Clint Eastwood, la sagesse en héritage

La Rédaction | 21 novembre 2012
La Rédaction | 21 novembre 2012

Alors qu'il signe son retour au cinéma en tant que simple acteur avec Une nouvelle chance de Robert Lorenz (bien qu'il ait juré qu'on ne l'y reprendrait plus), retour sur la carrière de Clint Eastwood, l'un des derniers dinosaures d'Hollywood qui semble s'être accordé une plage de repos vis-à-vis de son statut en se mettant au service d'un autre réalisateur, 20 après Dans la ligne de mire de Wolfgang Petersen. Comme si, après avoir bouclé un cycle  avec J. Edgar, l'homme s'offrait une courte pause en endossant des habits taillés sur mesure à sa silhouette de vétéran dissimulant son humanisme fissuré derrière sa façade revêche.


On a longtemps cantonné l'homme à une image réductrice de gueule burinée jouant les icônes dans les westerns spaghetti ou en Dirty Harry – une vision biaisée des choses qui occulte le fait qu'il ne s'est écoulé qu'une décennie entre les débuts de Eastwood dans la série Rawhide et sa première réalisation, Un frisson dans la nuit (1971). Ou encore qu'il a su retenir de ses réalisateurs fétiches Sergio Leone et Don Siegel (quatre films ensemble, dont un seul Inspecteur Harry) les bases formelles du western et du polar, pour ensuite les mettre en application dans des œuvres se fondant dans les deux genres tout en en proposant une vision déjà très personnelle.

De Josey Wales hors-la-loi (1976) à Pale rider (1985) et de L'épreuve de force (1977) au Retour de l'inspecteur Harry (1983), Eastwood se construit une première partie de carrière qui n'a rien de honteux. A de rares exceptions près (le délirant Firefox, l'arme absolue, 1982), ses films ne sont jamais décervelés et s'il continue encore à jouer dans tous sans exception, il ne se donne jamais le beau rôle et favorise ainsi la transition depuis le statut d'acteur-réalisateur à celui de réalisateur-acteur. Bien qu'il n'écrive jamais ses scénarios, il gagne peu à peu une réputation d'auteur développant des thèmes de prédilection, telle l'opposition entre la persévérance inébranlable des femmes et la lâcheté et la violence méprisables des hommes. Le cliché du gros dur macho et fascisant n'est déjà plus qu'un lointain souvenir.

Les années quatre-vingt marquent un tournant dans l'oeœuvre de Eastwood, même si là encore le changement s'est fait pas à pas, sans brûler les étapes. Eastwood s'éloigne ainsi pour la première fois de tout genre précis dans Honkytonk Man (1982), et réalise son premier film sans y jouer avec Bird (1988). L'accueil des deux longs-métrages est excellent, et permet au réalisateur d'entrer dans le cercle fermé des cinéastes qui ont à la fois une vision personnelle et fondée du monde à proposer et les qualités artistiques pour la rendre puissante et essentielle.

Ces deux aspects complémentaires éclatent dans toute leur splendeur dans Impitoyable (1992), la clé de voûte de la filmographie de Eastwood et le film qui lui a offert sa première récompense suprême, le doublé Meilleur film – Meilleur réalisateur aux Oscars. Eastwood y règle ses comptes avec le Far West, cet univers peuplé de crapules assoiffées de sang et sans talents et de prostituées sacrifiées et mutilées. Ces personnages, il les enfouit dans une obscurité quasi-totale révélatrice des ténèbres qu'ils ont en eux, et dont ils sont prisonniers en raison d'actes passés qu'ils ne pourront jamais effacer. Sec, désabusé, sans effets faciles ou gratuits et d'une grande cohérence visuelle, Impitoyable peut aussi bien être vu comme une fable morale d'une grande force que comme une confession autobiographique sans détours, celle d'un homme qui assume sa vieillesse et dénonce une fois pour toutes les valeurs tendancieuses qu'on a pu lui accoler. Au passage, Eastwood s'y montre grand directeur d'acteurs : à ses côtés, Morgan Freeman et Gene Hackman sont inoubliables, comme l'ont été ou le seront Forest Whitaker, Kevin Costner, Meryl Streep, Sean Penn, Hilary Swank…

Après Impitoyable, Eastwood fait définitivement ce qu'il veut, lui qui a de plus gagné une certaine latitude grâce à deux qualités rares dans le cinéma actuel : il est toujours resté fidèle à la Warner, et il n'a jamais eu un seul jour de dépassement de planning sur un tournage. A le voir s'amuser à jouer les papys dans des longs-métrages exécutés avec sérieux mais anecdotiques (Les pleins pouvoirs en 1997, Space cowboys en 2000, Créance de sang en 2002), on a pu se dire qu'il avait fait le choix de jouir sans plus d'ambition de cette liberté, maintenant qu'il s'était débarrassé de ses démons. Tout juste l'homme nous avait – et s'était – offert le plaisir de réaliser, en passant, rien de moins que l'un des plus beaux films d'amour de tous les temps avec Sur la route de Madison (1995). Avec une mise en scène qui n'est que pureté et sincérité, il fait pleurer même les cœurs les plus endurcis sans jamais avoir tourné d'histoire d'amour auparavant.

Mais voilà, Eastwood a donc finalement choisi de quitter sa paisible semi-retraite pour tirer quelque chose de ce don de cinéaste et de cette sagesse profonde. Ce qui rend chacun des films du quatuor cité en ouverture si étonnant, c'est leur capacité à mêler sujets universels et catégories auxquelles le réalisateur n'avait jamais touché – polar psychologique, film de boxe, film(s) de guerre. Dans chaque cas, non seulement Eastwood se hisse sans mal à la hauteur des attentes sur les passages obligés (la résolution de l'intrigue de Mystic river, les rituels d'entraînement de Million dollar baby, les assauts brutaux de Mémoires de nos pères et Lettres d'Iwo Jima), mais il se sert du genre comme d'un tremplin pour aller exhumer quelque chose de plus fondamental, de plus intense.

Cette transition s'effectue dans la dernière partie pour Mystic river (la métaphore sur les fondements des Etats-Unis) et Million dollar baby (la lutte autrement plus vitale de l'héroïne). Une telle délimitation n'est plus possible dans le diptyque d'Iwo Jima, pour lequel Eastwood a atteint une maîtrise et un affranchissement de toute contrainte étonnants – ils ne sont pas nombreux, les metteurs en scène à pouvoir faire financer par Hollywood un film de guerre entièrement tourné en japonais, sans stars et dans lequel les américains sont les bad guys. Mémoires de nos pères et Lettres d'Iwo Jima ne sont pas des films de guerre mais des films sur la guerre, qui utilisent au maximum les ressources offertes par le cinéma (l'exploitation des images de synthèse ou de la désaturation numérique des couleurs, par exemple) pour parler avec simplicité et évidence de notions morales et humanistes qui retrouvent ainsi tout leur sens. Plus que des chefs-d'œoeuvre, voilà ce que Eastwood a choisi de nous laisser : des destins d'êtres humains maltraités, bafoués, qui se battent pour garder leur honneur et leur dignité.

Ainsi, ce qui pouvait être perçu au départ comme le regard cisaillé par la dichotomie qu'un artiste pouvait porter envers sa carrière (voir son statut d'emblème d'une droite crypto-fasciste acquise avec les Dirty Harry pour tout un pan de la presse journalistique) est devenu le prisme intellectuel et humaniste permettant à Eastwood de questionner la place de l'individu au sein de représentations qui le dépassent. Son diptyque sur la bataille d'Iwo Jima ne parlait pas d'autres choses, en utilisant le genre comme clé de voute d'une réflexion sur la notion même de nation lorsque la perpétuation de l'histoire à l'aune de ses seules vérités mythologiques piétine le libre-arbitre des individus évoluant en son sein. Une problématique qui trouve une véritable cristallisation narrative dans L'Echange, à travers l'histoire de cette femme refusant de céder à un système corrompu, et prêt à la réduire au silence par tous les moyens possibles pour se perpétuer. Ainsi, si l'appartenance in fine de L'Echange au film de procès, genre américain par excellence, permet au film de réconcilier l'héroïne avec le système l'ayant maltraité à dessein, l'épilogue baigné de mélancolie souligne un début de scission entre l'individu et les représentations idéologiques dans lesquelles il évolue. En effet, le personnage de Christine a beau avoir gagné sa bataille judiciaire, elle n'en reste pas moins condamnée à courir après le fantôme de son fils jusqu'à la fin de ses jours. La morale est sauve, mais les mythes structurant l'inconscient d'un pays s'avèrent inaptes à sauver l'individu d'une telle tragédie. « La mort, on y va seul » disait Sean Penn dans Mystic river. De fait, si ses derniers films s'attardent de manière encore plus explicite sur cette humanité portant sa condition comme un fardeau, ils lui ménagent cependant les lueurs d'une rédemption salvatrice à l'aune du passage de flambeau entre les générations. Rédemption dont l'Angelina Jolie de L'Echange ne pouvait bénéficier, la condamnant de faire à se murer dans les fantômes du passé à la manière des grandes silhouettes jalonnant la carrière d'Eastwood.

Il n'est dés lors guère étonnant que le réalisateur ait pris à rebours les attentes de ceux qui espéraient la résurrection flamboyante de l'imaginaire iconique qu'il véhicule avec Gran Torino. Certes,  Eastwood met en scène avec un plaisir non dissimulé et communicatif quelques unes des rodomontades ayant soudé sa légende à l'histoire du cinéma populaire, mais ce remake inavoué du Dernier des géants de Don Siegel se caractérise avant tout par sa peinture désabusée d'un homme dont la déférence à une certaine vérité idéologique dissimula ses traumatismes et fêlures derrière la contenance archétypale du vétéran qui en a vu des vertes et des pas mûres. Se faisant, davantage que l'excroissance officieuse aux Dirty Harry que tout le monde attendait, c'est au Maître de Guerre qu'Eastwood empreinte le plus à son propre cinéma, le poids des années venant densifier déjà un peu plus le traitement narratif et thématique de son hommage au Sergent la terreur de Richard Brooks. De fait, l'abnégation récompensée par le passage de flambeau aux jeunes générations dans le premier devient dans le second l'acceptation presque martyrelle de sa condition par un homme désireux d'emporter son fardeau dans la tombe, afin de laisser une chance à ses descendants de repartir à zéro. Ainsi, il ne s'agit plus ici de continuer l'histoire mais de rompre avec elle, de réinitialiser les compteurs pour épargner aux jeunes les souffrances de leurs aïeuls.

 

S'il s'impose comme une œuvre charnière dans la carrière du réalisateur, c'est parce qu'au-delà de sa formidable réussite, induite notamment par une narration faussement centrée sur sa mise en abyme,  Gran Torino entame une litanie thématique destinée à se perpétuer dans la suite de la carrière d'Eastwood. Il s'agit même de la raison d'être d'Invictus,  dépeignant la charge titanesque supportée par Nelson Mandela, président fraichement élu de l'Afrique du Sud s'échinant à trouver le moyen de guider son pays sur le chemin de la réconciliation afin de bâtir un avenir commun, en rupture avec son histoire entachée par la haine. De fait, le cinéaste déjoue une fois encore les attentes, puisqu'en lieu et place d'une œuvre fleuve sur la réconciliation d'une nation à l'aune d'un événement sportif fédérateur, Invictus s'avère avant tout être un film sur Nelson Mandela, individu s'accaparant le poids d'une histoire collective au détriment de sa vie privée. Le film narre ainsi l'histoire d'un homme sacrifiant tout à la construction d'une nouvelle identité collective pour son pays,  recherchant pour cela quelqu'un susceptible de porter avec lui un peu de la charge qui lui est incombée, qu'il trouve dans le capitaine de l'équipe nationale de rugby joué par Matt Damon.

Une quête de transmission qui est au cœur d'Au-Delà, œuvre chorale autour d'un trio de personnages connectés par leur connaissance respectives de la mort, ultime tabou social provoquant leur marginalisation progressive au sein de leur entourage respectifs. Des personnages dont l'acceptation progressive de leurs dons et leur mise en service d'autrui (soulager les gens à propos de cette inconnue qui nous effraie tant) conduira à leur rencontre salvatrice, mettant ainsi fin à une solitude sacerdotale. L'union des êtres réunis par le fardeau qu'ils partagent.

 

Avec J. Edgar, Eastwood fait le pari d'exacerber encore plus cette approche intimiste en faisant de 50 ans d'histoire américaine la toile de fond tapissant la psyché défaillante et torturée de son personnage principal, élaborant ainsi un manifeste déférent à son deuxième mentor, à savoir Sergio Leone et Il était une fois en Amérique en particulier. Du chef d'œuvre de Leone,  Eastwood reprend une grande histoire fusionnée à la petite à travers une structure indexant les allers et retours dans le temps à la mémoire de son personnage principal, afin de mettre en lumière la place de l'individu dans la destinée historique du pays.  Il s'agit encore d'un homme victime des responsabilités qu'il s'incombe, et dont l'héritage laissé à la postérité  ne pèse finalement que peu face à la froide réalité de la mort mise en exergue dans le final. Plus que jamais, Clint Eastwood fait le bilan, et son questionnement de la moralité émanant des invectives appelant au sacrifice personnel pour perpétuer une mythologie collective résonne d'une façon des plus acerbes dans un pays comme les Etats-Unis, où l'individualisme se confronte de façon parfois contradictoire avec la volonté d'imposer un mode de vie homogène. En cela, la carrière de Clint Eastwood fait œuvre de sédition en ce qu'elle appelle l'individu à sortir de l'Histoire, et de tous les sens recouverts par ce terme.

Erwan Desbois & Guillaume Meral.

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