Blade runner Le son du film

Thomas Douineau | 5 avril 2005 - MAJ : 27/09/2023 14:24
Thomas Douineau | 5 avril 2005 - MAJ : 27/09/2023 14:24

Pour ceux qui auraient raté les précédents «épisodes», et notamment le dernier chapitre L'image de Blade runner, retrouvez sur cette page le sommaire du dossier complet et le calendrier de mise en ligne des différentes parties.

III – LE SON DE BLADE RUNNER (Première partie)

          1– Une bande-son éclectique et unificatrice

                    A – Petit retour sur le Dolby Stéréo

Au cinéma, l'avènement du procédé Dolby Stéréo, dans ses différentes versions et ses diverses formes techniques (maintenant il est numérique et s'appelle Dolby Digital) a permis à une plus grande quantité de films et à un plus grand nombre de salles de cinéma d'utiliser – et donc de banaliser ou d'expérimenter sur une large échelle significative – des possibilités sonores réservées jusque là à des productions fort coûteuses (films tournés en 70 mm et étant les seuls à pouvoir bénéficier d'un son multicanaux "haute-fidélité" par l'intermédiaire des 6 pistes magnétiques).

 

 


Les changements apportés concrètement par le Dolby Stéréo ou plutôt qu'il a permis de généraliser à un plus grand nombre de films et de salles, concernent trois dimensions, chacune susceptible d'affecter à elle seule la musique et la bande-son, directement ou indirectement :
– Le gain important en «bande-passante», tant du côté des aigus que des graves car, si le son optique standard coupe l'aigu à 8000 Hz, le son Dolby peut aller jusqu'à 12000 Hz. Conséquences : les couleurs d'un orchestre et les harmoniques des instruments sont transmises de manière beaucoup plus précise, détaillée et complète. Une orchestration plus large (utilisant les sons très graves et très aigus) et tantôt miniaturiste ou massive – comme dans certains mouvements symphoniques de Wagner – devient possible. Pour les musiques rock et de variétés, les basses acquièrent une présence et une profondeur nouvelles, dont on n'avait jamais fait l'expérience dans les salles de cinéma, puisque les films musicaux et d'aventures en son magnétique des années cinquante et soixante ne donnaient pas une aussi grande présence aux sons graves dans leur orchestration et leur sonorisation (place très importante lorsque l'on voit, grâce au numérique, l'utilisation qui est faite aujourd'hui des extrêmes graves ressentis physiquement par le spectateur).
– Un gain sensible en dynamique, c'est-à-dire les contrastes possibles entre les sons plus faibles et les plus forts.
– La faculté de répartir les sons sur plusieurs pistes indépendantes (une à huit suivant l'évolution des supports), permettant notamment de faire coexister davantage de signaux sonores qui ne se masquent plus réciproquement pour l'oreille puisqu'ils se trouvent déployés dans un espace et nous proviennent de points différents.

 

 

 


Il en résulte un déploiement de nouvelles possibilités expressives, sonores et orchestrales mais aussi, par voie de conséquence, la possibilité de toucher beaucoup plus physiquement le spectateur du film. En outre, le Dolby Stéréo offre à l'orchestre symphonique une "fosse" toute neuve. Celui-ci peut s'agrandir en couleurs musicales, en finesse des sonorités (notamment dans les aigus) sans couvrir les dialogues et les bruits, lesquels, de ce fait, ont plus d'espace à leur disposition et acquièrent une importance jusque là jamais acquise.

 

La cohabitation des dialogues, des bruits et de la musique ne vise plus à être visuelle, en fondu enchaîné, en continu, comme on a pu le tenter lorsqu'une seule piste sonore était le canal obligé de tous les sons. Elle consiste plutôt ici en une répartition très distinctive des places et des rôles. Mais Blade runner est l'exception magistrale qui confirme la règle par son utilisation du Dolby stéréo puisqu'il fait de ce son multicanal, un voyage sensoriel global où le spectateur traverse l'image dans un flux sonore d'une grande richesse.

                    B – Le futur : L'image sonore électronique

Le synthétiseur, instrument considéré à priori comme «moderne» et donc, dans l'abstrait, adapté aux récits futuristes, est toutefois resté minoritairement employé. Il est vrai que son emploi intensif, pour des raisons économiques, comme orchestre à bon marché dans les films et les séries à petit budget de tous genres (feuilleton sentimental, film d'aventures ou d'horreur), a fini par l'associer dans l'esprit du public, à ce type de film, et donc à le discréditer. Rares sont les compositeurs qui, comme Vangelis, sont parvenus à le mettre au service de films à gros budget, et surtout dans son cas, à l'utiliser comme unique source sonore. Sa partition synthétique pour Blade runner est complètement enserrée dans une orchestration de bruitages, d'effets d'ambiance, de voix, crée par les monteurs-sons et l'ingénieur du son de mixage, orchestration qui l'habille et en devient, pour le spectateur, comme inséparable.

 

 


Il y a certes une ambiguïté sur la définition de la musique électrostatique à l'intérieur du cinéma. Dans le cas de Blade runner, où Vangelis a composé et joué lui-même cette partition dite électronique, elle est constituée le plus souvent de thèmes, de rythmes de danse, d'enchaînements harmoniques parfaitement musicaux au sens traditionnel, même s'ils sont joués au synthétiseur. Mais d'autres scènes du film (surtout les scènes de rues, en particulier la poursuite de la réplicante sur laquelle on reviendra plus tard ou la discussion de Deckard à travers le visiophone qui en sont les exemples les plus frappants) s'appuient sur une multitude de sons électroniques superposés : nappes d'accords tenus, montant et descendant en vagues, et pépiements électroniques. Tous ces sons peuvent être, suivant les conventions de la science-fiction, interprétés plus ou moins vaguement comme des bruits de fonctionnement de l'univers technologique où l'action se déploie, renforçant le foisonnement de l'image, liant entre eux les éléments de cette masse grouillante qu'est la métropole du futur.

 

 

 


En même temps, certains de ces sons sont soudés les uns les autres par des relations d'intervalle. Quels moyens nous restent-ils de dissocier dans certaines séquences la musique de Vangelis du concert de bips et de souffles électroniques créés par l'équipe des effets sonores du film, et orchestrés par le grand mixeur anglais Graham V. Hartstone (1), qui se superpose à elle ? (2). Rien d'autre que l'émergence d'une sorte de logique interne, de nature très banale, dans le déroulement ou la superposition des sons : ligne mélodique soudant les notes, continuum rythmique conservant une relative indépendance par rapport aux rythmes lumineux visibles dans l'image, créant une sorte d'hypnose chez le spectateur qui plonge en apnée dans cette vision apocalyptique. Blade runner réalise clairement ce assortiment sonore, surtout entre «bruits» et «musique», en se servant de ce qu'on peut appeler une «dimension pivot» commune aux différents sons : en l'occurrence la hauteur, puisqu'un grondement grave d'une machine, perçu comme élément de décor sonore, peut être accordé sur la musique de Vangelis ou, au contraire, subtilement désaccordé avec elle.

 

Si dans les films des années trente, le rythme pulsé joue souvent rôle de «dimension pivot», dans Blade runner, cette fonction revient à la hauteur du son, élément commun à des choses aussi diverses qu'une parole, qu'un grondement mécanique ou qu'un accord musical, mais également au retour, à plusieurs moments du film, d'un certain cycle respiratoire par vagues, dans lesquelles des petits sons s'enroulent comme des effets de vaguelettes et d'écume, autour du flux et du reflux des intensités. Malgré son côté inhumain, la ville respire…

                    C – Où images et sons sont indissociables.

Le rythme audible constitué par la musique est souvent plus qu'un accompagnement, il devient une puissance agissante, génératrice. La musique semble s'imposer alors comme source imaginaire du mouvement des images, dont la source est une projection mécanique.

 

 


En particulier l'élément rythmique, respiratoire dans le son (celui d'une musique comme celui d'un bruit de respiration), à partir du moment où il est à la fois périodique et non trop mécanique, est ressenti comme dynamisant, porteur du rythme visuel. Le son tonique (au sens schaefférien), tel que la musique permet facilement d'en faire entendre (par exemple, une pédale de cordes dans l'aigu ou une note répétée dans le grave), joue également le rôle, dans la complexité des rythmes du film, d'élément centreur qui polarise et cristallise. Il fonctionne comme élément créateur, générateur, référé non seulement à ce que l'on entend mais aussi à ce que l'on voit. Lorsque dans certains passages de Blade runner, ce que l'on appelle en anglais un «drone» (bourdonnement continu) se fait entendre, sous la forme par exemple d'une note électronique longuement tenue à la basse, on a l'impression qu'il est porteur de toute la mouvance sonore et visuelle du film.

 

Un film peut se définir comme un ensemble de rythmes : l'image peut faire voir la pulsation lumineuse d'un gyrophare, le déclic d'un clignotant ou les pas de quelqu'un ou bien le rythme visuel créé par le défilement des lumières de la ville sur un pare-brise de vaisseaux. Les repères réguliers donnés par la musique sont alors souvent organisateurs de cet ensemble, ils forment la base continue porteuse de l'organisation des rythmes.
La musique s'utilise alors comme composition de simultanéités, comme combinaison et coordination de rythmes différents. Elle met en évidence ou créé une impulsion générale dans l'apparente disparité des trajets et des mouvements multiples. Le final des Lumières de la ville (1931) de Chaplin (échanges de regards entre l'ancienne aveugle et son sauveur déchu, pendant que derrière, la foule des figurants s'écoule, inexorable avec un rythme exactement pensé) est parmi les grandes réussites de symphonie cinématographique urbaine, rêve que poursuivra toujours le cinéma, puisque dans Blade runner, certains moments sont à la hauteur de cette ambition.

 

 


Ainsi, il est inconcevable de voir Blade runner sans ce foisonnement sonore qui donne au film cette atmosphère si particulière. Cet état me poussera d'ailleurs, dans les analyses plan par plan qui suivront, à ne jamais dissocier les images des sons. Il est intéressant de noter aussi que cette fusion totale entre images et sons fonctionne moins bien avec la voix-off incluse dans la première version.

 

(1) : Je déplore d'ailleurs le fait de n'avoir pas trouvé d'articles ou d'interviews d'un des plus grands mixeurs actuels qui puissent me renseigner sur le travail exceptionnel accompli sur Blade runner.
(2) : Il est d'ailleurs intéressant de noter que dans la dernière édition de la B.O. du film en CD, certains éléments qui ne sont pas de la «musique» à proprement parler ont été conservés, confirmant le «tout» que forme la bande-son de Blade runner.

 


 

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©.TD. Septembre 2000. Mise à jour de décembre 2004.

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