Millenium : le duel des versions

Simon Riaux | 17 janvier 2012
Simon Riaux | 17 janvier 2012

Alors que l'hiver semble enfin décidé à s'abattre sur notre hexagonale contrée, le Millenium de David Fincher vient relever ce début d'année d'une morsure vénéneuse et entêtante. Nouvelle adaptation des écrits de Stieg Larsson, le projet aura fait couler beaucoup d'encre, de la découverte de son casting, à l'annonce des collaborations de Reznor et d'Atticus Ross, jusqu'au visionnage d'un premier trailer hypnotique, le film aura suscité bien des attentes. Pour autant, il n'a pas tout à fait échappé aux procès en illégitimité, car malgré l'aura de son réalisateur, notre époque propice aux reboots, relectures et ressortie a tôt fait de maudire les impériaux américains, jamais à court d'œuvres à saccager. Pourtant au petit jeu de la fidélité, le plus respectueux n'est pas toujours celui que l'on croit.

 



Le décor


Version suédoise : Singulièrement, le film fait assez peu couleur locale, on serait même tenter de le qualifier d'impersonnel. Pas sûr que les nombreux spectateurs à ne pas l'avoir regardé en V.O. aient eu le sentiment d'être plongés au cœur des tourments de l'âme suédoise. La faute à une esthétique maîtrisée, mais beaucoup trop distante, dont l'obsession semble être de pouvoir prétendre au titre de blockbuster européen, et qui gomme méthodiquement les particularismes culturels attachés au sujet.

Version américaine : La circonspection avait beau être de mise, toujours est-il que David Fincher sera parvenu à faire plus suédois que les suédois. Soucieux de respecter l'atmosphère de l'œuvre originelle et d'immerger le spectateur dans un univers qu'il ne connaît pas, le metteur en scène s'est justement attaché à retranscrire l'atmosphère unique des lieux qu'il décrit. Grâce à un usage chirurgicale de teintes désaturées, une gestion de l'espace fluide, mais profondément malaisante, il nous plonge instantanément au cœur d'une terra incognita glaciale et ténébreuse.

 



Mikael Blomkvist


Version suédoise : Si le roman ne donnait vie à son héros que par petites touches, quasiment par pointillisme, pour lui laisser le temps de développer son ampleur, la force tranquille qui le caractérise, le film fait l'erreur de reprendre exactement le même dispositif, sans l'adapter au média cinéma. Résultat, Mikael est désespérément froid, et paraît tout prendre avec une distance inappropriée. Si cette relative fadeur a joué en faveur du personnage de Lisbeth et permis la découverte de Noomi Rapace, elle joue globalement contre le film, en nous empêchant d'y adhérer, nous laissant toujours en dehors de l'enquête. À noter que le récit s'achève, comme dans le roman, en Australie.

Version américaine : Fincher n'a renoncé ni à la relation qui unit Blomkvist à la directrice de Millenium, ni à ses déboires professionnels, ni à sa fille. Le personnage n'est plus une coquille vide, mais un homme à bout de souffle, traqué et terrassé, qui croit trouver dans la retraite offerte par un riche industriel l'occasion de se ressourcer à peu de frais. Le contraste entre son désespoir pudique et la rage enfiévrée de Lisbeth nourrit plus abondamment le récit, d'autant que le personnage gagne énormément en finesse, par conséquent, son rapprochement avec la jeune femme en devient d'autant plus ambigu et troublant. À noter que le récit s'achève dans cette version à Londres.

 


Lisbeth Salander


Version suédoise : Malgré la consécration de Noomi Rapace, le traitement du personnage est la plus grosse erreur de cette adaptation. D'une femme à la fois vulnérable et prédatrice, en rupture de banc, le film fait une punkette gothique énervée, attachante certes mais unidimensionnelle. Elle provoque l'empathie, puis la sympathie, mais fait fi des zones troubles qui faisait sa force dans le texte original. Condamnée au second plan par le scénario, c'est la rareté de ses apparitions qui fait son sel, et non sa construction. On dénotera ici quelques infidélités un peu faciles, ainsi, c'est Lisbeth qui découvrira le sens du mystérieux message codé découvert par Mikael, quant au flash-back narrant le sort de son père, il manque clairement d'impact, malgré sa représentation frontale.

Version américaine : Fincher prend le risque de la subtilité, et nous lui en sommes mille fois reconnaissants. Sa Lisbeth est un individu complexe, tour à tour félin, proie et prédateur, victime et bourreau. Elle est également beaucoup plus sexuée, la mise en scène ne s'embarrasse pas de pudibonderie pour nous faire comprendre le rôle à double tranchant joué par la promiscuité physique qu'elle entretient avec ses semblables. Le décès de son père sera très simplement évoqué au cours d'un dialogue, sans scories de mise en scène, pour trouver un impact décuplé. Voici une Lisbeth qui évolue en eaux troubles, souvent contradictoire, moins facile à aimer que son homologue suédoise, mais ô combien plus bouleversante, véritable phœnix, dont la renaissance sera sèchement interrompue lors d'un épilogue aussi beau qu'impitoyable.

 

   

Informations informatiques


Version suédoise : Autre faiblesse du long-métrage, le classicisme des recherches. Ni la mise en scène, ni le montage ne parviennent à rendre ces passages obligés intéressants. Tout au plus se contentent-ils d'illustrer les raisonnements des protagonistes d'une clarté tristounette, quand ils n'éludent pas purement simplement l'avalanche de détails techniques et méthodologiques donnés par le roman. Ajoutons que Lisbeth est souvent là pour couper court aux interrogations et trouver la solution, quand le texte original soulignait la collaboration entre les protagonistes.

Version américaine : En grand orfèvre de la mécanique narrative, Fincher parvient à orchestrer des séquences entières d'analyses de données en petits opéras de logique et de bon sens. Animant images d'archives, cartes routières et diagrammes, il parvient à extirper du sens de documents iconographiques banals voire franchement laids, et leur confère un véritable rôle narratif. Le metteur en scène s'attache également à nous montrer Lisbeth à l'œuvre, révélant très concrètement ses méthodes de piratages, et de récoltes de renseignement. À ce titre, la conclusion du film renvoie les Jason Bourne et autres films d'espionnage à l'hospice (sans parler de la version Suédoise), et nous expose en une poignée de plans aussi jouissifs que limpides l'exécution d'une machination vengeresse et brillante.

 



Eros et Tanathos


Version suédoise : ces éléments sont indiscutablement présents, renforcés par la forte charge spirituelle de l'enquête (basée sur le Lévitique). Toutefois, puisque la relation entre Blomkvist et sa directrice de publication n'est qu'effleurée, ses rapports avec Lisbeth sont nettement moins ambigus et intrigants. De même, la violence physique, la mort, sont beaucoup moins prégnants que dans le livre. Le triste sort du chat aura ainsi été épargné aux spectateurs suédois, ainsi que la description (très) détaillée des sévices du serial killer insulaire.

Version américaine : la sexualité joue ici un rôle hautement ambivalent et révélateur, des fêlures des personnages, comme des angoisses du spectateur. Ainsi, les rendez-vous de Lisbeth avec son “assistant social“ ne devraient pas manquer de vous glacer le sang, car s'ils ne sont pas fondamentalement plus pervers que dans le livre, leur mise en scène soulève nombre de questions (qui trouveront réponse) sur le passé de la jeune femme et ses rapports aux hommes. Plus qu'un refuge, il devient évident que Salander use du sexe comme une arme, à dégainer la première, si possible. Mikael en fera les frais, et développera avec elle une sorte de relation libertine très fidèle au roman, dont on se demande quel est la part de plaisir, de peur, de consentement, de domination. Tanathos est également beaucoup plus présent, grâce au triste sort du chat, mais aussi via le personnage de Martin, qui ne laisse traîner que peu de doutes sur sa noirceur et ses turpitudes. Ainsi les flash-backs, beaucoup plus nombreux dans la version américaine, soulignent-ils les rapports étroits entre vie et mort. Quand le public attendrait une image vieillie et distanciée du temps où le mal battait son plein, il est confronté à une lumière chaleureuse et presque réconfortante, à une forme solaire et aveuglante des ténèbres.

 


 

Au jeu de la fidélité, à l'esprit autant qu'à la lettre, le film de David Fincher s'en tire avec les félicitations du jury, et parvient à condenser remarquablement un ouvrage parfois trop fouilli dans ses descriptions. On est admiratif de la capacité du cinéaste à faire image des pavés s'attachant aux contenus des cartes mères de tel ordinateur, ou narrant les magouilles financières de l'épilogue. On ne tirera pas non plus à boulets rouges sur la version suédoise, qui avait pour elle la primeur de la démarche et des moyens terriblement inférieurs à la puissance de feu de Sony, mais les adeptes de Trent Reznor ou des introductions dont Fincher a le secret devraient également être aux anges.

 

 

 

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