La peur au cinéma : Universelle ou générationnelle ? [Partie 1]
C'est arrivé au moins une fois à tout le monde, quelque que soit le côté de la barrière ou vous vous trouviez. Exemple : vous avez 11 ans, et on vous compte l'histoire de ce film terrifiant dont la sortie traumatisa une génération entière de spectateurs. Vos parents en parlent encore avec cet éclair d'effroi délicieux dans les yeux, comme le souvenir d'une expérience collective dont l'intensité transgressive ne peut-être comprise que par les personnes l'ayant vécu en direct. « J'y étais » disent-ils encore, se remémorant pour la énième fois les ambulances postées à la sortie des salles, dans l'hypothèse où un malaise ou deux se déclencherait chez des quidams poussés à bout... Fascinés par cette véritable légende urbaine à un âge où braver les interdits constitue une profession de foi, vous vous emparez du totem défendu pour le glisser sournoisement dans la fente du lecteur VHS , un après-midi où les conditions semblent réunies pour que personne ne vienne vous déranger dans votre œuvre clandestine. La gorge serrée et le ventre noué devant ce tabou immémorial que vous vous apprêtez à faire sauter, vous appuyez sur play... Pour ressortir deux heures plus tard l'air dubitatif, comme si rien ne s'était passé. Mouais, c'est pas encore L' Exorciste qui va vous faire faire connaissance avec le monde merveilleux des terreurs nocturnes (et les parents sont de sacrés flippettes...)
Si l'on admet communément que rien n'est plus culturel que l'humour (preuve en est la difficile exportation d'un Will Ferrell ou de bon nombre de productions Apatow dans l'Hexagone), la peur semble au contraire prendre ce constat à rebours. En effet, si l'on en croit les plébiscites planétaires rencontrés par certains des films présentés dans ce dossier, le cinéma d'horreur détient cette capacité à fédérer les spectateurs de par le globe au-delà du seul cercle d'aficionados du genre. Cependant, cette propension à résonner universellement tend à se déliter au contact du facteur temps, à en juger par les difficultés rencontrées par certains classiques à perpétuer leur pouvoir de fascination morbide sur un public qui n'aurait pas connu sa sortie en salle. Transfrontalier mais pas forcément intergénérationnel donc (encore une fois à l'inverse de la comédie : l'exemple d'un Louis de Funès et de sa popularité jamais démentie l'atteste), à plus forte raison lorsque l'avalanche actuelle de remakes est précisément justifiée par les producteurs par le besoin de « rafraîchir » le traitement pour faire découvrir l'histoire à un jeune public.
Dans le souci de dégager quelques pistes de réflexions potentielles à cet épineux problème, qui provoque le regard moqueur mêlée d'incrédulité des enfants des uns et la condescendance des amis des autres, nous avons sélectionné dix classiques du genre (qui figurent dans notre classement des 31 meilleurs fillms d'horreur, et oui, à EL, on est un peu schizophrène sur les bords), et extrapolé sur les raisons pour lesquelles ils ne fonctionneraient plus aujourd'hui sur un public gavé aux torture-porn et autres found-footage movie. Et avant de déclencher l'ire des cinéphiles, précisons qu'il ne s'agit que de simples hypothèses destinées à décanter quelque peu le problème.
L'Exorciste de William Friedkin
Le film de tous les superlatifs, mètre-étalon de la peur et de l'angoisse savamment distillée par une mise en scène assistant avec une précision froide à la corruption déliquescente du quotidien (et qui a provoqué une scission entre votre serviteur et une partie de ses ascendants).
Pourquoi ça ne fonctionne plus comme avant
Le prototype du film victime de sa réputation, dans la mesure où le buzz entretenu à grand-coup d'hyperboles et d'avertissements complices sur la portée traumatique du bouzin tend à aveugler le spectateur potentiel à la proposition de cinéma formulée (la quête sensationnaliste du regardant obstruant le fonctionnement des partis-pris narratifs chez lui). Sa ressortie en 2001, agrémentée de 14 minutes de scènes coupées (et présentée par le réalisateur lui-même comme la version définitive du film), sonne à ce titre comme un aveu de conscience de Friedkin de l'aura glanée par son film et son désir de la perpétuer. De fait, cette volonté de pérenniser le statut de son oeuvre s'effectue quelque peu au détriment de ses particularismes originels, à l'image de cette scène rajoutée où Regan se désarticule dans les escaliers, dévoilant ainsi le visage du démon beaucoup plus tôt dans le récit. De plus, avec l'avènement contemporain du found-footage movie (voir le succès des Paranormal Activity), l'horreur domestique semble désormais être l'apanage de ce sous-genre dans lequel la nature même de l'image semble générer sa légitimité artistique, en plus de produire son propre point de vue. Inquisiteur par nature, ce régime d'images a précisément pour vocation d'évacuer l'indicible pour assouvir la pulsion de voir. Il s'agit dès lors de scruter des recoins que Friedkin (ou Polanski, voir plus bas) auraient laissé dans l'ombre, de rendre visible ce qui était auparavant tapis dans l'obscurité. L'Exorciste, avec sa longue exposition en Egypte et sa mise en place insidieuse, peut rencontrer à ce titre des résistances de la part de la génération de la transparence.
Rosemary's Baby de Roman Polanski
Classique de l'aliénation du quotidien, où une femme voit son univers se dérober sous ses pieds à mesure que les angoisses liées à la maternité prennent corps dans une réalité délirante.
Pourquoi ça ne fonctionne plus comme avant
Un peu à l'image du Friedkin, Rosemary's Baby appartient à une tradition dans lequel le basculement vers une imagerie fantastique pure et dure ne s'effectue qu'à la fin de son dernier acte. Entre temps, il s'agit de rendre le plus petit objet du quotidien sujet à une angoisse diffuse, sans se montrer trop explicite pour laisser au spectateur des raisons de douter de la santé mentale de son héroïne. Or, dans la conjoncture qui est la notre, où la religion du "tout voir" a valeur de point de vue (qu'il s'agisse d'assister aux sévices toujours plus épicés exercés sur le corps humain avec le torture-porn, ou de scruter l'intimité à la recherche de la plus petite parcelle d'étrange avec le found-footage), un tel parti-pris narratif peut se révéler infructueux. En outre, Rosemary's Baby tire une grande part de son aura sulfureuse en puisant la viscéralité de son traitement dans les angoisses liées à la maternité. Or, l'évolution des moeurs, ainsi que le développement ultérieur des films "d'enfants maléfiques" (avec La Malédiction de Richard Donner comme patient zéro), a contribué d'une certaine façon à désarmorcer en partie ce tabou, relativisant de fait le contenu transgressif du film de Polanski aujourd'hui.
Les Dents de la mer de Steven Spielberg
Le film qui a fait déserter la fréquentation des plages l'été de sa sortie, un film d'aventures poussant l'homme au milieu de nulle part pour ne lui laisser d'autres choix que de se confronter avec sa peur la plus viscérale.
Pourquoi ça ne fonctionne plus comme avant
A l'instar de L'Exorciste, le film charnière de la carrière de Spielberg est largement précédé d'une réputation de boogeyman pelliculé qui tend à imposer son aura au public néophyte. Réputation mise à mal par les apparitions du requin, cheap au possible de l'aveu même de son réalisateur, qui pensa sa mise en scène de manière à suggérer le plus possible la présence du monstre précisément pour pallier aux défaillances techniques rencontrées. Et dans la mesure où le temps se montre rarement indulgent avec les effets spéciaux déficients, le spectateur contemporain, pour lequel le fait de voir constitue une fin en soit, peut éprouver quelques difficultés à s'immerger dans le film. Et d'entendre alors s'écrier un "c'est pas un vrai requin, c'est du carton pâte !".
Psychose d'Alfred Hitchcock
Peut-être le film le plus terrifiant du maître, dans la mesure où chaque étape du voyage de l'héroïne sonne comme un avertissement sur l'univers de conte de fées pervers dans lequel elle est en train de s'enfoncer, le célèbre meurtre sous la douche constituant le point culminant de ce voyage sans retour.
Pourquoi ça ne fonctionne plus comme avant
A l'instar des Dents de la mer, un autre bel exemple de film matriciel dont toutes les composantes furent digérées par l'inconscient collectif au cours des générations qui s'en suivirent via ses émules plus ou moins revendiqués (Brian de Palma pour ne citer que le plus évident). Au-delà du seul aspect des critères esthétiques (noir et blanc etc.) susceptibles de contrarier l'immersion fictionnelle du spectateur (encore que la ridicule tentative de cosmétique arty du remake de Gus Van Sant n'ait en rien permis aux plus jeunes de découvrir le film sous un autre angle), c'est également l'évolution des mœurs en termes de représentation de l'horreur graphique qui peut nuire à l'appréciation de Psychose. De fait, le rententissement provoqué à l'époque par le meurtre sous la douche a bien du mal à trouver une résonnance similaire de nos jours, notamment à l'aune d'une mise en scène dont les caractéristiques (musique emphatique, montage très cut ) relèvent davantage d'une volonté de faire partager le point de vue de la victime (dont le délitement de l'espace vital atteint ici son point culminant) au spectateur plutôt que lui montrer l'acte. Une empathie sans commune mesure avec ce que l'on peut trouver aujourd'hui, dans le torture-porn notamment.
Massacre à la Tronçonneuse de Tobe Hooper
Le film qui suinte la folie et la dégénérescence par tous les pores de l'image, l'impression d'avoir échoué dans une dimension parallèle régie par des règles différentes de la notre, sans échappatoire possible. La version trash du Psychose d'Hitchcock.
Pourquoi ça ne marche plus comme avant
La représentation de la violence a évolué vers les rivages de la surenchère graphique, le grain de l'image a été remplacé par une nomenclature visuelle fondée sur l'usage de filtres, et l'iconisation de l'horreur se doit d'être la plus brutale possible. En bref, Massacre à la Tronçonneuse est le prototype de l'œuvre victime de la radicalisation du contenu du cinéma d'horreur contemporain ainsi que de l'identification des spectateurs d'aujourd'hui à des critères esthétiques aux contours strictement définis. L'ironie étant que le film semble être perçu par la nouvelle génération de la façon dont Tobe Hooper l'avait conçu en 1974 : comme une comédie.
Deuxième partie (cliquez sur l'image)