Cannes 2005 Sixième jour
Patience, chers festivaliers, patience ! À Cannes, la jouissance du
statut privilégié d'accrédité se mérite. Contrairement à la légende qui
court çà et là sur la Croisette, décrocher un sésame qui permette
d'entrer dans cette mirifique antre de cinéphilie est une chose, et
profiter des plaisirs qui s'y terrent en est une autre. Entre les murs
de ce palais de débauche filmique, rien ne saurait nous tomber tout cru
dans la gueule sans que l'on y consacre une bonne partie de notre
temps. Tout s'y monnaye et nécessite une bonne dose d'entêtement. Le
simple fait de savourer des instants de cinéma d'exception ne déroge
pas à cette règle. Aussi, nous aura-t-il fallu attendre quatre longues
journées avant de recevoir l'uppercut tant espéré. Cette monstrueuse
baffe, ce coup de poing qui nous sonne pendant des lustres, désoriente
notre système nerveux et nous propulse à la vitesse du son dans une
toute autre dimension, nous plongeant dans un état d'apesanteur dont on
désire prolonger l'hébétude au maximum.. Après nous avoir fait languir,
voilà que les têtes d'affiche annoncées tiennent enfin leurs belles
promesses.
À commencer par Marco Tullio Giordana, outsider de la compétition
qui, après avoir capté l'attention d'un Certain Regard en tournant Nos meilleures années, vise cette fois-ci la distinction palmée du championnat officiel avec Une fois que tu es né.
Aux
parcours parallèles d'une fratrie dont il déroulait les tracés au fil
de 6 heures de pellicules enchanteresses, succède la confrontation de
deux mondes opposés, Giordana orchestrant la rencontre accidentelle
d'une famille aisée de l'Italie du nord et d'un cargo d'immigrants
venus goûter quelques miettes d'un hypothétique paradis en terre
étrangère. Partis frayer la grande bleue le temps d'une croisière en
voilier, un industriel et son fils de 12 ans croient vivre un voyage en
enfer lorsqu'une nuit, le fiston tombe à l'eau, laissant son père bien
dépourvu lorsque ce dernier finit par s'apercevoir de sa bévue. Au
cours de ce qui constituera l'acmé dramatique de ce voyage virant au
cauchemar à cause d'une vague de trop, le gamin éprouve tous les états
imaginables, de la panique au désespoir, des supplications au
pragmatisme, avant de céder à la résignation, en se laissant sombrer et
d'être repêché in extremis par l'un des passagers d'un rafiot où
s'entassent depuis des jours des dizaines de clandestins taillant la
route vers un horizon qu'ils espèrent meilleur. Sauvetage qui éveillera
l'enfant à d'autres réalités, sises à mille lieues de ses
préoccupations d'écolier et des desiderata consuméristes de ses
géniteurs.
L'occasion
aussi pour Giordana de lever un coin du voile fictionnel qui plane sur
le sort de ces nomades en quête d'asile -trop souvent jetés à la
trappe-, du transbahutage épique que leur réservent leurs passeurs peu
scrupuleux à leur internement dans un foyer de clandestins au sein
duquel ils caressent le mirage d'un avenir impossible, en passant par
leur arrestation, une fois arrivés à bon port. Soit, une heure portée
avec brio par une focalisation semi documentaire qui aurait pu s'élever
au rang de son précédent film si seulement le réalisateur n'avait pas
baissé la garde en finissant par diluer l'acuité de son regard dans un
concentré de clichés réducteurs. Fausses joies : ce n'est pas encore
cet ar(t)mateur qui gardera le cap de son navire d'un bout à l'autre du
voyage.
Non,
le coup de grâce vient d'ailleurs : d'un des personnages les plus
charismatiques et délurés que le Festival ait convié à ses noces cette
année, je veux parler de David Cronenberg, ce chantre du
non-politiquement correct, espèce en voie de disparition, sorte de
dernier des mohicans issu de cette lignée de créateurs en voie
d'extinction, investis corps et âmes dans un cinéma d'auteur déjanté,
lequel pour sa part se stigmatise par les coups de griffes qu'il porte
au credo policé, et dont il lacère le visage angélique du rêve
américain pour mieux entailler jusqu'à l'os le consensus ambiant. Les
sentiments mielleux saupoudrés d'idées convenues dont dégoulinent les
productions de ses congénères, Cronenberg prend un plaisir sadique à
leur injecter des doses mortelles de cyanure.
Son long-métrage en lice pour la compétition, A History of a violence, ne faillit pas à cette règle subversive. Après le torturé Spider,
le voilà aux manettes d'un film de commande dont il dynamite les axes
convenus en les criblant de séquences à double tranchant, brandissant
l'ironie en guise d'arme de destruction massive, il y détourne scènes
de violence extrême en comique de situation, et transfigure ses
protagonistes en deux temps trois mouvements. Magicien hors pair à
moins que cela ne soit un sorcier redoutable, Cronenberg entame sa
chronique d'une violence annoncée dans la peau d'un conteur.
Un cri d'enfant déchire la nuit, réveillant tous les membres de la
parfaite petite famille américaine modèle qui l'habite. De sombres
apparitions fantomatiques perturbent le sommeil de la cadette chérie,
et la maisonnée rapplique, se pressant au chevet de la princesse
mignonne à croquer pour la consoler. Idéal de solidarité. Rêve de
perfection. Cut. Gravures de mode enamourées, le papa et la maman
profitent d'un instant de solitude pour se livrer à une partie de jambe
l'air digne de jeunes mariés. Idéal de vie de couple. Rêve de
fornication. Cut. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Jusqu'à ce que le coffee shop du patriarche attentionné se fasse braqué
par un tandem de tordus sanguinaires. L'heure est grave mais le maître
des lieux ne se démonte pas. D'un coup de cuillère à pot, l'homme, qui
ne ferait pas de mal à une mouche, dézingue les deux malfrats et accède
au statut de «local hero ». Dérapage contrôlé. Fin du premier acte.
La
tragédie ne fait que commencer. Médiatisé, le brave homme, campé
brillamment par un Viggo Mortensen plus tendancieux que jamais , subit
les avances menaçantes d'un haut fonctionnaire du crime organisé qui
croit reconnaître en lui lénergumène coupable de lui avoir arraché
lil dun coup chirurgical de fil barbelé. Confusion des genres et
multiples dommages collatéraux seront à la clef de ce désir de
vengeance. L'intrigue dérape lentement mais sûrement vers des chemins
de traverse qu'il nous faudra taire sous peine de tout désamorcer. Tout
ce qui peut se révéler ici se résumera à l'état de lévitation dans
lequel Cronenberg nous a plongés. Sensation euphorisante qui perdure
car premier film -encore à ce jour -à nous avoir physiquement
chamboulés. En attendant les derniers candidats au titre : Jarmush,
Gitaï et consorts.
To be continued
Mrs Pink