Stanley Kubrick : itinéraire d'un obsessionnel

Thomas Messias | 12 décembre 2007
Thomas Messias | 12 décembre 2007

Les grands cinéastes sont souvent de grands malades. Hitchcock, Welles, Herzog, pour ne citer qu'eux, sont les héros de multiples anecdotes faisant état de leur légendaire tempérament de casse-bonbons à tendance psychopathe. La ténacité et l'exigence s'accompagnent souvent d'un caractère de cochon et d'une bonne dose de folie.

Stanley Kubrick n'échappe pas à cette règle, lui qui peut se rendre malade pour le moindre détail : s'il n'a pas une réputation de bourreau comme certains de ses congénères, il faut cependant obéir à la moindre de ses volontés, sous peine de passer un salle quart d'heure – ou, pire, de prendre la porte. Nombreux sont les témoignages (de techniciens, d'acteurs, de producteurs) disant à peu près : « C'est quelqu'un de très gentil tant qu'on fait tout ce qu'il dit ».  Beaucoup s'y sont frotté, très peu ont résisté.

 

 

La légende Kubrick débute en 1956 sur le tournage de L'ultime razzia, son troisième long-métrage. Encore débutant, le new yorkais sait déjà ce qu'il veut. Le Hollywood d'alors interdisant qu'un réalisateur soit également directeur de la photographie, il engage Lucien Ballard, une soixantaine de films au compteur (dont plusieurs avec Josef von Sternberg). Pour un long travelling, Kubrick place la caméra près des acteurs et demande un grand angle de 25 mm, conscient que ce choix aura tendance à déformer légèrement l'image. Sûr de son fait, Ballard recule la caméra et choisit un objectif de 50 mm. S'en suit une discussion entre les deux hommes, à voix basse, conclue par un Kubrick qui, du haut de ses 28 ans, somme Ballard de remettre la caméra à sa place d'origine sous peine d'être renvoyé sur le champ. Dont acte. Le même genre de conflit se reproduit 4 ans plus tard sur le tournage de Spartacus, toujours avec le directeur de la photo, tellement étouffé qu'il détruira un projecteur à coups de pied. Le tournage du péplum est également le théâtre d'une lutte acharnée avec Kirk Douglas : venant de collaborer avec Kubrick sur Les sentiers de la gloire et l'ayant appelé in extremis pour remplacer Anthony Mann, l'acteur pense avoir amadoué le jeune réalisateur, et tente de mettre son grain de sel dans ses choix de mise en scène. D'où quelques accrochages fort mouvementés, tournant presque toujours à l'avantage de Kubrick, qui sortit de ce tournage épuisé, jurant qu'on ne le reprendrait plus à tourner un divertissement à gros budget.

 

 

 

Citons une dernière victime du jusqu'auboutisme kubrickien : sur le tournage de Shining, Shelley Duvall a autant souffert que son personnage. Alors qu'il laisse Jack Nicholson jouer au gré de ses inspirations, Kubrick se montre très exigeant avec l'actrice et la soumet à des répétitions pour le moins inhumaines, la filmant parfois 50 fois interpréter la même scène. Est-ce parce que Duvall n'avait pas le talent nécessaire ? Ou parce que le réalisateur souhaitait la pousser à bout, la plonger dans un état nerveux proche de celui de Wendy, son personnage dans le film ? « On n'a jamais rien obtenu de grand sans souffrance », lui déclare-t-il dans un encouragement pour le moins laconique. Cela semble en tout cas être le leitmotiv du metteur en scène : se donner corps et âme ou prendre la porte. Conscients de la qualité probable du résultat finale, la plupart de ses collaborateurs ont fini par choisir la première option.

 

 

 

Poursuivons dans la psychologie de bazar : très souvent, l'emmerdeur est quelqu'un qui l'ouvre pour mieux dissimuler qu'il est en proie au doute. Il faut le voir vérifier une centaine de fois que la caméra est bien placée. Appeler un coscénariste au beau milieu de la nuit pour qu'il modifie une virgule. Ou sortir son mètre ruban et vérifier lui-même dans les journaux que les publicités pour Full metal jacket sont à la bonne dimension. Pointilleux, oui. Soucieux du jugement des autres, plus encore. Rien de plus normal pour un cinéaste qui se respecte. Encore faut-il que ça ne devienne pas maladif. Que dire d'un mec qui fait repeindre les murs d'une salle de cinéma en noir pour que la projection de son nouveau film soit parfaite ? En connaît-on beaucoup, des artistes qui foutent en l'air leur premier film sous prétexte qu'il n'est pas bon ? Non. C'est pourtant ce qu'il fit de Fear and desire, œuvre qu'il tourna en 1953, et dont il détruit toutes les bobines qu'il put trouver, avant de finir par en interdire toute projection. Les quelques chanceux ayant pu voir le film ne semblent pas partager la vision de Kubrick, qui considère son galop d'essai comme un « exercice cafouilleux d'amateur ». On aurait bien voulu juger par nous-même.

 

 

 

Si la plus grande partie de sa filmographie se distingue par une faible quantité de dialogues, Kubrick a cependant toujours été un homme de lettres, dévorant essais et romans avec une gloutonnerie certaine. Une fois encore, seul un énorme manque de confiance en soi peut expliquer qu'il n'ait presque jamais mis en images un de ses scénarii originaux. S'il filme son propre script du Baiser du tueur, c'est uniquement parce qu'il ne dispose pas des moyens suffisants pour acheter les droits d'un livre qu'il aurait souhaité adapter. Ensuite, Kubrick a sauté d'adaptation en adaptation, de Clarke en Burgess, de Thackeray en King, sans jamais aller au bout d'une de ses idées personnelles. En témoigne l'arlésienne Napoléon, projet qu'il porta en lui pendant les vingt dernières années de sa vie, et qui fut sans cesse repoussé, officiellement pour des problèmes de budget. Le genre de détail qui n'aurait pas arrêté Kubrick s'il avait vraiment cru en lui ; avec son sens de la persuasion et sa tendance à pondre chef d'œuvre sur chef d'œuvre, il aurait sans doute fini par trouver quelques gentils mécènes. Au final, Kubrick se sera toujours reposé sur les matériaux d'autres auteurs, préférant apporter un œil critique sur leurs œuvres et apporter une plus-value conséquente plutôt que de manquer de recul par rapport à ses propres créations. S'il est difficile de dénigrer sa carrière, il est tout de même regrettable qu'il ne se soit jamais jeté à l'eau pour nous montrer de quoi étaient faits ses propres fantasmes et à quoi ressemblaient les univers qu'il avait certainement en tête.

 

 

 

Il n'empêche que Kubrick ne s'est jamais vraiment dissimulé derrière les livres qu'il adapte ; se baser sur des livres connus ou reconnus lui ayant donné la confiance nécessaire, il se met alors à imaginer son futur film dans les moindres détails, conférant une importance suprême à des éléments que bien d'autres auraient totalement laissé de côté. Il compose avec un tout petit budget pour concocter les magnifiques travellings des Sentiers de la gloire. Révolutionne la SF des dix prochains siècles en donnant une identité visuelle inédite au vaisseau Discovery I de 2001 : l'odyssée de l'espace. Utilise des lentilles créées par la NASA pour mieux capter la lumière des bougies de Barry Lyndon. Est l'un des principaux artisans de la révolution Steadicam à l'occasion du tournage de Shining (créé en 1972, expérimenté dans quelques films, ce système n'en était encore qu'à ses balbutiements). Se mord la langue pour ne pas réfréner les excès de Peter Sellers dans l'explosif Dr. Folamour. Déniche des univers musicaux en parfaite adéquation avec sa direction artistique, avec un net penchant pour le classique, de Strauss à Beethoven. Kubrick est un génie, et l'on se moque bien dès lors qu'il soit obsessionnel et/ou compulsif.

 

 

 

Devant l'édifiante grandeur de sa filmographie, le reste n'est évidemment que détail. Pourtant, une constante demeure, dans la thématique de ses films aussi bien que dans sa vie : le besoin de distance. Ses quelques détracteurs voient en lui un monstre de froideur, incapable d'éprouver le moindre sentiment devant les destins souvent pathétiques de ses personnages. C'est au contraire dans ce refus de toute empathie que Kubrick se distingue. Pas question de s'attacher à Humbert Humbert, coupable de désir sur nymphette dans Lolita ; inutile de s'approcher de trop près d'un Jack Torrance complètement zinzin, suffisamment effrayant même à distance ; strictement impensable de compatir au destin funeste de Barry Lyndon. Dans chacun des films de Kubrick, la froideur et la distance apparaissent au pire comme des maux nécessaires, au mieux comme des bonus stylistiques. Ce refus d'aller vers l'autre se retrouve dans sa vie professionnelle, puisqu'il a toujours fait des pieds et des mains pour éviter de quitter son Angleterre chérie, préférant y reconstituer le Vietnam de Full metal jacket ou le New York d'Eyes wide shut. Un film qui aura monopolisé les quatre dernières années de sa vie, ajoutant une dernière pierre à la légende d'un bourreau de travail. Vingt-sept mois d'écriture intensive avec Frederic Raphael, qui raconte dans son livre "Deux ans avec Kubrick" à quel point ce travail d'adaptation d'une nouvelle d'Arthur Schnitzler fut harassant, Kubrick le harcelant au téléphone dès qu'il n'était pas totalement satisfait d'une réplique ou d'un détail. En dépit de quelques mauvais souvenirs ponctuels, la conclusion de Raphael, c'est que non, on n'a jamais rien obtenu de grand sans souffrance. Et que Kubrick, tout obsessionnel qu'il soit, était un artiste si charismatique, si brillant que ne pas travailler avec lui aurait été une grave erreur. Même constat pour le couple Nicole Kidman - Tom Cruise, parfois découragés par les 400 journées de tournage d'Eyes wide shut, mais intimement convaincus qu'ils vivaient là l'une des expériences les plus intenses de leur vie. Le résultat final leur donna raison : non seulement le film est passionnant, mais il constitue en plus l'adieu au cinéma et au monde de monsieur Stanley Kubrick, pur génie du septième art, pas loin d'être aussi fascinant que ses films.

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