Cannes 2005 – Sixième jour

Laurent Pécha | 18 mai 2005
Laurent Pécha | 18 mai 2005

Patience, chers festivaliers, patience ! À Cannes, la jouissance du statut privilégié d'accrédité se mérite. Contrairement à la légende qui court çà et là sur la Croisette, décrocher un sésame qui permette d'entrer dans cette mirifique antre de cinéphilie est une chose, et profiter des plaisirs qui s'y terrent en est une autre. Entre les murs de ce palais de débauche filmique, rien ne saurait nous tomber tout cru dans la gueule sans que l'on y consacre une bonne partie de notre temps. Tout s'y monnaye et nécessite une bonne dose d'entêtement. Le simple fait de savourer des instants de cinéma d'exception ne déroge pas à cette règle. Aussi, nous aura-t-il fallu attendre quatre longues journées avant de recevoir l'uppercut tant espéré. Cette monstrueuse baffe, ce coup de poing qui nous sonne pendant des lustres, désoriente notre système nerveux et nous propulse à la vitesse du son dans une toute autre dimension, nous plongeant dans un état d'apesanteur dont on désire prolonger l'hébétude au maximum.. Après nous avoir fait languir, voilà que les têtes d'affiche annoncées tiennent enfin leurs belles promesses.

À commencer par Marco Tullio Giordana, outsider de la compétition qui, après avoir capté l'attention d'un Certain Regard en tournant Nos meilleures années, vise cette fois-ci la distinction palmée du championnat officiel avec Une fois que tu es né.

Aux parcours parallèles d'une fratrie dont il déroulait les tracés au fil de 6 heures de pellicules enchanteresses, succède la confrontation de deux mondes opposés, Giordana orchestrant la rencontre accidentelle d'une famille aisée de l'Italie du nord et d'un cargo d'immigrants venus goûter quelques miettes d'un hypothétique paradis en terre étrangère. Partis frayer la grande bleue le temps d'une croisière en voilier, un industriel et son fils de 12 ans croient vivre un voyage en enfer lorsqu'une nuit, le fiston tombe à l'eau, laissant son père bien dépourvu lorsque ce dernier finit par s'apercevoir de sa bévue. Au cours de ce qui constituera l'acmé dramatique de ce voyage virant au cauchemar à cause d'une vague de trop, le gamin éprouve tous les états imaginables, de la panique au désespoir, des supplications au pragmatisme, avant de céder à la résignation, en se laissant sombrer et d'être repêché in extremis par l'un des passagers d'un rafiot où s'entassent depuis des jours des dizaines de clandestins taillant la route vers un horizon qu'ils espèrent meilleur. Sauvetage qui éveillera l'enfant à d'autres réalités, sises à mille lieues de ses préoccupations d'écolier et des desiderata consuméristes de ses géniteurs.

L'occasion aussi pour Giordana de lever un coin du voile fictionnel qui plane sur le sort de ces nomades en quête d'asile -trop souvent jetés à la trappe-, du transbahutage épique que leur réservent leurs passeurs peu scrupuleux à leur internement dans un foyer de clandestins au sein duquel ils caressent le mirage d'un avenir impossible, en passant par leur arrestation, une fois arrivés à bon port. Soit, une heure portée avec brio par une focalisation semi documentaire qui aurait pu s'élever au rang de son précédent film si seulement le réalisateur n'avait pas baissé la garde en finissant par diluer l'acuité de son regard dans un concentré de clichés réducteurs. Fausses joies : ce n'est pas encore cet ar(t)mateur qui gardera le cap de son navire d'un bout à l'autre du voyage.

Non, le coup de grâce vient d'ailleurs : d'un des personnages les plus charismatiques et délurés que le Festival ait convié à ses noces cette année, je veux parler de David Cronenberg, ce chantre du non-politiquement correct, espèce en voie de disparition, sorte de dernier des mohicans issu de cette lignée de créateurs en voie d'extinction, investis corps et âmes dans un cinéma d'auteur déjanté, lequel pour sa part se stigmatise par les coups de griffes qu'il porte au credo policé, et dont il lacère le visage angélique du rêve américain pour mieux entailler jusqu'à l'os le consensus ambiant. Les sentiments mielleux saupoudrés d'idées convenues dont dégoulinent les productions de ses congénères, Cronenberg prend un plaisir sadique à leur injecter des doses mortelles de cyanure.

Son long-métrage en lice pour la compétition, A History of a violence, ne faillit pas à cette règle subversive. Après le torturé Spider, le voilà aux manettes d'un film de commande dont il dynamite les axes convenus en les criblant de séquences à double tranchant, brandissant l'ironie en guise d'arme de destruction massive, il y détourne scènes de violence extrême en comique de situation, et transfigure ses protagonistes en deux temps trois mouvements. Magicien hors pair à moins que cela ne soit un sorcier redoutable, Cronenberg entame sa chronique d'une violence annoncée dans la peau d'un conteur.

Un cri d'enfant déchire la nuit, réveillant tous les membres de la parfaite petite famille américaine modèle qui l'habite. De sombres apparitions fantomatiques perturbent le sommeil de la cadette chérie, et la maisonnée rapplique, se pressant au chevet de la princesse mignonne à croquer pour la consoler. Idéal de solidarité. Rêve de perfection. Cut. Gravures de mode enamourées, le papa et la maman profitent d'un instant de solitude pour se livrer à une partie de jambe l'air digne de jeunes mariés. Idéal de vie de couple. Rêve de fornication. Cut. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu'à ce que le coffee shop du patriarche attentionné se fasse braqué par un tandem de tordus sanguinaires. L'heure est grave mais le maître des lieux ne se démonte pas. D'un coup de cuillère à pot, l'homme, qui ne ferait pas de mal à une mouche, dézingue les deux malfrats et accède au statut de «local hero ». Dérapage contrôlé. Fin du premier acte.

La tragédie ne fait que commencer. Médiatisé, le brave homme, campé brillamment par un Viggo Mortensen plus tendancieux que jamais , subit les avances menaçantes d'un haut fonctionnaire du crime organisé qui croit reconnaître en lui l‘énergumène coupable de lui avoir arraché l‘œil d‘un coup chirurgical de fil barbelé. Confusion des genres et multiples dommages collatéraux seront à la clef de ce désir de vengeance. L'intrigue dérape lentement mais sûrement vers des chemins de traverse qu'il nous faudra taire sous peine de tout désamorcer. Tout ce qui peut se révéler ici se résumera à l'état de lévitation dans lequel Cronenberg nous a plongés. Sensation euphorisante qui perdure car premier film -encore à ce jour -à nous avoir physiquement chamboulés. En attendant les derniers candidats au titre : Jarmush, Gitaï et consorts.

To be continued…

Mrs Pink

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