Cannes 2005 - Bilan

Laurent Pécha | 26 mai 2005
Laurent Pécha | 26 mai 2005

Comme chaque année à la même période, tous les passionnés et les critiques de cinéma du monde entier poussent un grand « OUF » en versant un triste « SIC ». Comme chaque année à la même période, Cannes devient l'espace d'une journée une ville fantôme qu'un tsunami aurait dévasté (je mets toute personne au défi de ne pas tomber en dépression en restant la journée qui suit le festival). Et finalement on est obligé de se mettre devant le fait accompli : Le festival international de Cannes est bel et bien fini. On range alors le smoking usé et le nœud papillon tombant, on monte mélancoliquement les cages d'escalier de nos immeubles en cherchant le tapis rouge et en guettant les centaines de photographes. Et comme chaque année à la même période, on crache sur les marches, anéanti et persuadé qu'on ne nous y reprendra plus. Car comme (presque) chaque année, la Palme d'Or a créé la controverse.

En regardant le palmarès avec recul, une évidence s'impose : il s'agit bel et bien d'un compromis. Le jury a donc décidé d'attribuer le prix le plus important du cinéma à L'enfant de Jean-Pierre et Luc Dardenne, rejeton du Fils et de Rosetta (Palme d'Or du festival de Cannes 1999 !). Même si nous ne remettrons pas ici en cause les qualités du film, il paraît assez étonnant que lors de la conférence de presse du jury au lendemain de la cérémonie, une grande partie de ses membres a longuemment parlé avec passion de Trois enterrements de Tommy Lee Jones. Le premier film de l'acteur oscarisé pour son rôle d'U.S Marshall dans Le Fugitif restera sans aucun doute la claque, la véritable Palme d'Or du festival. Un film dont personne n'attendait forcément grand-chose et qui a été le véritable coup de poing tant convoité. La remise du prix d'interprétation à Tommy Lee Jones ne peut que nous renforcer dans l'aberration du palmarès. En effet, l'acteur y est comme toujours impeccable en anti-héros mais on est bien loin de la performance qu'aurait du récompenser un tel jury. Donner le prix d'interprétation à un acteur qui réalise son premier film qui plus est superbe n'est ce pas une abération, voire une sorte d'insulte ? Et à défaut de récompenser plus globalement le film de Jones, c'est vers le scénario que se sont tournés les membres du Jury. Maigre consolation même si cela a permis de récompenser Guillermo Arriaga qui signe après Amours chiennes et 21 grammes sans aucun doute son meilleur script, bien moins tape à l'œil et plus subtils que ses précédents.

On peut éventuellement soupçonner qu'au nom d'une exception culturelle, d'une certaine qualité d'auteur, Agnès Varda, Benoît Jacquot, Nandita Das se soient battus contre John Woo, Salma Hayek, Javier Bardem, Fatih Akin et Emir Kusturica (qui ont amplement parlé du film avec les mêmes qualificatifs qu'on utilise pour une Palme d'Or). À moins que tout comme Rosetta, les caméras à l'épaule façon « Envoyé spécial » dans les rues glauques de notre quotidien dégagent pour les réalisateurs étrangers une forme d'exotisme et de modernité cinématographique ? Le cinéma est par essence social, les grands films aussi. Mais pourtant Trois enterrements réunissait toutes les qualités requises pour la Palme d'Or : un scénario béton, des acteurs magistraux de sobriété, une splendide bande son et une mise en scène à la hauteur des meilleurs films de Sergio Leone. Le film déploie une sensibilité qu'on ne soupçonnait pas chez l'acteur Tommy Lee Jones. Et quel message : une métaphore sur l'actuel déclin de l'empire américain, une rencontre des cultures et une ouverture d'esprit exceptionnelle. Un film capable même de faire passer le cinéma d'Eastwood pour du maniérisme. Qu'on ne se fasse pas d'illusion, Tommy Lee Jones est peut être tout comme Charles Laughton et sa Nuit du chasseur, l'acteur-réalisateur d'un seul film. En regardant Trois enterrements, on sent que l'homme y a laissé ses tripes tout en montrant une rage qu'il n'avait pu exprimer en jouant « seulement ». Mais aura t-il quelque chose d'autre à dire dans le futur ?

Le grand prix a été attribué à Jim Jarmusch et c'est vrai que ça nous touche tout particulièrement. Même si Broken Flowers est bien loin derrière Stranger than paradise, Down by law ou encore Dead man, c'est toujours un immense plaisir de se perdre dans l'univers du cinéaste. Dans ce film, Jarmush joue à nouveau la carte de l'errance et du road movie. L'histoire de Bill Murray partant à la recherche de son éventuel enfant n'est qu'un prétexte pour raccorder un certain nombre de séquences où figurent en guest stars une pléïade de vedettes incroyables. Nous ne sommes finalement pas loin de son précédent opus Coffee and cigarettes et il faut sans doute voir dans ce prix, un moyen de récompenser Jim Jarmusch pour l'ensemble de son œuvre. Ne serait-ce que pour son brillant discours si humble (plutôt que de se féliciter comme la plupart de ses confrères, il s'est retrouvé sur scène gêné tout en remerciant sincérement tous les cinéastes qui concouraient avec lui), Jarmusch méritait son prix. Quoi de plus magnifique qu'un grand réalisateur (qui n'a plus rien à prouver à personne) dire tout haut qu'il ne croît pas au concept de compétition et qu'il étudie encore le cinéma de ses collègues.

Finalement ce palmarès nous ramène encore une fois à cet épisode de la seconde saison de La Quatrième dimension, Peine capitale (Shadow plays) dans lequel un homme revivait éternellement la même situation : il se retrouvait, accusé dans un procès et chaque soir lorsqu'il se retrouvait finalement condamné, les personnages changeaient de rôle : le bourreau devenait le juge, l'avocat devenait le policier, etc... À l'instar de son jury et de sa sélection, le palmarès est incestueux. L'année prochaine, sans aucun doute, Michael Haneke accompagné d'Atom Egoyan en président du jury récompensera Emir Kusturica tandis que l'année d'après Jim Jarmusch en président du jury aidé par les frères Dardenne et Gus Van Sant devra juger les œuvres de Fatih Akin, etc...

LES OUBLIÉS

Alors évidemment comme dans tout festival de Cannes, il y a les éternels oubliés loin d'être anonymes : Wim Wenders en pleine forme nous refaisait son Paris Texas vingt ans plus tard en compagnie de Sam Shepard, Gus Van Sant qui continuait ses expérimentations en se servant du suïcide de Kurt Cobain, Johnny To qui poursuit son inspection des triades, Lars Von Trier et ses décors invisibles, un Atom Egoyan au sommet à la réalisation d'un torride film noir sans parler d'un David Cronenberg plus sobre que jamais sous ses apparences.
On peut peut-être émettre une remarque en ce qui concerne les films sélectionnés hors compétition : la plupart d'entre eux auraient pu concourir pour la Palme d'Or. Tandis que Woody Allen ne faisait pas du Woody Allen (on attendait ça depuis vingt ans quand même !) et signait peut-être son meilleur film, Georges Lucas nous gratifiait du Space opera, Star wars Épisode 3, oeuvre immense qui aurait largement mérité de rafler la Palme. Sans parler de Kiss Kiss, Bang Bang qui avait de quoi devenir un nouveau Pulp Fiction.

LES GRANDS THEMES DE LA SÉLECTION

Le sexe
Une fois n'est pas coutume, le festival de Cannes a de nouveau vu le petit cochon revenir en force. En effet, la plupart des films nous proposaient des scènes de sexe (un 69 entre Viggo Mortensen et Maria Bello dans History of violence, une fellation sans parler d'une scène torride entre Allison Lohman drogué et une Alice au pays des merveilles dans Where the truth lies et l'ambiance SM de Sin city). Cependant à la différence des années précédentes, il ne s'est pas manifesté d'une manière provocante et malsaine (on se souvient encore de la « pipe » de Brown Bunny).

Une nouvelle imagerie de l'Ouest
Même si la cuvée 2005 a démarré avec des films qui se voulaient expérimentaux (Last days, Manderlay,...) , on a enfin vraiment parlé cinéma avec un cinémascope bigger than life avec Don't come knocking de Wim Wenders et surtout Trois enterrements de Tommy Lee Jones. Avec une mise en valeur de l'espace assez hallucinante et une superbe utilisation de la bande son, ces deux films ont cherché à réinventer une imagerie de l'Ouest proche du western (transcendée par la caméra du virtuose Wim Wenders ou la subtilité fordienne de Tommy Lee Jones). Après des années où l'American way of life a été remise en cause atteignant son point de non retour l'année dernière avec la remise de la Palme d'Or à Fahrenheit 9/11, le festival de Cannes a redonné ses lettres de noblesse à l'Ouest américain.

La famille : la quête du fils
Le festival a aussi été dominé par la présence de la famille forte et le retour aux vraies valeurs. Si d'habitude les réalisateurs nous ont habitué à l'éternelle quête du père, la donne a été cette année inversée : la plupart des films nous montraient des pères partant à la recherche de leur enfant (Bill Murray chez Jim Jarmusch, Sam Shepard chez Wim Wenders). Faut-il voir dans cette inversion, des cinéastes confirmés cherchant à assurer leur héritage, prêts à passer le flambeau à d'autres cinéastes. Y compris chez Woody Allen, qui a accepté chose très rare, de s'effacer de son film. Il y avait d'ailleurs quelque chose d'étonnant à voir Jim Jarmusch, au deuxième rang de la salle du palais, regarder le film de Wim Wenders. Les deux films racontent presque la même histoire. Seule différence : le Wenders décolle tandis que le Jarmush reste cool. Cette idée de prolongement, non pas forcément de recherche des racines mais plutôt de continuité, est le mieux traité dans Trois enterrements (ok, on insiste presque lourdement mais vraiment Tommy la méritait sa Palme). Cannes fut ainsi passionnant par sa capacité à nous avoir permis de voir des grands cinéastes s'interroger sur l'héritage qu'ils vont laisser et qui attendent sans doute une relève.

Ma rencontre avec Jim Jarmusch
Ce festival 2005 aura été pour ma part l'occasion de vivre de grands moments (Scarlett Johansson visionnant le Woody Allen dans la rangée de devant, la montée des marches de Natalie Portman et mes trente secondes à lui parler, Jessica Alba, ma montée des marches avec l'équipe du film de Georges Romero ou pas loin de Morgan Freeman,…).

Mais s'il ne devait en rester qu'un ce serait celui là : Je me suis égaré sur la plage du Martinez dans la soirée du film de Wim Wenders (encore une fois ne me demandez pas comment je fais pour rentrer, je ne suis pas assez important pour qu'on me donne des invitations…), où d'ailleurs ce dernier se déchaînait sur la piste de danse. Et il y avait de quoi car je n'ai jamais assisté à une soirée avec une musique de cette qualité là ! Je le soupçonne même d'avoir lui-même fait la « playlist ». Bref, voulant un peu souffler après deux heures de danse euphorique avec Sarah Polley, je suis allé me poser un peu en marge dans un recoin de la soirée. Et vous pouvez me croire ou non, mais je me suis aperçu que à un mètre de mois, Salma Hayek, Emir Kusturica, Javier Bardem discutaient paisiblement dans un havre de paix. Même si le jury était tenu au silence, je suis allé remercier Kusturica pour ses films. « Ce n'est pas tous les jours qu'on a la chance de rencontrer son créateur » disait Rutger Hauer dans Blade runner.

Mais vers trois heures du matin, un grand monsieur avec une banane grise est arrivé : Jim Jarmusch. Je me suis permis d'aller le voir et de lui parler de l'importance de ses films dans ma vie. Si au départ, d'un air poli, et blasé par la stupidité des questions auquel il avait du répondre toute la journée dans les interviews ou conférence de presse, il a eu l'impression qu'un journaliste lui sortait le dossier de presse de son film, rapidement il a été intrigué et touché de voir avec quelle sincérité et sérieux, je lui parlais de ses films qui avaient jalonné ma propre existence (je crois que je n'oublierais jamais les « Oh Maaaaaaaaan » embêtés qui sortaient de sa bouche lorsque je lui parlais de tout le bien que je pensais de ses films). Alors, il s'est mis à me parler de ce monde superficiel dans lequel on évoluait (internet, les portables) en évoquant un monde « télépathique ».

Ce qui est dingue c'est que lorsqu'on discute une heure avec lui, c'est comme si on se retrouvait dans l'un de ses films, comme si le temps épousait le même rythme. Je crois que c'est sans doute ça, l'une des conceptions du paradis : discuter avec Jim Jarmusch à 3 heures du matin sur l'une des plages de la croisette. En fait non, ce n'est pas le paradis c'est encore plus « stranger than paradise ».

Mr Brown.

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