Blade Runner : les secrets du film (première partie)

Thomas Douineau | 22 février 2005
Thomas Douineau | 22 février 2005

Pour ceux qui auraient raté les précédents «épisodes», retrouvez sur cette page le sommaire de ce dossier et le calendrier de mise en ligne des différentes parties.

I – HISTOIRE D'UN FILM

          1- Début de l'aventure.

Tout commence par une question posée en 1968 par le titre d'un livre de poche, rayon science-fiction : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?. Auteur-culte d'un genre littéraire alors méprisé, Philip K. Dick traduit à travers son roman ses angoisses sur la moralité humaine et la dégénérescence de la société. Anticipant sur l'évolution de notre planète, il imagine un monde apocalyptique, un univers que la surpopulation et les catastrophes écologiques ont amené au bord du chaos et de l'extinction. Un monde où des androïdes, esclaves parfaits créés par une science génétique de pointe, se surprennent eux-mêmes à avoir des angoisses existentielles, devenant, dans leur désir de vivre, plus humain que les humains.

En 1978, Hampton Fancher, acteur de cinéma et de télévision, acquiert pour une bouchée de pain les droits du livre et entreprend de rédiger un scénario. Le producteur Michael Deeley, qui vient de recevoir cinq oscars pour sa production de Voyage au bout de l'enfer, est séduit par le script. C'est qu'en 1980 un film de science-fiction vient de nouveau, après Star wars, de dépasser la barre des 100 millions de dollars au box-office américain. Il s'agit d'Alien, le deuxième long-métrage du réalisateur britannique Ridley Scott. Deeley pense immédiatement que Scott est l'homme qui lui faut pour mener à bien son projet, mais le cinéaste a déjà donné son accord pour filmer le mythique Dune de Frank Herbert. Cependant, après dix-huit mois d'efforts, Scott décide de renoncer (David Lynch le remplace) et rejoint Michael Deeley sur Blade runner mais en exigeant des travaux de réécriture. Fancher, qui en est déjà à la sixième version de son scénario, en rédige une demi-douzaine de plus avant de finalement baisser les bras. Il est remplacé par David Webb Peoples (qui a depuis signé les scénarios de Impitoyable de Clint Eastwood et L'Armée des 12 singes de Terry Gilliam) plus réceptif aux désirs du réalisateur, parce qu'il a lui aussi plus de distance par rapport au texte d'origine. Ridley Scott n'a pas lu le roman et ne veut d'ailleurs pas le lire. Mais il possède une idée très précise de ce qu'il veut mais qui n'a malheureusement de cesse d'évoluer.

 

 

Au cours de la préparation du film, un changement radical est apporté au scénario : l'idée d'un Los Angeles en proie à la glaciation ne survit pas à l'étude du budget. En effet, tous les décors auraient dû être transportés au nord des États-Unis, dans les régions de Chicago, à l'hiver traditionnellement glacial. Ajoutés au coût du déménagement, les frais de location des terrains nécessaires se seraient avérés prohibitifs. En revanche, le studio de la Warner à L.A. offre un superbe décor de rues de New-York. Comme il est hors de question de givrer ces décors inondés de soleil, l'approche du film est totalement repensée. Los Angeles devient une cité sombre, polluée et inondée de pluies étouffantes.

Jusque-là, tous les films de science-fiction se sont contentés d'inventer de toutes pièces des mondes fictifs et pouvaient se permettre toutes les fantaisies. Ridley Scott ne veut pas suivre ce chemin. Dans l'architecture comme dans les vêtements, il veut un univers futuriste mais réaliste, stupéfiant mais crédible. Toute l'équipe le sait : la crédibilité du film repose entièrement sur une visualisation plausible de notre futur. Un seul mot d'ordre : être scientifiquement et "sociologiquement" crédible. Rien ne doit apparaître à l'image qui ne soit justifié par l'évolution logique de son équivalent en 1980.

C'est là toute la force de Blade runner (qui demande aux urbanistes de réfléchir sur notre avenir…). C'est de proposer une vision prophétique sombre et troublante. «L'enfer de Ridley», comme le surnommaient à l'époque les techniciens, montre le règne de l'obscurité et des pluies acides, une fourmilière ethnique et sociale au bord de l'implosion où l'homme n'est plus qu'une ombre, un pantin. Blade runner offre, tout comme les tableaux de Jérôme Bosch ou les bandes dessinées de Moebius ou Bilal, une vision à la fois fascinante et repoussante, un paysage gothique dans lequel pourrissent de vieux immeubles que l'on s'est contenté de rafistoler avec des techniques modernes, faute de moyens, plutôt que de les reconstruire.

 

 

Les notions d'usure et de vieillissement semblent faire leur entrée dans un univers jusque là absurdement et désagréablement aseptisé. Des appuie-tête au cuir fendillé des vaisseaux de Star wars en passant par les couloirs suintants du Nostromo (Alien) jusqu'au petit ordinateur crasseux du fast-food chinois de Blade runner, une poussière, une fatigue pénètrent et impressionnent le schématisme de ces mondes futurs jusque-là représenté façon «Monsieur Propre», donnant aux films antérieurs un côté kitch et charmant mais loin de représenter une réalité imaginée. Ce nouvel aspect visionnaire, que l'on qualifiera d'anticipation plus que de science-fiction, semble donc plus conforme au développement de la vie humaine tel que nous l'avons vu évoluée ces dernières décennies depuis notre fenêtre. Petit à petit, le cinéma de science-fiction apprend à suggérer et offre une certaine banalité de l'univers qu'elle représente. Nous nous posons enfin des questions sur notre avenir qui n'est plus si rose et nous ne pouvons nous empêcher de voir dans cette transformation un saut qualitatif par lequel la mort se voit introduite dans son aspect quasi-existentialiste. Aujourd'hui, la représentation palliative à notre humanité, imaginée comme destructive, a pris les traits de la réalité virtuelle. On notera que Kathryn Bigelow et James Cameron se sont lancés sur ce terrain avec plus ou moins de bonheur en imaginant dans Strange days ce que deviendrait l'avenir de l'homme au milieu des émeutes raciales de Los Angeles et des perversions de cette "nouvelle" réalité. Cette vision novatrice de notre futur trouve d'ailleurs son apogée dans le récent Matrix, nouvelle étape, où les scénaristes opposent au dérèglement et à la destruction progressive de l'humanité, reflet du pessimisme de l'époque, un monde construit de toutes pièces, propre et sans aucune tâche, qui rejoint étrangement la première conception que l'on avait de notre futur mais que le héros apprend à maîtriser, la sachant tronquée.

          2- Un tournage mouvementé : de conflit en conflit.

Cette idée de mélanger ainsi le passé et le futur donne naissance à l'un des nombreux conflits qui oppose le metteur en scène à la production. Un article d'un journaliste présent sur le tournage qui se souvient avoir interviewé séparément Michael Deeley et Ridley Scott en fait déjà état. Le premier déclare vouloir faire «un polar sur le fond, mais qui sur la forme ressemblerait plus à Flash Gordon» alors que le second voit plutôt «un film d'anti-science-fiction qui se concentrerait plus sur la philosophie que sur les pistolets lasers». Il y a de toute évidence un problème de communication qui ne va pas s'arranger avec le temps.

 

 

Lorsque les décorateurs Snyder et Paull sont en mesure d'inviter Scott à admirer le résultat de leur travail sur un des premiers décors de rue à livrer (Scott avait poussé le soucis du détail jusqu'à faire imprimer des journaux pour un kiosque qui doit demeurer invisible à l'arrière-plan), le décor principal est parsemé de multitudes d'accessoires, boîtes aux lettres, poubelles, parcmètres, distributeurs, réverbères, tas d'immondices, tout cela plus au moins futuriste, et le tout a coûté plus d'un million de dollars. Les décorateurs en sont très fiers. Finalement, Scott arrive, balaye la rue d'un regard et dit avec satisfaction : «Oui, c'est un bon début les gars, continuez !» Il repart, les laissant complètement abasourdis. Pour Ridley, c'est à peine une base de travail pour commencer la décoration. Il change tout, tout le temps, et dans un entretien de 1982 avec un technicien, on apprend que pour Scott «il ne s'agissait pas de changer le décor mais simplement de l'améliorer». Phrase éminemment compréhensible de la part d'un réalisateur.

Le tournage débute en avril 1981 sur l'un des plateaux des studios Warner Bros. La première scène prévue sur le planning est l'arrivée de Deckard dans les bureaux de Tyrell, une immense salle soutenue d'énormes piliers. Pour l'anecdote, le sol est en marbre noir soigneusement poli, aussi tout le monde doit se déplacer en chaussettes pour ne pas laisser de traces. Dès le premier jour de tournage, Ridley Scott met toute l'équipe dans l'ambiance. En regardant longuement dans le viseur de la caméra avant le début de la prise, il trouve qu'il serait beaucoup mieux de mettre les quatre colonnes du milieu tête en bas et il demande aux décorateurs de les mettre à l'envers. Résultat : ce changement nécessite plusieurs heures de travail sans compter le repolissage du plancher. A peine commencé, le tournage est déjà suspendu.

 

 

La passion de Scott pour les images cause quelques griefs chez les comédiens souvent laissés pour compte. Harrison Ford, entre autres, se plaint d'être livré à lui-même. Habitué à des rôles plus positifs, comme dans Les aventuriers de l'Arche perdue, l'acteur se sent un peu perdu face à son personnage de chasseur d'androïdes à la moralité fragile pour lequel Scott a d'ailleurs trouvé un nom parfait : le "blade runner " soit "celui qui court sur le fil du rasoir". Ford reproche à Scott de ne pas lui donner assez d'indications et de directions et de ne pas savoir où il va.

L'un des principaux conflits entre eux repose sur la conclusion du film : Ridley veut que l'on découvre finalement que le Blade runner est lui aussi un réplicant (c'est le nouveau sens que prend la deuxième version). Harrison Ford considère qu'il est important pour le public de pouvoir s'associer au personnage principal et personne n'a envie de s'identifier à un robot. Frustré, il ne communique presque plus avec Scott ni avec le reste de l'équipe, n'adressant pas une seule fois la parole à Sean Young qui incarne la réplicante dont il tombe amoureux. Seul Rutger Hauer (Roy) se plait au milieu de ce chaos, en venant même à improviser des phrases et des dialogues parmi les plus marquants du film.

 

 

Certains techniciens ont commencé à craquer, personne n'ayant travaillé de cette façon. Des changements majeurs sont apportés quelques heures seulement avant le début du tournage (amener en pleine nuit une grue et réveiller des dizaines de techniciens parce que Ridley Scott, en refaisant son storyboard, a décidé, à deux heures du matin, de mettre un immense néon de dix tonnes de l'autre côté de la rue et de reculer de cinq mètres un réverbère), ce qui met une pression terrible sur l'équipe. En effet, tous les techniciens sont obligés d'attendre que les décorateurs finissent et chaque minute coûte des milliers de dollars à la production. Très souvent, la peinture n'est même pas sèche quand les caméras commencent à tourner ! Après quelques journées passées à ce rythme, tout le monde veut démissionner. En trois semaines le chef-déco n'est pas rentré une seule fois chez lui.

 

Néanmoins, l'équipe tient bon et on s'accorde à dire que le film prend une tournure exceptionnelle. Scott parvient, par son travail de fourmi, à créer un look crédible d'une grande richesse. Aujourd'hui encore, David Snyder a toujours du mal à considérer Blade runner de la même manière que tous les fans du film. Les heures de travail démentielles, la pression des producteurs, les exigences de Ridley Scott lui rendaient la vie impossible et de dire maintenant : « À l'époque du tournage, nous savions que nous étions sur un film intéressant, mais aucun de nous n'aurait pu imaginer un seul instant que l'impact serait aussi prodigieux. Aujourd'hui, les admirateurs me demandent sans cesse : Comment était-ce de travailler sur un tel chef-d'œuvre ? » et de répondre : « Rien de ce que vous croyez ! Le matin on se levait pour aller faire notre boulot et sur le plateau, nous étions tellement fatigués qu'on ne pensait qu'à aller se coucher ».

 

 

Retrouvez le sommaire complet et le calendrier de mise en ligne des différentes parties sur cette page.

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