Satellite Sisters
Ce qui frappe en premier lieu à la découverte de Satellite Sisters, c'est la valeur de l'objet. De sa couverture éclatante, confectionnée par Liberatore (RanXerox), en passant par sa mise en page limpide, sa typographie élégante, le lecteur comprend instantanément qu'il a entre les mains un dispositif de lecture conçu et agencé avec un soin proche de l'orfèvrerie. Non pas que le voyage qui l'attend relève de la croisière de plaisance, au contraire, qui veut voyager loin ménage sa monture, et l'on n'entame pas l'ascension de la face nord de l'Everest sans le meilleur équipement qui soit.
Car les premières pages de Satellite Sisters s'apparentent à une escalade périlleuse, un parcours du combattant dont la verticalité radicale fait écho à la formidable ambition de son auteur. Si l'épreuve est bien réelle, sa récompense écrase instantanément les menus efforts concédés par l'apprenti spationaute, qui n'accède pas à un point de vue imprenable, mais est littéralement happé par un vortexte qui n'attendait que lui pour prendre corps. Des mots sont passés sous la plume de Maurice G. Dantec depuis la dernière aventure de Toorop, road trip halluciné qui eut sur le petit monde des lettres françaises l'effet d'un défibrillateur. Son verbe s'est patiemment acéré, son style a gagné en ampleur, trempé dans le magma d'un réel en fusion, d'où était déjà sorti le chef d'œuvre Grande Jonction, et dont l'épopée spatiale qui nous intéresse tutoie les fulgurants sommets. La première séquence du roman se fera donc mise à jour, codex lapidaire, étape nécessaire pour propulser le lecteur dans la matrice conceptuelle qu'abrite le texte.
Non pas que le premier véritable thriller de science-fiction de l'écrivain s'ouvre sur un premier acte autiste ou hermétique, mais les lecteurs de Babylon Babies l'auront compris, les deux figures tutélaires de l'aventure, les jumelles Zorn, exigent de celui qui vient à leur rencontre qu'ils soit capable de les suivre jusqu'au bout du monde. Jusqu'à l'ultime frontière de l'humanité, le point omega de sa finitude, le point alpha de sa renaissance. Tel est le sujet de Satellite Sisters : la quête-poursuite effrénée d'une poignée d'hommes pour enrayer le contrôle totalitaire initié par l'ONU 2.0, protéger et accompagner les Babylon Babies, tutrices d'un homo sapiens sapiens en devenir, vers un nouveau territoire. Plus qu'un space opera, nous sommes ici plongés dans une space guérilla virtuose et impitoyable, où s'entrechoquent les G-men du futur, des hell's angels d'un genre nouveau, et une communauté sous la protection de tueurs lettrés connaissant la question de la technique, aussi bien que la technique des questions.
Passé 80 pages ardues, où le verbe de Dantec et son lecteur sont mis à jour, c'est à une virée supraluminique que nous sommes conviés. Pour la première fois, l'écrivain fait cohabiter avec un équilibre époustouflant de maîtrise son sens aigu du spectacle fantastique (la bataille de la Forêt-Lumière devrait rester dans les annales) et une réappropriation du langage techno-scientiste qu'on lui a stérilement reproché. En découle un roman imprévisible, dont les multiples ellipses ou dilatations de l'action nous emportent et nous ballotent comme si nous découvrions les propriétés hypnotiques de la lecture pour la toute première fois. Il n'est pas audacieux de le dire, la langue française n'est plus tout à fait la même après Satellite Sisters, on est saisi par la poésie brute des réacteurs chauffés à blanc, des alliages de métaux protéiformes, l'imbrication parfaite de chaque terme, comme taillé à même un bloc de silice irridescent.
Ce qui fait du roman bien plus qu'un “simple“ récit immersif et mené tambour battant, c'est l'acuité exceptionnelle dont il fait preuve. Une conscience du monde sur le point de naître qui va bien au-delà de l'intrusion dans la fiction de personnages réels (Richard Branson, Paul Allen...), et ne se fait jamais vain gimmick, mais nous donne à voir, ressentir, appréhender les titanesques métamorphoses déjà à l'œuvre. Le cataclysme prédit par Dantec est-il sur le point d'arriver ? Non, la révélation contenue dans le texte est bien plus forte et définitive, son occurrence a déjà eu lieu, la révolution est actée, et n'aura plus qu'à surgir.
Le génie de Dantec vient de sa capacité à rassembler une infinité de vecteurs aux propriétés contradictoires, de les rassembler jusqu'à ce qu'ils fusionnent et fassent sens. La suite de Babylon Babies s'avère beaucoup plus musclée que son aînée, infiniment plus pointue, sans jamais verser dans le scientisme abscons, et accomplit le tour de force de donner au lecteur le sentiment d'une fuite menée à la vitesse de la lumière, tout en préservant son rythme et sa construction de toute forme de précipitation. Véritable réseau de coupures, au sens deleuzien, l'écriture de Dantec se fait montage cinématographique, chaque mot renvoyant à une image incandescente, ne séparant jamais la réflexion conceptuelle de l'action la plus débridée.
Les affrontements homériques entre un groupe de parias réfugiés au cœur de l'Amazonie et un millier de soldats surentraînés seront l'occasion de trouver dans un arc anglo-gallois un inattendu dépassement de la pensée Nietzschéenne. L'odyssée prométhéenne d'une poignée d'humains en direction de la Planète Rouge se fera conjointement l'écho de la photographie délirante d'un Total Recall, et l'update de la mythologie du Western, qui ne demandait qu'un shot mystique pour donner sens à l'anarcho-libéralisme triomphant. Les séquences épiques se disputent aux affrontements homériques, non pas entrecoupées d'interludes intimistes, mais bien traversées et maximisées par leur présence constante. Intime, prophétique et ludique ne forment plus qu'un explosif ensemble, dont les shrapnels se fichent profondément dans la chair du lecteur.
Dantec aurait pu sacrifier sur ce formidable autel ses personnages et leurs émotions, dérisoires devant les enjeux énumérés page après page. Le risque était grand de voir disparaître les affects, à fortiori au sein d'un récit tenu à un grand écart entre l'omniscience des sœurs Zorn et les consciences affolées d'êtres aussi inlassablement humains que le génial Darquandier. Heureusement, la structure du récit, qui donne aux personnages de l'avance sur le lecteur et du retard sur les mystérieuses jumelles du titre, permet à l'auteur de nous livrer une histoire pétrie d'humanité, jusque dans ses descriptions d'attentats spatiaux. Une humanité qui éblouit quand elle jaillit entre deux péripéties, et colore l'action lorsque celle-ci semble la bannir, car le récit de ces héros lancés dans une croisade désespérée pour que l'Humanité advienne a certes le tranchant du silex, mais d'un silex taillé par la main de l'homme.
À mi-chemin entre la clairvoyance qui fascina les lecteurs de Jules Verne, la puissance d'arrêt qui toujours terrasse les compagnons de route d'Ellroy, la transcendante folie d'un K. Dick, Satellite Sisters dépasse et enterre les attentes, aussi définitif qu' « un orage gorgé d'éclairs translaté à l'horizontale ». Il s'agit d'une déflagration cosmique, qui étreint rêve et réalité, science et fiction, exige que plus jamais elles ne s'ignorent.
Dès le 25 juillet, retrouvez le trailer intégral de Satellite Sisters sur Ring.fr