Lars Von Trier, l'innovatør

Thomas Messias | 3 mars 2007
Thomas Messias | 3 mars 2007

Taré, tyran, mégalo, schizo, provocateur, possédé, navrant, génial, sadique, adorable : on a dit tout et son contraire à propos de Lars Von Trier, metteur en scène unique qui a le mérite de ne laisser personne indifférent.

Né Lars Trier à Copenhague en 1956 (il ajoutera le "von" durant ses études de ciné en hommage à Josef von Sternberg et pour s'aristocratiser un peu), il commence à tourner des cours métrages dès l'âge de 15 ans, déjà fasciné par Dreyer, Welles et Tarkovski (en particulier Le Miroir). Très mûr, il entre à 18 ans à la National Film School of Denmark. L'aspect scolaire lui déplaît, les conflits avec les professeurs sont nombreux, mais déjà Lars sait créer des contacts et s'entourer des meilleurs. Primé pour son film de fin d'études, il apprend le métier en réalisant des publicités et des clips, avant de débuter en 1984 sa mystérieuse "trilogie des E". Premier long-métrage : Element of crime, polar apocalyptique et déroutant dominé par la couleur orange. La critique a beau encenser l'univers visuel et l'aspect savamment torturé du film, LVT s'en moque et bifurque dans une toute autre direction. Ce sera Epidemic, objet insaisissable, agaçant de génie, sur le rapport de l'auteur à la création. Avec, déjà, des petites provocations visuelles qui divisent l'opinion, comme ce tampon "Epidemic" qui reste imprimé sur l'image de bout en bout. Puis vient Europa, première collaboration avec Jean-Marc Barr, retour à un esthétisme poussé, l'histoire d'une perte de connaissance et d'identité, le film le plus accessible de la trilogie. C'est le début de l'histoire d'amour entre Von Trier et le festival de Cannes, puisque le film y reçoit le prix du jury en 1991.

Adepte des projets marginaux, inconscients, barrés, Von Trier est reçu par un producteur de télé qui lui propose le marché suivant : si en une minute il trouve une idée de série télé, le producteur s'engage à financer son projet pourvu qu'il ne soit pas trop coûteux. Ayant toujours eu une peur panique des hôpitaux (il est également hypocondriaque et aviophobique, si si, ça se dit), Lars invente pourtant l'histoire d'un fantôme de fillette qui hante un établissement hospitalier. Et c'est parti pour The Kingdom, série délirante et géniale, à la fois hilarante et flippante, marquée par les apparitions du réalisateur lui-même, venant expliquer les enjeux de chaque épisode. Visuellement, c'est imparable ; quant au fond, il est touffu, dense, insondable. Aujourd'hui, The Kingdom a accédé (à juste titre) au rang de série culte.

Parce qu'il aime les challenges et les œuvres segmentées, Von Trier se lance alors dans une nouvelle trilogie, qu'il nomme "Cœur d'or". Cela commence par Breaking the waves, en 1996. Dans ce qui est peut-être son film le plus célèbre, le danois met en scène l'histoire bouleversante et cruelle d'une jeune femme prête à tout par amour pour l'homme qu'elle aime, paralysé à la suite d'un accident sur une plate-forme pétrolière. Pour Emily Watson, interprète de Bess MacNeill, c'est le rôle d'une vie. Quant à Von Trier, il tourne intégralement caméra à l'épaule et montre une incroyable aisance dans ce domaine. Mélo christique, flamboyant et sinistre, hanté par une ultime image de cloches sonnant haut dans le ciel (clé de tout, ou provocation superflue?), Breaking the waves séduit un plus large public et reçoit le Grand Prix du Jury, injustement privé de la Palme d'Or par Secrets et mensonges.

Le deuxième volet de la trilogie "Cœur d'or" signe aussi le début d'une nouvelle franchise. Avec quelques amis (dont Thomas Vinterberg et Jean-Marc Barr), il crée le Dogme 95, caste de cinéastes régie par un manifeste très sérieux décrétant (entre autres) que le tournage doit être effectué en extérieur, que le film de genre est interdit, que le film doit être tourné au présent, que les filtres de couleur sont interdits, ou encore que le réalisateur ne doit pas être crédité. Après l'acclamé Festen de Vinterberg, Von Trier réalise le deuxième film étiqueté Dogme, Les Idiots, fable renversante sur la folie, qu'elle soit feinte ou réelle. Un film qui, derrière une simplicité apparente, révèle une réflexion profonde sur la marginalité et la difficulté à trouver sa place, et pose une question fondamentale : comment écrire 50 blagues Carambar en deux jours ? Un peu éclipsé par le succès de Festen, Les Idiots est pourtant une pièce maîtresse de la filmo de Von Trier.

LVT laisse ensuite les artisans du Dogme se débrouiller sans lui, et s'en va réaliser une comédie musicale avec Björk. Bin voyons. Une fois de plus, Dancer in the dark divise : mélo ultime, ou racolage actif fait film ? Toujours est-il qu'au gré de chansons magnifiques, le réalisateur parvient à faire naître des émotions contrastées. Et révèle une grande actrice, Björk Gudmundsdottir, qui jure aussitôt qu'on ne l'y reprendra plus tant elle a souffert d'être, selon elle, maltraitée par le vilain Danois. Le jury cannois de Luc Besson lui décerne (enfin!) la Palme d'Or, Björk est primée pour l'unique rôle de sa vie, et la majeure partie du public pleure à chaudes larmes.

Une trilogie en appelant une autre, Lars en débute une nouvelle avec Dogville, variation sur le thème de l'esclavagisme à l'idéologie volontairement limite. Particularité de ce nouveau projet : il est tourné dans un entrepôt, avec pour seuls décors des pièces tracées à la craie. Évitant l'écueil du théâtre filmé, il livre un objet fascinant sur la forme mais discutable sur le fond, emmené par une Nicole Kidman époustouflante dans ce qui est sans doute son meilleur rôle. Indisponible pour le film suivant, elle contraint le réalisateur à choisir une autre actrice pour interpréter le même personnage : ce sera Bryce Dallas Howard, fille de, récemment découverte pour son rôle dans Le Village. Dans la ligne directe de Dogville, l'effet de surprise en moins, Manderlay sent surtout la redite (une première chez l'auteur), malgré un propos extrêmement provocateur.

Entre ces deux volets des aventures de Grace, Von Trier s'est amusé avec son ami Jørgen Leth, lui demandant de tourner cinq remakes d'un des courts-métrages de ce dernier, sous différentes contraintes (film d'animation, plans durant moins d'une seconde, etc.). Sous ses allures de jeu grandeur nature, Five obstructions révèle surtout l'incroyable sadisme de Von Trier, prêt à faire souffrir ses amis les plus proches pour en tirer le meilleur. Qu'on soit fan ou non, on ne peut nier que Lars soit l'un des metteurs en scène les plus exigeants qui soient, se remettant sans cesse en question et cherchant toujours à explorer de nouveaux horizons. Objectif permanent : faire réagir, de façon positive ou non. Mais surtout, ne rien faire qui indiffère. C'est pourquoi, pas content de son grand projet nommé Dimension (un film policier dont il a tourné trois minutes chaque année depuis 1991 et dont la fin était prévue en 2024), Von Trier a fini par abandonner pour ne pas livrer un film ne dépassant pas le stade du concept. Les rushes devraient cependant être visibles sur Internet d'ici quelques temps.

En 2007, retour au bercail avec Le Direktør, guignolade sociale et cruelle rappelant par moments Les Idiots. Quasiment novice dans le registre de la comédie, Von Trier séduit de nouveau avec ce film aux ambitions modestes mais à la réussite certaine. Sans jamais oublier d'innover : Le Direktør a été tourné en Automavision, nouvelle technique laissant un ordinateur décider au hasard quels paramètres modifier pendant la scène (inclinaison, focale, panoramique…). Comme une récréation de qualité avant de s'attaquer au dernier épisode de sa trilogie en cours, Wasington, où Kidman et Howard pourraient interpréter simultanément (ou alternativement) le rôle de Grace. À moins qu'il ne commence par Antichrist, un film d'horreur qu'il compte tourner en anglais.

En tout cas, Lars Von Trier n'a jamais une minute à lui, puisque la casquette de producteur occupe une bonne partie de son temps, que ce soit par le biais de Zentropa, sa société, ou de Puzzy Power, filiale produisant des films pornographiques destinés "aux femmes et aux homosexuels". Adulé par les uns, méprisé par les autres, Lars Von Trier est incontestablement un bourreau de travail, vouant sa vie et son âme au septième art.

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