard jeté sur la distinction entre les métiers de chef op' et de technicien des effets visuels. « Nous avons eu de la chance d'avoir Chivo comme directeur de la photographie », reconnait Webber « pas seulement parce qu'il est brillant mais parce qu'il est capable de s'adapter à une méthodologie différente de celle à laquelle il est habitué » (rappelons que le bonhomme est quand même un spécialiste de  l'emphase naturaliste) «Nous avons affronté pas mal de problèmes en voulant rendre la lumière aussi proche que possible que celle du monde réel ». Une leçon à méditer, pour tous les Cassandre installés dans leur fauteuil qui se plaisent à voir dans le cinéma virtuel l'annihilation des corps de métiers fondant l'identité du cinéma pour entretenir leur fantasme de l'apocalypse numérique.

Une fois cette étape effectuée, au cours de laquelle la quasi-intégralité de l'univers visuel s'avère défini (ce qui fit dire à Alfonso Cuarón que la postproduction fut d'une certaine façon achevée avant le début de la préproduction), une seconde prévisualisation, dite technique, s'ensuit, au cours de laquelle il s'agit de rendre les mouvements de caméra élaborés compatibles avec la seconde phase du tournage. Bref, calibrer le moindre détail afin de ne rien laisser au hasard au moment fatidique du tournage.  De fait, il restait à concevoir un plateau susceptible de concilier la reproduction d'une gravité zéro pour les comédiens et les plan-séquences de Cuarón. C'est là qu'intervient peut-être l'aspect le plus expérimental du tournage : sous l'idée de Lubezki, une partie des prises de vues, celles durant lesquelles les personnages dérivent dans l'espace, furent shootées au sein d'une « Lightbox » spécialement aménagée à cet effet.

Popularisée notamment par Sam Raimi dans Spiderman 2, la Light Box est à la base une installation sphérique au centre de laquelle l'acteur est installé, entouré d'un faisceau de lumière au sein desquelles sont disposés des capteurs qui vont scanner son visage, et l'intégrer sur sa doublure numérique dans la scène voulue. L'intérêt de cette technologie est qu'elle permet notamment de reproduire l'éclairage appliqué durant le tournage et de l'appliquer directement sur le visage scanné, de façon à éviter les éventuels problèmes de raccords-lumières. Une technique qui a depuis évolué jusqu'à pouvoir envisager l'utilisation qui en fut faite pour les besoins de Gravity. Pour ceux qui voudraient se donner une idée du bousin, il suffit (enfin, façon de parler vu la manière dont le film a été distribué) de se référer au Congrès d'Ari Folman, qui en présente une version 2.0  au détour d'une des métempsycoses les plus poignantes de la SF,  (bien que discutable sur le fond),  lorsque Robin Wright joue son ultime performance en se faisant scanner l'intégralité des facettes de son jeu d'actrice, abandonnant ainsi une partie de son âme à sa doublure virtuelle.

Une « prophétie » qui ne s'est pas vérifiée durant le tournage de Gravity, qui poussa pourtant le procédé dans ses retranchements. En effet, pour transformer un outil de postproduction en plateau de tournage, une sorte de nacelle fut installée à l'intérieur, au sein laquelle Sandra Bullock et George Clooney passaient l'essentiel de leurs journées. Pour répondre au besoin d'immobilité du plateau, les faisceaux de lumières furent remplacés par des écrans LED diffusant l'environnement conçu durant par Webber et Chivo, l'image projetée diffusant son éclairage sur leur visage, le reste du corps étant le plus souvent pris en charge par les animateurs en postproduction (ce qui valut au tournage le surnom de « minimal set » de la part d'une partie de l'équipe : certains jours, le studio ne se composait que d'une Lightbox). Une technique qui prolonge celle employée par David Fincher et son équipe pour L'étrange histoire de Benjamin Button.   L'endroit étant trop étroit pour permettre à un caméraman de s'y insérer, l'équipe recourut aux inventions de l'industrie automobile et appareilla un bras mécanique renommée ici Iris, la version modifiée d'une technique servant à assembler les pièces de voitures sur les chaînes de montage. A ce titre, on ne peut que comprendre la décision de Cuarón d'abandonner sa volonté initiale de tourner en 3D native, la lourdeur de l'appareillage inhérent à la stéréoscopie constituant ici une entrave à ses velléités formelles. En plus de sa souplesse remarquable, les mouvements d'Iris sont commandés par un logiciel ayant programmé ses mouvements en amont, en l'occurrence les plans-séquences archi-complexes de Cuarón. Les acteurs étaient installés dans la nacelle, et l'appareil, monté sur rails, se mouvait dans la Lightbox pour reproduire les mouvements désirés. De fait, Cuarón pouvait tourner en plan-séquences à loisir, dans la mesure où le moindre de ses mouvements était pensé et répété en amont au cours des prévisualisations.

L'équipe avait cependant d'autres moyens de simuler la gravité zéro. Dans certaines scènes, Bullock était suspendue à quatre câbles différents, chacun d'eux étant composé de trois autres câbles qui permettaient de littéralement « animer » l'actrice, à la façon d'une marionnette. Les techniciens, dont certains étaient des marionnettistes qui avaient travaillé sur Cheval de guerre de Spielberg, programmaient à l'avance ses mouvements sur une simulation avant de les reproduire avec l'actrice lors des prises de vue. A l'écran, on peut donc voir Sandra Bullock monter sur un mur, sans que le tournage de la dite scène ne puisse ne serait-ce que suggérer le résultat final.

Ainsi, contrairement à ce qu'on voit à l'écran, il s'agit plus souvent de la caméra qui tourne autour des acteurs, ceux-ci ne pouvant se basculer au-delà de 45 degrés pour éviter tout afflux sanguin sur le visage susceptible de décrédibiliser le sentiment de gravité zéro (et accessoirement épargner des malaises aux comédiens) . Ceux-ci passaient donc jusqu'à 10 heures par jour dans leur habitacle, à jouer leur texte devant la représentation d'un décor donné. Des conditions de jeu qui trouvaient un écho dans la solitude aliénante que leurs personnages se voient contraints d'endurer pendant le film. De l'aveu même de Sandra Bullock, l'hyper-technologie déployée pour les besoins du tournage  n'entrait jamais en confrontation avec le facteur humain, et pour cause : c'est précisément le dispositif qui lui a permis d'appréhender les sentiments hyperboliques traversés par son personnage. Physiquement et psychologiquement éreintée par un tournage et Cuarón, qui l'aurait poussé selon certains dans ses retranchements, Bullock délivre selon beaucoup une performance mémorable, et serait la clé de l'avalanche d'émotions fortes qui s'empare du spectateur. Des deux côtés du miroir, la technologie mise au service du facteur humain.

Il est encore trop tôt pour mesurer les répercussions futures de Gravity, notamment parce que contrairement à un Cameron ou un Zemeckis, le dispositif mis au point par Cuarón et son équipe fut conçu sur mesure pour le projet du metteur en scène et son cadre narratif atypique. Néanmoins, Gravity constitue d'ores et déjà une date, un jalon supplémentaire posé dans l'évolution du cinéma virtuel, un cinéma qui fait fi des conservatismes pour plier les contingences du réel aux besoins des projets narratifs de metteur en scène pour qui l'évolution du 7ème Art ne peut se concevoir à l'écart des horizons technologiques définissant son identité esthétique. Un processus au fond profondément artisanal qui en fait un film d'art et essai au sens propre du terme (puisqu'il s'agit de jeter le dispositif dans l'inconnu pour concrétiser un projet formel spécifique). La révolution n'est pas l'affaire d'un film, mais d'une somme d'efforts individuels qui, agencés les uns aux autres, emmène le médium vers un inconnu dont l'arpentage constitue la condition sine qua non de son déchiffrage. Soit le sujet même de Gravity.

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