L'aventure Shortbus

Vincent Julé | 6 novembre 2006
Vincent Julé | 6 novembre 2006

D'un côté, certains journalistes sont accusés de pomper intégralement les dossiers de presse, et de l'autre, nombre de réalisateurs ne supportent pas qu'on leur pose toujours les mêmes questions et renvoient au dossier de presse. Situation délicate, surtout dans le cas de Shortbus, où toujours d'un côté, le fameux dossier est une mine d'informations sur l'aventure humaine qu'a été le film, et de l'autre pas question de gâcher une interview, et un moment privilégié, avec John Cameron Mitchell. Pas d'autre solution donc que celle du compromis, avec les extraits d'un entretien fleuve et passionant du réalisateur avec Tony Rayns, réalisé à New York et Londres en mars 2006, et traduit pour la France par Harold Manning. Merci à eux.

Sur le point de départ du projet

Pendant les années de préparation d'Hedwig, je me réjouissais de voir le cinéma explorer de nouveau la sexualité avec franchise comme certains films des années 60 et 70. Mais je regrettais que la plupart de ces nouveaux films soient à ce point sinistres et dénués d'humour. Le sexe y semblait quelque chose d'aussi négatif que, disons, les chrétiens conservateurs. J'imagine que c'est compréhensible. J'ai moi-même été élevé dans une culture catholique et militaire stricte où le sexe était absolument terrifiant, ce qui bien entendu rendait la chose fascinante. J'avais l'idée de tourner une comédie new-yorkaise pleine d'émotion qui serait sexuellement très franche, qui ferait réfléchir et, si possible, qui serait drôle. Un film qui ne chercherait pas forcément à être érotique, mais qui essaierait plutôt d'utiliser le langage de la sexualité comme une métaphore des autres aspects des personnages. J'ai toujours considéré la sexualité comme la terminaison nerveuse de la vie des gens. J'ai toujours pensé qu'en observant deux inconnus qui font l'amour, on peut tirer des déductions assez précises sur ces personnes, sur leur enfance, ou sur ce qu'ils ont mangé au déjeuner. En même temps, j'avais envie de construire un film dont les personnages et le scénario seraient conçus à partir d'improvisations, en m'inspirant des différentes méthodes de John Cassavetes, Robert Altman ou Mike Leigh. D'ailleurs, et c'est intéressant, ces cinéastes ont manifesté tous les trois leur répugnance à l'idée de filmer des rapports sexuels «réalistes» ou «non simulés»... Je savais aussi que je voulais que l'action tourne autour d'un club underground moderne, une sorte de salon privé où toutes les sexualités sont permises, à l'image du modèle parisien de Gertrude Stein et des salons new-yorkais d'aujourd'hui que j'ai visités, un mélange assez dingue de musique live, de lectures, d'arts plastiques et même de sexe collectif.

Si je devais nommer des antécédents cinématographiques sexuellement explicites, je citerais le film autobiographique de Frank Ripploh Taxi Zum Klo (j'aime la mélancolie qui se cache derrière l'humour, et sa manière de filmer la sexualité comme tout le reste dans sa vie) et peut-être Un Chant d'amour de Jean Genet, le précurseur de tous les films intéressants sur la sexualité. Pour le ton et le style, je dirais que les grandes influences pour Shortbus sont Minnie et Moskowitz de Cassavetes, Les Nuits de Cabiria de Fellini, The Heartbreak Kid d'Elaine May, King of Comedy de Scorsese, Un après-midi de chien de Lumet, Un Mariage d'Altman ainsi que trois films de Woody Allen, Annie Hall, Hannah et ses sœurs et Maris et Femmes.

Sur le (drôle de) casting

Le producteur Howard Gertler, la directrice de casting Susan Shopmaker et moi-même avons commencé notre recherche d'acteurs au début 2003. Nous avons soigneusement évité les agents et les stars (les stars n'ont pas de sexualité, et puis je prévoyais un atelier de répétitions étalé sur une période d'un an, un temps que les stars n'accordent jamais). Nous avons plutôt donné des interviews (on n'avait pas d'argent pour passer des annonces) à divers journaux et magazines alternatifs en invitant les gens, comédiens expérimentés ou non, à visiter notre site Internet, à lire notre projet et à nous envoyer des cassettes d'audition. Je proposais qu'ils nous parlent d'une expérience sexuelle qui avait été émotionnellement importante pour eux. Je les encourageais à enregistrer tout ce qui pourrait nous aider à mieux les connaître. Plus d'un demi-million d'internautes a visité le site et presque 500 personnes, surtout d'Amérique du Nord, ont envoyé un enregistrement. Certains parlaient directement à la caméra, certains avaient réalisé un court métrage, certains chantaient des chansons, il y en avait même qui se masturbaient. Nous en avons choisi quarante environ pour le casting. Nous avions très peu de moyens, ils sont tous venus à leurs frais. Tout le monde savait que les auditions seraient improvisées mais qu'il n'y aurait rien de sexuel — je ne tenais pas à les effaroucher. Je voulais de véritables auditions, un travail sérieux dans lequel les comédiens seraient partie prenante et à partir duquel une confiance mutuelle pourrait s'établir avec le temps.

C'était l'époque où j'organisais une grande fête mensuelle appelée «Shortbus» (avant que nous ne reprenions ce titre pour le film). Je cherchais à installer une ambiance lycéenne, sans prise de tête. On passait tous les genres de musique. Des amis ou moi choisissions nos disques avec beaucoup d'éclectisme. Je m'étais spécialisé dans les slows. J'ai donc organisé une fête «Shortbus» pour nos quarante finalistes. On était une centaine et on a lancé des jeux de hasard. Les couples désignés devaient s'embrasser. Cela a brisé la glace. Le lendemain, tous les comédiens avaient la gueule de bois. Ils ont visionné leurs cassettes ensemble, dans la même pièce. C'était un moment délicat, certains enregistrements étant très personnels. Mais cela permettait à tout le monde de prendre conscience que nous étions tous dans le même bateau.

Nous n'avions que quelques jours et je devais aussi, le plus rapidement possible, établir qui était sexuellement attiré par qui ; autrement dit lesquels pourraient éventuellement interpréter un couple. Nous avons organisé un scrutin secret où chacun devait noter les autres, sur une échelle de un à quatre. J'avais donc des informations sur leur compatibilité. Tout cela était très étrange, et assez amusant. On a fini par dessiner un grand tableau sur le mur, une grille qui montrait qui était attiré par qui. Le nombre des possibilités était impressionnant, et cela nous a fait gagner beaucoup de temps. Nous avons rassemblé les couples qui s'étaient attribué un «4» et nous avons commencé nos premières improvisations. Très vite on a clairement vu qui était naturellement comédien, indépendamment de son expérience professionnelle. Nous voulions des gens qui sauraient improviser à partir d'une scène écrite tout en gardant sa structure. Ce n'était pas de l'improvisation mais plutôt de la digression. Nous cherchions des gens intelligents et charismatiques qui fonctionnaient bien ensemble. Ceux qui se la jouaient trop étaient éliminés. J'ai choisi les plus intéressants et nous avons immédiatement commencé notre premier atelier d'improvisation. C'est ensemble que nous allions déterminer les personnages et l'histoire.

Sur la manière de travailler avec les acteurs

À l'époque de notre premier atelier d'improvisation de cinq semaines, nous avons rassemblé un peu d'argent auprès d'amis (parmi lesquels le musicien engagé Moby) pour payer les acteurs et les héberger. On a sous-loué un loft dans le Lower East Side et on a commencé par de simples jeux d'improvisation théâtrale. On regardait des films, on faisait des parties de whiffleball (un jeu de baseball avec des battes et des balles en plastique) et le soir on sortait au bowling. Puis nous sommes passés à des impros plus complexes qui prolongeaient des personnages ou des situations apparus pendant les auditions. J'avais pas mal lu sur le processus d'écriture chez Mike Leigh ou chez Cassavetes. On a adapté quelques unes de leurs méthodes. On s'intéressait au passé de chacun des protagonistes, à ses secrets, à ses désirs. On organisait des « conférences de presse » pendant lesquelles les acteurs étaient questionnés sur leur personnage. Toutes les répétitions étaient filmées, et donc à la fin de l'atelier j'avais un matériau très riche à partir duquel je pouvais écrire. Le cheminement des personnages s'inspirait directement du comportement des acteurs. J'ai puisé dans tout cela pour mettre en place l'intrigue et les thèmes sous une forme scénaristique traditionnelle. C'est devenu notre structure de travail : on répétait en atelier pendant quelques semaines, je travaillais sur le scénario pendant quelques mois, puis on se retrouvait pour un atelier, je réécrivais, etc. On a alterné ces périodes pendant deux ans jusqu'à ce que le financement du film soit assuré. Quand le tournage a commencé, le scénario tenait debout et nous étions totalement en confiance.

Pendant les ateliers, nous avons fait quelques séances d'improvisation autour des scènes sexuelles, en « équipe réduite », mais pas trop. Certains comédiens étaient immédiatement à l'aise, d'autres avaient besoin de temps. Chacun allait à son rythme. De mon côté je voulais qu'ils trouvent leurs propres solutions pour jouer ces scènes. Beaucoup souhaitaient les mettre de côté et les garder pour le tournage. Cette méthode a été très payante (tous les orgasmes du film sont bien réels !). Mon chef-opérateur, Frank DeMarco, était présent pendant toutes les répétitions, qu'il s'agisse de scènes sexuelles ou non, pour mettre tout le monde à l'aise. Aux comédiens, je ne cessais de répéter : « Je ne vous demanderai jamais quoi que ce soit qui aille contre votre volonté, mais je vous encouragerai toujours à vous dépasser et à vous remettre en question. » Je voulais qu'on parle de leurs angoisses dès qu'elles apparaissaient, pour qu'on puisse les étouffer dans l'oeuf. On discutait souvent de protection contre les risques liés aux pratiques sexuelles. Bref, s'il ne s'agit pas non plus de dire qu'on n'a pas eu de crises de nerfs sur le plateau, l'expérience a été fantastiquement enrichissante, autant pour l'équipe artistique que pour les techniciens, et nous sommes tous restés bons amis.

Sur l'existence de salons comme Shortbus dans la réalité ?

Oui. Il y a, ou il y avait, à New York ce genre de salons chez des particuliers où se mélangeaient musique, art, cuisine et politique. Un des plus influents s'appelait “Cinesalon”, et c'est un de nos amis, Stephen Kent Jusick, qui l'organisait. D'ailleurs c'est lui qui joue le majordome de la Sex Room. Il projetait des films en 16 mm, servait des plats végétariens et, plus tard dans la soirée, encourageait l'amour à plusieurs. Il a aussi organisé quelques soirées “Sex-Not-Bombs” (Du sexe, pas des bombes !) à l'origine de notre salle “Sex-Not-Bombs” dans le film. Les scènes du Shortbus ont été tournées à Brooklyn dans un atelier d'artistes gays rassemblés dans un collectif nommé «DUMBA», et où des soirées dans le genre du Shortbus ont été organisées. Mais les loyers du quartier montent en flèche et la survie du lieu est menacée. Le nom du club, Shortbus, évoque le célèbre bus scolaire jaune américain. Les enfants «normaux» empruntaient le Schoolbus, le long bus jaune. Les enfants qui avaient besoin d'une attention particulière, les handicapés, les caractériels ou les surdoués, utilisaient le petit bus parce qu'ils étaient moins nombreux. J'ai l'impression que beaucoup de gens que je fréquente connaissent ce shortbus, d'une façon ou d'une autre.

New York est un condensé de ce que l'Amérique a de meilleur (et parfois de pire) et pour moi le club Shortbus représente le meilleur de New York. Traditionnellement, New York a toujours été un refuge pour les exclus bourrés de projets venant de tout le pays. Mais récemment la vie ici est devenue beaucoup plus chère, les artistes et les jeunes sont écartés. Quelques anticonformistes grisonnants et de plus en plus isolés s'accrochent à leur minuscule appartement à loyer bloqué. Je voulais que notre club représente le vieux New York et les valeurs traditionnelles de la famille qu'on se choisit : les valeurs de Walt Whitman, de Garcia Lorca et du mouvement punk. J'espère que la ville restera un lieu d'échange et d'évolution, un lieu où n'importe qui, depuis l'étudiante studieuse et réservée jusqu'au travesti chanteur de cabaret complètement blasé (et même un ancien maire un peu fatigué) peut expier ses péchés réels ou imaginaires et se racheter en faisant de belles choses avec ses amis ou ses amants.

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