Kill Bill, L'intégral

Laurent Pécha | 23 novembre 2004
Laurent Pécha | 23 novembre 2004

La sortie en DVD du volume 2 de Kill Bill (en vente dans un coffret Collector uniquement avec le volume 1, malgré l'indignation de Quentin Tarantino himself) est l'occasion de pouvoir enfin écrire LA critique de Kill Bill, le film dans son intégralité, et de pouvoir enfin constater que Tarantino a fait un film somme, testament de quatre heures totalement cohérentes.


De Kill Bill, tout a déjà été dit et écrit : l'ultra violence, le fun, les références, un film de la Shaw Brother sur une musique de western spaghetti… Tous les critiques sont d'ailleurs devenus en quelques semaines des spécialistes chevronnés du wu xia pan et de l'euro western, sans forcément savoir de quoi ils parlaient ! Mais au-delà du phénomène, qu'en est-il finalement de ce film (et non pas de ces deux volumes)?

 

 

Les défauts, d'abord…

Si nous comparons le film avec les trois premiers opus de Q.T, force est de constater que Kill Bill est, d'un point de vue scénaristique, l'un de ses plus faibles : l'utilisation des « flash back » ou autres « flash forward » apparaît bien moins brillante par rapport aux pirouettes scénaristiques auxquelles il nous avait habitué avec Reservoir dogs ou Pulp fiction. Peut-on constater un essoufflement passager de la part de Tarantino le scénariste ? Ou est-ce plutôt nous, spectateurs, qui sommes devenus blasés à force de voir des photocopies de ses films ?

Un peu des deux, mais la faiblesse transparaît aussi dans son rythme : si, en effet, la première partie (s'arrêtant au cataclysmique et jouissif massacre de la Blue House) fait la part belle aux combats anthologiques et au second degré, la deuxième est bien plus dialoguée (des dialogues qui ne font pas forcément mouche, comme à l'accoutumée, mais qui trouvent quand même ici quelques belles répliques, notamment le monologue final de Carradine sur Superman). Et si toute la première partie est un plaisir instantané et quasi jouissif, la seconde change de continent et aussi de rythme (de l'Asie fantasmée, on revient à l'Amérique réelle). Le wu xia pan spaghetti se transforme alors en western asiatique.
Mais à voir le film dans sa continuité (et non pas à plusieurs mois d'intervalle), les intentions de Quentin Tarantino apparaissent tellement cohérentes : il a voulu s'affranchir de ses références. Avec Kill Bill, nous sommes en présence d'un cinéaste qui a pleinement conscience de sa place dans l'histoire du cinéma, de ce que les spectateurs et producteurs attendent de lui, et il va faire son film le plus personnel.

Est-Ouest

Dès les premières images du Volume 2, dans un superbe noir et blanc granuleux, ce n'est pas le fantôme d'un Margueriti ou d'un Solima qui est derrière la caméra de Tarantino, mais bel et bien le fantôme du « géniteur », John Ford (Uma Thurman en tenue de mariée accoudée contre le porche de l'église est La Prisonnière du désert), même si Sergio Leone n'est pas loin par la musique de Morricone (et les gros plans en CinémaScope sur les pieds et les santiags). Le duel final se fera là où le genre a commencé : dans l'Ouest américain.

En scindant deux parties si bien distinctes, en séparant les cultures et donc les références, le réalisateur de Pulp fiction va à l'encontre de son cinéma, dont la force et l'originalité a toujours résidé dans la rencontre inédite de films et de genres que tout oppose (une sorte de cross-over multigenre et multiculturel). Cet « accident » ne se produit presque jamais dans son dernier film, Tarantino étant bien plus préoccupé à établir la somme des clichés pour arriver à parodier respectueusement un genre précis (mais aussi tous les sous-genres qu'il a engendrés). On peut évidemment douter de voir un « clash » se produire en mélangeant le chambara (film de sabre japonais) et le wu xia pan (film de sabre chinois), tant ces deux genres développent exactement les mêmes thèmes et plus ou moins la même culture. Et faire se rencontrer le western spaghetti et le wu xia pan, alors, n'est-ce pas pertinent ? Pas tant que ça : ces deux genres racontent les mêmes histoires de vengeance avec les mêmes techniques cinématographiques, et ont d'ailleurs entretenu une très longue correspondance durant les années cinquante à soixante-dix (Yojimbo et Pour une poignée de dollars, Les Sept Mercenaires et Les Sept Samourais, pour ne citer que les plus célèbres).

En les mélangeant, Tarantino ne peut pas arriver à créer quelque chose de nouveau ; le travestissement n'existe à aucun moment du film, laissant place à l'évidence.
Reservoir dogs nous montrait des gangsters Blancs parler comme des héros de Blaxploitation, et de surcroît habillés comme les protagonistes des films de John Woo. Avec Pulp fiction, il faisait s'entrechoquer les séquences de ses films préférés (Psychose rencontre Delivrance, À bout portant rencontre L'Arme fatale, etc.). Toute la force du cinéma de Quentin Tarantino était là : de la parodie qui fonctionne sans forcément avoir la connaissance du film ou de la séquence à laquelle il est fait référence. Avec Jackie Brown, Tarantino se livrait à une première mise à nue : il avait fait son Blaxploitation en enlevant ses habituelles références (même si celle de Brian De Palma plane tout au long du film).
De ce point de vue-là, la filmographie de Tarantino apparaît d'une rare cohérence, et voir la manière avec laquelle ses films se répondent est vraiment jubilatoire. Dans Reservoir dogs, les Misters fantasment sur Pam Grier, dans Jackie Brown, la « généreuse » actrice devient son hôtesse principale. Dans Pulp fiction, Samuel L. Jackson veut plaquer son job de tueur à gage pour partir seul sans rien, « comme Caine dans la série Kung Fu ». Dans Kill Bill, Caine (David Carradine) devient le personnage central. Tarantino, mieux qu'aucun autre cinéaste, a réussi à rendre réelles ses références qui, de dialogues, sont devenues des personnages en chair et en os.

Finalement, Kill Bill apparaît donc comme un suicide cinématographique de la part du fils de la pop-vidéo-DVD culture. Et c'était prévisible. En effet, il ne pouvait plus jouer dans le même registre de la référence, puisque tous ses films fétiches sont maintenant connus du grand public (ses obscures films de sabre de Hong Kong ou ses westerns spaghetti préférés sont maintenant proposés dans des éditions DVD sublimes en tête de gondole de n'importe quel grand magasin). De là à dire que Tarantino serait l'un des principaux « responsables » de la culture DVD, il n'y a qu'un pas à franchir…
Sans lui, il y a fort à parier que tous les films de John Woo, Chang Cheh et autres sous-Leone seraient restés dans l'ombre des rayons du vidéoclub dans lequel Quentin a démarré. De ce point de vue, Quentin Tarantino est de loin « l'employé du siècle » des vidéoclubs pour avoir réussi à faire vendre le plus de DVD et de VHS.
Pour cela, même son pire détracteur (Tom Dicillo, par exemple…) peut lui en être reconnaissant, mais on a des raisons de lui en vouloir. En rendant accessible au grand public tous nos films cultes, toute notre cinéphilie, il en a tué la rareté, la magie et surtout son anonymat, et, se faisant, une grande partie (la plus vitale ?) de son essence.
Ces influences sont maintenant non seulement connues, mais elles sont aussi reconnues. Son style a été lui même identifié, pillé et parodié des centaines de fois, Kill Bill ne pouvait être que lui-même une parodie des films de Q.T. Soyons heureux que ce soit Tarantino himself qui ait décidé de la réaliser.

Dans sa première partie, c'est ce que le film ne cesse d'être, avec cette mise en avant des références, bien trop évidentes tant au niveau des images que de la musique (« non, c'est pas vrai, il a osé mettre cette musique, faire ce plan !!! »), le climax étant atteint lorsque Uma Thurman remet le costume jaune et noir de Bruce Lee (vêtement identifié même par ceux qui n'ont jamais vu un film du petit dragon). Au passage, rappelons que c'était quand même le funèbre costume dans lequel il trouva la mort !
Cette utilisation du costume est un véritable contre-exemple de ce qu'avait fait Tarantino dans Reservoir dogs. Tim Roth, Harvey Keitel, Steve Buscemi, Michael Madsen... arboraient un complet noir et blanc tout droit piqué aux personnages du Syndicat du crime, de John Woo. Mais, à la différence du costume de Bruce Lee, le grand public ne le connaissait pas (à part bien sûr certains aficionados), pas plus qu'il ne connaît City on fire (film de Ringo Lam dont il reprend la trame), Les Pirates du métro (dont il reprend les noms des personnages), et encore moins l'argot de la Blaxploitation.
Dans Kill Bill, le genre est totalement identifié, et il va jouer avec toutes les images et les sons qu'il a ingurgités jusqu'à la nausée, ce qui explique l'ultra violence de la séquence du Blue Hotel où, faut-il encore le préciser, on ne tue pas des hommes mais des références. C'est comme si, avec cette scène, Tarantino faisait le ménage de son bestiaire.

Nu intégral
Et c'est là que réside l'intérêt de voir Kill Bill dans son intégralité (les deux volumes à la suite), car plus le film avance, moins les références vont être évidentes ; elles deviennent de plus en plus vagues et de moins en moins identifiables (où Tarantino est-il allé chercher Thriller, aka They call her one eye, espèce de « Bronson movie » suédois au féminin, borgne et porno, ou encore le merdique Cercle de fer avec Carradine et sa flûte de pan ?). Et peu à peu, le cinéaste va s'affirmer par des références qui ne viennent plus du tout de son expérience cinématographique mais de son univers personnel. On a rarement spécifié que la force de Quentin, contrairement aux autres tâcherons qui cherchent à le copier, était de mélanger les deux. Chez lui, le film a un potentiel affectif énorme, il renvoie à des souvenirs très personnels.
Plus le film avance, plus la démystification des héros est en route. Ils sont fatigués. Bud (Michael « blonde » Madsen, symbole à lui tout seul de la Tarantino's touch), qui arborait avec la classe qu'on lui connaît son complet noir avec sa mitraillette lors du massacre de l'église, n'est plus que le dernier des tocards qui nettoie les WC du bistrot le plus paumé de « Ploucville ». Et en plus, il s'en fait virer.

Comment ne pas voir dans Kill Bill l'exorcisme de ses démons personnels ? Il devient évident que Tarantino, au bout de deux heures d'épuisement cinématographique, ne parle plus cinéma : il parle de lui, de sa vie. Uma Thurman n'est autre que sa mère, Connie, qui a dû se battre pour élever seule son fils. Impossible de ne pas penser à ses rapports avec sa génitrice en voyant l'une des plus belles scènes du film, où, dans un court repos de la guerrière, Uma Thurman regarde avec sa fille un film à la télé. Comme par hasard, le film n'est autre que Shogun assassin, soit la version américaine des Baby cart (Roger Corman avait transformé toute la série des Baby cart en un film d'une heure trente pour le public américain, une sorte de remix cinématographique qui se rapproche finalement de la conception tarantinesque du cinéma). Et si vous voulez aller encore plus loin, Baby cart parle des rapports qu'entretient un père avec son fils.

De là à dire que Bill serait le père absent que Tarantino n'a jamais connu, il n'y a qu'un pas, que nous franchissons aisément. En tuant son père à la fin du film, avec la technique des « five fingers points » qu'il emprunte aux Cinq venins mortels (disponibles dans un superbe coffret dans n'importe quel magasin à l'enseigne marron et en tête de gondole – merci Quentin !), et accompagné par une musique d'Ennio Morricone, Tarantino/Thurman/Connie tue son père et mari avec la seule arme qu'il maîtrise : sa culture de junkie cinématographique. Et ça, c'est la plus belle vengeance qu'il pouvait avoir…

Dans son intégralité et surtout dans sa continuité, Kill Bill apparaît donc comme un film somme de toute une génération, un pamphlet de toute une cinéphilie. Ce film est un point de non-retour de la référence où toute image, habit, dialogue, musique, acteur renvoient à un passé cinématographique. Finalement, Quentin Tarantino, tout au long de ses quatres films et de ses nombreuses collaborations cinématographiques (téléfilms, films, distribution de films, édition vidéo, acteur, scénariste…) n'a fait que remplir l'entrepôt vide de son Reservoir dogs. Ce n'était en fait qu'un immense vidéoclub vide qu'il a peu à peu garni de toutes ses cassettes vidéo. Pendant dix ans, il s'est évertué à le rendre (trop) visible. Dans Kill Bill, l'entrepôt sale et crasseux est devenu la Blue House, sorte de « Jack rabbit slim's » de la cinéphilie. Maintenant, le vidéoclub Tarantino Futur est saturé, bondé, et a bien trop d'abonnés. Il aura fallu un carnage pour évacuer ce surplus d'images, de musiques, de dialogues…Tarantino s'est parodié et a signé par la même occasion la mort du genre qu'il avait créé. Quand arrive la dernière séquence de Kill Bill, après quatre heures de batailles intensives, Uma Thurman pleure (de joie ?) dans la salle de bain d'un motel. Quentin Tarantino a à ce moment-là définitivement tué toutes ses images, pour se retrouver dans un monde tout ce qu'il y a de plus ordinaire et totalement dénué de références.
Alors espérons maintenant que Tarantino va retrouver un entrepôt vide et qu'il va le remplir à nouveau de films bons ou mauvais, venant de toutes les cultures mais inconnus de tous... histoire de redémarrer un cycle qu'on espère aussi passionnant que le précédent.

Tout savoir sur Kill Bill : Volume 1

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