James Mangold, le talent discret [Portrait]

Guillaume Meral | 27 juillet 2013
Guillaume Meral | 27 juillet 2013

Faites le test : sélectionnez quelques-uns de vos cinéastes favoris, et mesurez le degré de popularité de leurs noms par rapport à celui de leurs films. Certains, ont leur nom associé à une pléthore d'images et/ou de scènes à la puissance suffisamment évocatrice pour se graver durablement dans l'inconscient collectif : au hasard, Howard Hawks ou Francis Ford Coppola. D'autres sont dépositaires d'une marque de fabrique, d'un savoir franchisé dont la familiarité des figures de style avec le public rend leur personnalité artistique immédiatement identifiable : les Sergio Leone, John Woo, Michael Bay etc. Une petite poignée d'élus parvient même à faire résonner l'idée même du cinéma à la simple évocation de leur patronyme, privilège que seuls les Chaplin, Hitchcock ou Spielberg peuvent prétendre revendiquer. Bref, quelque soit le bout par lequel on choisit de le prendre, impossible de faire rentrer James Mangold dans l'une des trois catégories précitées.

Pourtant, à la lueur de la qualité de sa carrière (Copland, Identity, 3h10 pour Yuma...), proportionnelle à son éclectisme, il paraît évident que l'homme ne saurait se contenter d'un titre de yes-man interchangeable ou de faiseur plus doué que la moyenne. D'une certaine façon, il devrait même bénéficier des largesses de la politique des auteurs plutôt que d'en subir les dérives théoriques. A l'occasion de la sortie du sympathique Wolverine, le combat de l'immortel, petit focus sur la carrière de James Mangold, un réalisateur que l'on gagnerait assurément à reconnaître.

Le simple fait que Mangold parvienne à tirer quelque chose d'un projet aussi voué à l'échec artistique que le second volet des aventures du mutant griffu est déjà révélateur en soit. En effet, à en juger par les conditions de pré-production, tout semblait destiner le film à connaître la destinée de son prédécesseur, dont il suivait à la lettre les funestes traces : scénario brillant écrit par un auteur reconnu qui enthousiasme ceux qui ont eu la chance de mettre la main dessus (David Benioff pour le premier, Christopher McQuarrie pour le second), et annonce de réécritures supervisées par des tâcherons notoires (respectivement Skip Woods et Mark Bomback), afin « d'améliorer certains points d'un travail excellent » (comprendre enlever tout ce qui pourrait pommer le teenager-cible des études de marché). Un schéma sur lequel s'était copieusement rétamé l'over-hypé Gavin Hood avec le premier  film, mais que Mangold parvient contre toute attente à tirer vers le haut avec la facture presque old-school de sa conception: rigueur narrative, concision de la mise en place, classicisme de la mise en scène presque anachronique à l'heure du money-shot tout puissant... Le fait est que le réalisateur d'Une vie volée ne fait rien comme les autres, et reste un peu seul sur son île,  mais au fond qu'importe : il a l'habitude, et ce depuis le début de sa carrière.

Déjà, Mangold jure parmi les autres réalisateurs de sa génération, qui ont éclo avec la surexposition du cinéma indépendant au début des années 90, à l'instar des « Miramax boys » Quentin Tarantino, Kevin Smith ou Robert Rodriguez, ses plus éminents représentants devenus têtes de gondoles d'une « alternative » au cinéma produit par les majors en place sous la houlette des frères Weinstein. Pas qu'il n'ait pas suivi le chemin et respecté les panneaux de signalisations décrétés par son époque (premier film indépendant-Heavy- présenté à Sundance, second film produit par Miramax, puis orientation vers des projets à Oscars...), mais à l'iconoclasme revendiqué des collègues du dessus, Mangold affiche une sensibilité différente, empreinte de l'efficacité caractérisant les classiques américains.

Son deuxième film, le magnifique polar Copland,  avec son casting fucking awesome, affirme cette volonté de s'ancrer dans un certain patrimoine cinématographique (le film n'est rien d'autre qu'un western déguisé, aux élans thématiques dignes d'un Sidney Lumet) sans marcher à gros sabots sur son imagerie. De fait, le film a beau ourdir ses références, et procéder à un jeu de miroirs assez renversant avec son casting (chaque acteur jouant sur la partition qui lui est associée dans l'inconscient collectif : Sylvester Stallone le faux-simplet qui attend son heure, Ray Liotta le camé autodestructeur, Harvey Keitel le leader obséquieux etc., leur somme générant un kaléidoscope d'icônes brisées), c'est sa mise en scène qui confère à Mangold son enracinement dans une certaine histoire du cinéma américain,. En effet, le cinéaste fait manifestement sien l'adage « l'effet ne doit pas s'imposer au récit », et parsème son film d'idées puissamment évocatrices avant tout au service de la continuité émotionnelle de la scène (Keitel qui fait semblant de ne pas pouvoir ouvrir une porte alors que son collègue agonise de l'autre côté, le son étouffé du gunfight final pour marquer l'isolement du personnage de Stallone...). James Mangold véhicule beaucoup avec très peu, vise l'invisibilité de l'effet à une période où l'ostentation est valorisée, et livre un grand polar classique là où tout le monde attendait peut-être un nouvel étalon postmoderne du genre.

Comme s'il voulait s'amuser à brouiller les cartes, Mangold ne va avoir de cesse durant la décennie suivante de passer d'un genre à l'autre sans crier garde, contribuant ainsi à un peu plus brouiller les points de repères de son cinéma chez ceux qui s'attendaient à le voir surfer sur la vague Copland .A plus forte raison que le réalisateur ne dément jamais sa profession de foi, n'avançant jamais d'autre ambition que celle de servir sa thématique et le genre dans lequel elle s'inscrit, qu'il s'agisse de l'actionner glamour (Night and Day), d'un thriller psychologique à twist (Identity), ou de l'enfermement psychiatrique (Une vie volée).... Avec à chaque fois une véritable finesse dans l'étude de caractère proposée, et des idées de mise en scène venant (presque) systématiquement relayer le sens de la narration du réalisateur : le twist renouvelant la portée émotionnelle du récit aux 2/3 du long-métrage dans Identity, la fusillade entièrement perçue depuis le point de vue de Cameron Diaz dans Night and day, le défilement du temps en plan-séquence pour accentuer la pesanteur du spleen de Winona Ryder dans Une vie volée...

Sans se risquer à qualifier Mangold sous des termes que lui-même renierait probablement, on peut presque parler de style en ce qui le concerne, notamment un sens du cadrage faussement neutre, qui découpe un environnement dont la sérénité en trompe-l'œil dissimule souvent une violence sourde, qui ne demande qu'à exploser. Une caractéristique formelle qui fait corps avec des personnages en voie d'anémie sociale, qui portent parfois physiquement le fardeau de leur marginalité (la surdité de Stallone dans Copland, la jambe boiteuse de Bale dans 3h10 pour Yuma, les griffes et la capacité de régénération de Wolverine...). Autant d'éléments qui permettent à Mangold de véritablement s'approprier les projets dans lesquels il s'engage, et de leur insuffler ces instants  de grâce qui font la différence. Il est d'ailleurs révélateur que ses films les plus faibles, à savoir Kate and Leopold, Walk the line (et, dans une moindre mesure Night and Day et Wolverine), se caractérisent justement par leurs difficultés à personnaliser l'académisme pontifiant inhérents aux univers abordés.

Une autre des caractéristiques de Mangold est sa propension à convoquer sa propre cinéphilie tout en conservant un premier degré imperturbable. Night and day, et surtout 3h10 pour Yuma constituent de bons exemples de ces dispositifs de mise en scène ayant parfaitement digéré leurs supports référentiels, évitant de fait la tentation de la digression postmoderne. Le premier en citant ouvertement le Charade de Stanley Donen, auquel il emprunte son postulat (une femme tombe amoureuse d'un espion et se retrouve à évoluer dans un monde qu'elle ne connaît pas, aux enjeux qui la dépassent), son point de vue (toute l'aventure est vécue depuis son regard, facilitant ainsi le basculement dans l'onirisme et le traitement de figures archétypales), voire sa tonalité (léger et glamour, sans occulter toutes dimensions dramatiques). En résulte un film qui parvient (du moins dans sa première partie) à justifier les aspects les plus fragiles de sa conception, notamment le regard résolument « girlie » posé sur un genre traditionnellement dévolu à l'imaginaire masculin et son côté accumulatif dans les scènes d'actions bigger than life, par des choix de réalisation constamment dévoués au récit.

 Quand au second, il est sans doute le film le plus à même de mettre la préciosité de son metteur en scène en exergue. En puisant pèle mêle son inspiration dans l'âge classique du genre, le traitement spaghetti (voir le personnage du génial Ben Foster) et le western de gauche des années 70, ce remake du classique de Delmer Daves procède à un véritable inventaire du genre qui vient constamment irriguer les multiples facettes de la narration. Ainsi, la réalité de l'époque, véhiculée par le personnage de Christian Bale, se confronte à l'iconicité outrancière endossée par l'antagoniste Russell Crowe et sa bande (l'héritage du spaghetti), qu'il va devoir affronter pour récupérer son amour-propre et acheter sa place dans le Valhalla des légendes de l'Ouest. Parvenir à homogénéiser visuellement et thématiquement un tel amas de références n'était pas chose aisée, surtout sans céder à l'écueil de la référence ostentatoire ou la facilité digressive que peut impliquer ce genre de démarche thuriféraire.  Pas le moindre mérite de Mangold, dont la profession de foi acquiert ici des vertus synthétiques d'autant plus remarquables qu'il s'agit constamment de servir la logique émotionnelle et narrative de son histoire, donc de demeurer invisible, sous le radar pour le spectateur (l'inverse d'un Tarantino sur Kill Bill pourrait-on dire).

Malgré son statut d'artisan, il est donc difficile de nier la cohérence artistique de la carrière de James Mangold, qui fait partie de cette race de cinéastes se gardant bien de forcer l'exégèse de leurs propres films, et qui laisse le soin au public de trouver ou non des récurrences en leur sein. Un état d'esprit qui le fait paradoxalement renouer avec la notion d'auteur telle qu'elle fut théorisée par les Cahiers du cinéma dans les années 50, avant que le terme ne soit perverti par ses dérives actuelles et les films aux allures de mode d'emploi fournis avec clés en main. S'il lui manque encore quelques galons pour se hisser au niveau d'un Richard Fleischer ou d'un Don Siegel, sa simple existence suffit à entretenir l'espoir d'une pérennisation d'un héritage hollywoodien dont il est, à bien des égards, l'un des derniers dépositaires.

 

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