Sam Raimi : le sens de l'équilibre

Guillaume Meral | 13 mars 2013
Guillaume Meral | 13 mars 2013

Quand bien même cette hypothèse est susceptible de faire hurler ses aficionados de la première heure, qui n'ont jamais vraiment digéré son ascension progressive au sein du système des studios (à l'instar d'un Peter Jackson), Le monde fantastique d'Oz peut se voir à bien des égards comme un aboutissement pour Sam Raimi. D'une part, parce qu'il s'agit de revisiter un des piliers fondamentaux de l'imaginaire cinématographique ayant façonné la vocation de bien des cinéastes de sa génération. Ensuite, et peut-être surtout, la réalisation d'un énorme blockbuster à plus de 200 millions de dollars estampillé Disney, s'appropriant en sus une pierre angulaire du patrimoine culturel américain, témoigne bien de la position qui est celle de Sam Raimi aujourd'hui à Hollywood.

Position qui reflète une reconnaissance, une acceptation que le cinéaste a toujours recherché, bien que presque contradictoire aux premiers abords avec un formalisme aux élans baroques et cartoonesques assumés, ainsi que des récurrences narratives et thématiques difficilement compatibles avec les aspérités fédératrices des grosses productions. Dès lors, il s'agit de questionner le cinéaste à l'aune du numéro d'équilibriste que représente son parcours, visant à concilier son atypisme avec les exigences des projets mainstream, sans toutefois brûler les ailes de son intégrité sur l'autel de la compromission.

Si le club des réalisateurs dit « visionnaires » s'étend aujourd'hui de plus en plus à mesure que les exigences entourant l'attribution cet adjectif deviennent à peu près aussi élevées que les conditions de remise de la Légion d'honneur, Sam Raimi peut se targuer d'être l'un des rares cinéastes disposant d'une réelle légitimité à se faire appeler ainsi. Encore qu'à défaut de visionnaire, avant-gardisme constitue sans doute un terme plus approprié pour qualifier sa carrière, placée sous le sceau d'expérimentations visuelles qui contribuèrent à désenclaver la notion de représentation au cinéma de certaines de ses inhibitions formelles.

Dès Evil dead, son premier long-métrage, rentré au panthéon du cinéma d'horreur comme l'un des films les plus terrifiants jamais tourné, le cinéaste débutant déploie un faisceau d'audaces formelles qui convoquent le spectre du Carl Theodor Dreyer de La passion de Jeanne d'Arc, au détour de prises de vues impossibles visant à véhiculer la folie délétère s'emparant de l'environnement dépeint. Déjà, le génie de Raimi apparaît, dans sa capacité à personnifier sa menace invisible par la caméra, compensant ainsi l'inexistence de ses moyens par une mise en scène propice à représenter sans le matérialiser visuellement l'esprit maléfique libéré par l'ouverture du livre. Ainsi, pour aussi précaire que fut la production, Evil dead manifeste d'emblée les ambitions du réalisateur, capable de transcender son carcan narratif par un sens aigu de la démesure visuelle, qui s'exprimera pleinement dans Evil dead 2. Véritable profession de foi de la part du cinéaste, le film s'impose comme le rollercoaster ultime, véritable déluge d'inventivités visuelles maltraitant son personnage jusqu'à en faire un corps de dessin-animé (bien aidé en cela par la performance de Bruce Campbell).

Déjà, Raimi manifeste une réelle propension à rudoyer copieusement ses personnages, au point de dérégler l'univers diégétique dépeint pour basculer dans une dimension ubuesque permettant au réalisateur toutes les outrances. A ce titre, il est manifeste que Raimi ait commencé par évoluer dans le même sillage que les frères Coen (qui co-écrivirent son deuxième film, Mort sur le grill, sans compter la présence de Joel au titre d'assistant-monteur sur Evil dead), tous deux étant animés de cette même vision profondément fataliste de la vie, les poussant comme pour exorciser ce déterminisme à danser sur les ruines de la condition humaine à travers leurs films. A la différence que le premier, cinéaste plus « physique », verse plus volontiers dans l'immersion sensitive accentuée que la mise en abyme démiurgique induite par la distanciation objective des seconds.  Sam Raimi : le fils caché des frères Coen et Peter Jackson ?

Ce point de vue, Sam Raimi ne le sacrifiera jamais sur l'autel de l'accessibilité, quand bien même il est très tôt devenu manifeste que son effervescence visuelle était naturellement appelée à se déployer dans une conquête Hollywood et de ses gros projets. C'est ainsi que pour Evil dead 3: l'armée des ténèbres, Raimi fait subir à ce pauvre Ash un traumatisme supplémentaire en le plongeant dans une faille temporelle qui le propulse dans un monde médiéval uchronique. Projet fantasme visant à étendre l'univers de la saga pour mieux transcender son concept, Evil dead 3 souffre cependant des problèmes survenus durant sa production (notamment budgétaires), suffisamment plombant pour l'empêcher de se hisser aux cimes désirées par le cinéaste. Toutefois, les quasi 3 ans séparant le tournage d'Evil Dead 3 de sa sortie en salles ne sauraient confiner le réalisateur à l'inactivité, qui va prendre ouvertement la forteresse hollywoodienne d'assaut au travers de deux œuvres fondatrices s'apparentant à des démonstrations de force appelées à entériner son style dans le paysage de l'époque. Après avoir tenté sans succès de s'insérer dans les petits papiers de la Warner pour réaliser Batman, Raimi décide ainsi de créer son propre super-héros avec Darkman, qui bien plus que le film de Tim Burton, va poser les bases du langage du comic-book movie pour les dix années à venir.

Héros éminemment raimien dans sa propension du cinéaste à subir toutes les persécutions du récit, Darkman investit un territoire à l'époque vierge par sa profusion d'expérimentations visant à représenter le combat désespéré du héros contre les assauts de son côté obscur, qu'il ne pourra au final que dompter en renonçant à reprendre le cours de sa vie d'avant. Surimpressions en pagaille, transitions impossibles, raccords dans l'axe brutaux...Véritable festin pour les yeux, le film affirme sans ambages le goût de Raimi pour la grandiloquence exacerbée, tout en assumant son héritage pop (la série Batman avec Adam West notamment), relayé par un sens consommé de la dramaturgie comme le démontrent les postures shakespeariennes de son personnage.

Cette ouverture vers un public plus mainstream donne l'occasion à Raimi de monter d'une catégorie avec Mort ou vif, projet monstre au casting prestigieux essayant de surfer ostensiblement sur le succès d'Impitoyable (le rôle de Gene Hackman, sorte d'exacerbation iconique de celui que l'acteur tenait dans le film d'Eastwood). Incarnation d'un plaisir dionysiaque faisant se succéder les scènes d'anthologie,  Mort ou vif aurait du marquer la consécration du réalisateur, à ceci près que contrairement à Darkman, le film s'aventure sur les contrées les plus explorées de l'histoire du cinéma américain. Probablement pas réceptif à l'enchaînement de figures de styles hyperboliques du réalisateur dans un contexte magnifié récemment par le classicisme crépusculaire de Clint Eastwood, le public américain boude cet objet étrange, qui semble transgresser l'un des fondamentaux de sa culture. D'autant plus regrettable que le film ne sacrifie jamais l'humanisme inhérent au genre (voir la mort du personnage de Leonardo DiCaprio) sur l'autel d'une iconisation décomplexée, et fait preuve d'une liberté de ton avec des codes narratifs et thématiques antédiluviens qui n'est pas sans rappeler les Quentin Tarantino des années 2000. D'ailleurs, cette histoire d'une femme qui n'a d'autres choix pour assouvir sa vengeance que de trouver la force de se réincarner en archétype, en brisant les codes de l'univers fantasmagorique dans lequel elle évolue... Vous avez dit avant-gardiste ?

Stoppé en pleine ascension, Sam Raimi se voit contraint de redescendre sur la terre ferme après avoir touché les étoiles des yeux, l'échec cinglant de Mort ou vif  lui interdisant de planter son mat sur les collines hollywoodiennes. Profondément marqué on l'imagine par le désaveu du public envers un film qui transpire son désir de cinéma, Raimi procède alors à une remise en question qui va le conduire à s'aventurer vers de nouveaux horizons formels. Avec Un plan simple, il entame alors ce qu'on pourrait nommer de façon générique sa trilogie américaine, qui sera complétée par Pour l'amour du jeu et Intuitions. Trois films dans lesquels Raimi va explorer sous un mode introspectif le quotidien de ses contemporains, et renvoyer le pays à ses questionnements identitaires à l'aune de ses propres préoccupations thématiques. Trois films sous lesquels le cinéaste va volontairement épurer son style pour subvertir le classicisme apparent des univers qu'il investit.

Polar noir qui assume sans sourciller la parenté avec le Fargo des frères Coen, Un plan simple déroule cependant une cruauté n'appartenant qu'à son auteur. Ici, l'implacable fatalité de sa mécanique n'a d'égal que le regard empli de compassion que le réalisateur porte envers ses personnages, dont la vénalité momentanée va déterrer des instincts insoupçonnés et confronter à des vérités insupportables.

Seul véritable faux-pas artistique de sa carrière, Pour l'amour du jeu s'attache au destin d'une star de base-ball sur le retour, qui dresse le bilan de sa vie alors qu'il s'apprête à jouer le match de sa carrière. Croulant sous le poids d'un récit en flash-back laborieux, Raimi échoue en outre à injecter son iconoclasme visuel aux phases de jeu, quand bien même les réflexions oralisées de Kevin Costner s'insèrent dans ces postures introspectives qu'affectionne le réalisateur. Sans doute aurait-il gagné à s'affirmer davantage pour dynamiser le tout.

Dernier film du lot, Intuitions se révèle être une merveille de fantastique mélancolique, dans lequel le surnaturel s'insère avec naturel dans le décor, au point de représenter à travers le statut de son héroïne le dernier reste de lien communautaire d'une population dissolue. Une belle déclaration d'amour au fantastique, en même temps que l'aboutissement de la démarche amorcée avec Un plan simple. Comme si, en définitif, la virtuosité de Sam Raimi n'était jamais apparue aussi cristalline que dégraissée de ses délires visuels les plus ostentatoires, tel un diamant brut qui aurait retrouvé son éclat originel après polissage. Un passage par la petite porte, en forme d'auscultation de l'Amérique, dont la réalité quotidienne ne cesse de contredire son voile idéologique.

A bien des égards, la trilogie Spider-man incarne l'œuvre somme de la carrière de Sam Raimi, dont l'expérience sur ses trois précédents films fut sans doute déterminante pour aborder sereinement le projet. D'abord, parce que l'apaisement de son style lui aura permis de prouver aux argentiers de l'industrie sa capacité à raconter une histoire sans avoir recours à un expressionisme formel trop marqué, potentiellement rébarbatif pour une partie du public. Ensuite, parce que assemblés, les trois films recèlent chacun de leur côté les germes de la densité du traitement narratif de sa trilogie consacrée à l'homme-araignée. Jugez plutôt : un acte fondateur dont les conséquences vont conditionner l'existence du héros (l'égoïsme de Peter Parker conduisant à la mort de son oncle, l'appât du gain entraînant les protagonistes d'Un plan simple dans une spirale infernale), la peinture d'une figure publique essayant tant bien que mal de gérer les répercussions de sa célébrité sur sa vie privée (le joueur de base-ball de Pour l'amour du jeu), enfin le récit d'un (e) héro(ïne) contraint(e) d'accepter le fardeau que représente son pouvoir pour assumer son rôle dans la communauté (Intuitions). Consciemment ou pas, il est donc clair que Raimi rêvait de Spider-man depuis longtemps, et semble avoir extériorisé sa frustration par à-coup dans chacun des projets dans lesquels il fut impliqué depuis Mort ou vif.

De plus, pour enfoncer le clou, sa trilogie va être l'occasion pour le cinéaste d'explorer de manière explicite la relation sadomasochiste qu'il aime entretenir avec ses personnages, et adopte pour se faire un angle de lecture inédit dans sa filmographie : la culpabilité du personnage et la dimension sacrificielle de sa condition.  On le sait, chez Raimi comme chez les Coen, le fatalisme l'emporte souvent sur les ressorts de la fiction, dès lors que l'acte fondateur n'a de cesse d'égrener ses conséquences sur des protagonistes artisans de leurs déterminismes mortifères. Or, Raimi n'a jamais vraiment cessé d'exploiter cette idée, parfois au détour de trouvailles brillantes, comme le superbe traitement du trauma de l'héroïne de Mort ou vif, décliné en flash-back évolutifs au cours du récit. Mais au-delà de l'argument narratif qu'il représente, l'accablement va être le socle qui va conduire Raimi à faire entrer le genre dans sa phase de maturité.

De fait, il n'est guère étonnant que la mort de l'oncle Ben constitue le leitmotiv narratif qui cimente la trilogie, au point que les épreuves vécues par Peter Parker peuvent être appréhendées comme autant de tentatives masochistes de se libérer de sa culpabilité. Point d'orgue de ce parcours, la posture christique adoptée par le personnage à l'issue de son duel avec le Dr Octopus dans Spiderman 2, reflet de la propension jamais démentie de Raimi à saisir la substance de ses protagonistes à travers leurs postures les plus iconiques. Dans le cas présent, l'image véhicule autant l'extériorisation de la culpabilité le rongeant, qui ne sera définitivement évacuée qu'avec le pardon accordé à Flint Marko dans le troisième opus, que la condition de martyr qui est la sienne, celle-ci étant intiment liée à son statut de super-héros.

Plus qu'une saga sur l'homme-araignée, les Spider-man parlent avant tout d'un homme qui essaie d'échapper au fantôme de sa culpabilité à travers les épreuves que lui réserve une vie de marginal. Un thème déployé avec une fluidité narrative déconcertante, (à l'exception du troisième épisode, qu'une logique de surenchère rend plus confus à cet égard), qui n'a d'égal que la sérénité de Raimi en termes de mise en scène, dans la mesure où la trilogie parvient à concilier avec une aisance insolente les accès de grandiloquence visuelle du cinéaste avec une mise en scène « en retrait » quand il le faut. Mise en scène qui n'hésite cependant pas à grignoter un peu plus la frontière film live/ film d'animation (souvent bousculée au cours de sa carrière) à travers son usage inédit des doublures numériques, d'où des séquences de voltige gravées dans les mémoires.  Enfin, cette continuité narrative permet à Raimi de réussir là ou il avait échoué avec Pour l'amour du jeu, à savoir harmoniser les phases mélodramatiques les plus décomplexées avec des instants de burlesque, comme si le cinéaste parvenait pour la première fois à décliner sa vision accidentée de la condition humaine dans un éventail de variations émotionnelles aussi large que la vie elle-même. Un équilibre tonal  qui non content de signer l'arrivée du comic-book movie au pathéon des grands blockbusters lyriques et romantiques, fait également entrer le récit hollywoodien dans sa phase de modernité.

Indéniablement, Sam Raimi est l'homme des grands écarts les plus improbables. Entre bouillonnement créatif et rigueur narrative, atypisme du style et accessibilité, ironie et candeur, la filmographie du cinéaste n'a eu de cesse de convoquer les tonalités émotionnelles les plus antinomiques pour perfectionner un style en perpétuelle évolution. Preuve en est, lorsqu'il revient à ses premiers amours avec Jusqu'en enfer, sa démarche ne saurait être celle d'un réalisateur rétrograde, mais d'un artiste qui revisite les fondements de son univers à l'aune de sa propre évolution (d'où un résultat en forme d'ascenseur émotionnel perpétuel, moins cynique que résigné dans sa conclusion). Quand bien-même a-t-il déjà réalisé son œuvre somme, on reste confiant quand aux surprises réservées par le père Sam dans le futur.

 

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