À l’ombre des géants

Christian Lauliac | 4 septembre 2004
Christian Lauliac | 4 septembre 2004

L'été qui s'achève restera comme une période sinistre pour les cinéphiles. Pourtant peu évoquées par la presse généraliste, les disparitions successives de Jerry Goldsmith, David Raksin et Elmer Bernstein sonnent le glas d'une époque, en même temps qu'entrent dans la légende trois carrières exemplaires. Car comment ne pas être interpellé par ce curieux tour du destin choisissant de rappeler, en moins d'un mois, trois des plus grands compositeurs d'Hollywood ?

Parce qu'il faut bien considérer la musique de film comme une forme d'expression musicale légitime, la disparition de ces trois artistes clôt un chapitre important de son histoire au sein du cinéma américain. Et si chaque année qui s'écoule semble nous entraîner irrémédiablement vers une forme d'amnésie culturelle générale, essayons ici de ne pas complètement verser dans le fatalisme, même si pour parler de musique de film il faut en passer par une nécro, aussi nécessaire soit-elle.

Comment rendre compte de la carrière de ces trois géants ? En commençant par David Raksin sans doute ? Des trois, il est certainement le moins connu du grand public. Encore que... Si bon nombre connaissent le thème de Laura, immortalisé par les plus grands noms du jazz sur des paroles signées Johnny Mercer, complice d'Henry Mancini, peu en revanche en accordent la paternité à David Raksin, homme discret, compositeur aventurier à Hollywood et pour la salle de concert. Présent au sein de nombreux documentaires consacrés aux compositeurs hollywoodiens, on avait presque fini par penser Raksin immortel, déjà entré dans la légende. Fin raconteur, il était depuis près de vingt ans la mémoire vivante du Hollywood musical des cinquante dernières années, multipliant anecdotes sur ses collègues, de Bernard Herrmann à Miklos Rozsa, en passant par ses collaborations fameuses avec Charlie Chaplin, pour lequel il orchestra, arrangea et dirigea la musique des Temps modernes, non sans douleur d'ailleurs, puisqu'il sera plusieurs fois remercié puis engagé de nouveau par le génie autocrate. Sa carrière prendra une nouvelle dimension lorsqu'il sera invité par Alfred Newman à rejoindre le rang des compositeurs de la 20th Century Fox, aux côtés de pointures telles que Herrmann, Hugo Friedhofer, Alex North ou Franz Waxman… C'est pour le studio de Darryl Zanuck que Raksin composera, en 1944, la partition de Laura, dont la construction monothématique constitue alors une approche nouvelle. À la profusion de thèmes en cours à l'époque, Raksin choisit au contraire de traduire l'obsession du personnage principal incarné par Dana Andrews par un seul thème, décliné en variations tout au long du film, anticipant en cela les tentatives de Mancini dans La Soif du mal ou de John Williams pour Le Privé de Robert Altman, sorte d'hommage ironique au tandem Raksin-Preminger. Tout au long des années cinquante, Raksin compose des partitions élaborées, souvent audacieuses harmoniquement (Force of evil), œuvres d'un compositeur profondément influencé par les audaces rythmiques et harmoniques d'un Stravinsky, soucieux également de conférer à sa musique une patine américaine, dans la tradition de ses contemporains Aaron Copland ou Paul Hindemith. Avec ce dernier, Raksin partage le goût des rythmes hachés et des harmonies dissonantes, bien que la musique de Raksin soit dans l'ensemble résolument tonale. Cette identité américaine se reconnaît également dans le splendide thème pour saxophone des Ensorcelés, et sa séquelle Quinze jours ailleurs. Deux partitions luxuriantes, dans lesquelles la frontière entre lyrisme exacerbé et glamour distancié se fait plus ténue que dans Laura, comme si le compositeur se moquait, autant qu'il célébrait, une certaine idée du faste hollywoodien brocardé avec une pointe de nostalgie sous le regard ironique de Vincente Minnelli. Il est également courant pour les musiques de David Raksin de contenir de nombreux développements virtuoses du matériau thématique, comme en témoigne sa partition gigantesque pour Ambre d'Otto Preminger (1948), œuvre particulièrement élaborée qui pourrait trouver sans problème place au sein du répertoire classique le plus exigeant.

Emerge alors lentement le profil d'un compositeur qui a su préparer Hollywood à accueillir des langages propres au creuset musical américain, jazz et folklore en premier lieu, en réaction à la tradition néo romantique d'un Max Steiner ou d'un Erich Wolfgang Korngold, davantage tournée vers la vieille Europe.

Si Raksin et Goldsmith se situent aux deux extrémités d'un même credo artistique, tourné vers la remise en question des formes établies, Elmer Bernstein pourrait siéger glorieusement entre ces deux pôles. Car dans la longue carrière du compositeur, il est passionnant de (re)découvrir un artiste aux multiples visages et aspirations, selon qu'il travaillait pour des metteurs en scène de l'âge d'or (De Mille, Mann, Preminger, Hathaway…), des enfants terribles des années soixante (Frankenheimer, Mulligan, Roy Hill), ou encore des metteurs en scènes fétichistes, soucieux de faire appel à ses talents sur le mode de l'hommage référentiel (Frears, Scorsese, Haynes). La carrière de Bernstein est un vaste continent, son exploration suppose le défrichement et la mise à nu de plusieurs courants, de plusieurs inspirations. À l'instar de son collègue Raksin, son identité musicale est forgée de manière consciente à l'aune de grands maîtres du XXe siècle (Stravinsky, Berg, Weill…), tempérée également par le besoin d'embrasser largement un vernaculaire proprement américain. On trouvera dans ses westerns (Les Sept Mercenaires, Les Comancheros…), ou dans ses partitions rurales (Le Petit Arpent du bon dieu, Eté et fumée, Du silence et des ombres…), une vigueur spécifiquement américaine : mesures irrégulières, rythmes syncopés, approche virtuose de l'orchestration… dans la droite filiation de pères fondateurs comme Aaron Copland, Virgil Thomson ou Roy Harris. Évoquer la carrière de Bernstein, c'est bien évidemment évoquer son emploi du jazz, dès la partition de L'Homme au bras d'or, véritable coup de tonnerre, dans laquelle sujet et musique se retrouvent étroitement mêlés. Des films comme Le Grand Chantage (Alexander MacKendrick), La Rue chaude ou The Carpetbaggers (Edward Dmytryk) vont faire de Bernstein, aux côtés d'Alex North et Henry Mancini, le chantre du spleen urbain, son jazz vigoureux devenant quasiment emblématique d'un certain mal de vivre, de troubles affectifs et sexuels tels qu'Hollywood pouvait les percevoir à l'époque.

Mais la part la plus personnelle du style Bernstein réside dans son affection pour les orchestrations dépouillées, proches de la musique de chambre, qui firent de lui un réformateur signifiant des années soixante, préférant souvent de petits ensembles, attachant une importance particulière au contrepoint et à l'harmonie. Approche qui fait tout le prix de partitions comme Le Prisonnier d'Alcatraz, Les parachutistes arrivent ou encore plus récemment My left foot ou Les Arnaqueurs.

Autre facette importante, moins évidente au premier coup d'œil que le jazz, un lyrisme élégant, toujours poignant, et qui s'épanche en grandes déclamations orchestrales souvent nostalgiques, traitées sur le mode gigantesque dans From the terrace ou Comme un torrent, et dans bon nombre de mélodrames chics des années cinquante et soixante, jusqu'à sa partition en forme de testament pour Loin du paradis de Todd Haynes, dans lequel musique et sujet approchent la forme la plus parfaite du mélodrame dans un geste, certes narratif référentiel, mais traité sans distanciation ironique, le compositeur étant convoqué comme témoin d'une époque et d'un style indissociables des intentions du metteur en scène.

Si David Raksin et Elmer Bernstein ont tranquillement révolutionné la musique de film américaine, Jerry Goldsmith a définitivement achevé de faire entrer Hollywood dans l'ère de la musique sérielle, atonale, tout en s'attachant à entremêler orchestre symphonique et sonorités inhabituelles, celles-ci étant soit acoustiques et percussives, plus tard synthétiques, en tous les cas toujours expérimentales. Formé à la radio puis à la télévision, durant l'âge d'or des années cinquante, Goldsmith s'impose à l'aube des années soixante par la fraîcheur de son style et son sens dramatique aigu. L'une des premières musiques, composée pour Freud de John Huston, par exemple, est coupante comme un scalpel. Elle sonde à merveille l'âme torturée de ce beau film au noir et blanc expressionniste, en même temps qu'elle rend hommage à Bartok puis à la deuxième école de Vienne, au dodécaphonisme de Berg ou Schoenberg. La décennie le voit apporter son talent protéïforme à des cinéastes comme Robert Wise (La Canonnière du Yang-Tsé), John Frankenheimer (Sept jours en mai, Opération diabolique), John Sturges (Sept secondes en enfer, Station 3 Ultra Secret), ou encore Otto Preminger (Première victoire). Pas de règles établies dans les partitions de Goldsmith : au contraire, un travail de funambule qui jongle en virtuose avec tous les grands développements de la musique du XXe siècle, de Stravinsky à Ravel, en passant par des compositeurs sud-américains comme Carlos Chavez ou Silvestre Revueltas. Jamais hétéroclite, l'ensemble affiche un style cohérent, propulsé par une utilisation personnelle des rythmes et des mélodies.

Son ascension hollywoodienne coïncide avec l'érosion du système des grands studios, entraînant dans leur métamorphose une réévaluation des besoins musicaux vers une raréfaction de la présence musicale, au profit d'une utilisation plus parcimonieuse. Soucieux d'éviter toute idée reçue, Jerry Goldsmith va très vite s'imposer comme le compositeur de musique de film par excellence, sachant trouver un langage orchestral adapté, savant mélange d'appréhension à la fois intellectuelle et viscérale de l'œuvre. Si une bonne partie de sa musique, en particulier celle des années soixante et soixante-dix, est caractérisée par sa dimension torturée (La Planète des singes, Opération diabolique, Satan, mon amour) ou agressive (La Malédiction, Alien), ces partitions renferment malgré tout en leur sein un lyrisme fragile, qui laisse deviner en filigrane une personnalité soucieuse de projeter des rais de lumière au sein des ténèbres les plus noires. Ainsi, la musique qu'il compose pour L'Autre (1972) de Robert Mulligan laisse-t-elle cohabiter lyrisme innocent et terreur en une subtile alchimie. Si la composition d'Alien laisse la part belle aux orchestrations terrifiantes et étranges, les deux extrémités du film mettent en avant un lyrisme subtil, proche du questionnement métaphysique, tout du moins dans la vision originelle du compositeur, Ridley Scott ayant par la suite déconstruit ces intentions en déplaçant les morceaux de leurs emplacements spécifiques. Il n'en demeure pas moins indéniable que la musique de Goldsmith est fascinante tant elle échappe à toute classification définitive. De la même manière, la musique de Basic instinct ne se laisse pas réduire à l'évocation d'une seule et même émotion, trouvant au contraire son équilibre dans un enchevêtrement kaléidoscopique de sentiments contradictoires, situés quelque part entre le désir et la répulsion, entre la terreur et la fascination. Entre l'instinct de vie et la fascination morbide, il achève en cela de donner aux images de Verhoeven leur résonance mythologique, aux confins du fantastique et du pacte faustien.

Mais comment résumer près de quarante-cinq ans d'une carrière en perpétuelle évolution ? Dans une filmographie regroupant près de plus deux cent cinquante films, retenons cependant des collaborations mémorables avec des metteurs en scène comme Franklin J. Schaffner (Papillon, L'Île des adieux, Ces garçons qui venaient du Brésil…), John Milius (Le Lion et Le Vent), Ridley Scott (Alien, Legend), Paul Verhoeven (Basic instinct, Total recall), Roman Polanski (Chinatown), Sam Peckinpah (Un nommé Cable Hogue) ou encore Joe Dante (Gremlins, Explorers, The Burbs), pour lequel il signait l'an dernier sa toute dernière partition : Les Looney Tunes passent à l'action, dont la variété de ton et la vigueur générale véhiculaient l'image d'un compositeur jamais à cours d'idées saugrenues et résolument juvénile dans son approche du cinéma.

L'œuvre de Jerry Goldsmith, de La Planète des singes à Basic instinct, en passant par les réussites exceptionnelles d'Alien, Chinatown ou Le 13ème Guerrier, s'est imposée auprès de bon nombre de compositeurs comme l'exemple à suivre. Le génie du compositeur a souvent consisté à investir un genre déjà balisé par d'autres référents musicaux, mais qu'il réinventait de manière si spectaculaire qu'il en devenait par la suite élément de référence. Qu'il s'agisse de films fantastiques (Poltergeist, L'Homme tatoué), d'épopées guerrières (Patton, La Canonnière du Yang Tsé), ou encore d'œuvres de science-fiction (Star Trek – le film, Alien). Livrant bataille à un cancer depuis plus de deux ans, Goldsmith avait néanmoins trouvé matière à livrer quelques partitions éparses, loin des cinq ou six partitions qu'il livrait chaque année, mais dans lesquelles scintillaient encore quelques diamants, en particulier le magnifique générique pour chœur et orchestre de La Somme de toutes les peurs (Phil Alden Robinson – 2002), dont les accents élégiaques s'inscrivaient non seulement en contrepoint de l'image, mais aussi plus généralement que ce que l'on peut attendre à Hollywood dans ce genre de films.

David Raksin, Elmer Bernstein et Jerry Goldsmith se sont illustrés la plupart du temps en toute liberté, au sein d'un cinéma américain jadis fécond, souvent élégant, en tous les cas aventureux jusque dans ses formes les plus populaires. Un cinéma affranchi de tout cynisme, de toute vulgarité. Un Hollywood digne de leur sensibilité et de leur talent. Une musique de film passe à la postérité lorsque le compositeur trouve matière à exercer son intellect autant que son âme. Quels sont aujourd'hui les films prêts à laisser à la musique la place prépondérante qui n'aurait jamais dû lui être ravie par la dictature des effets sonores ? Quels sont les metteurs en scène prêts à accueillir avec enthousiasme les idées les plus folles et des concepts nouveaux ? Dans l'attente, avec lucidité et sans nostalgie excessive, reconnaissons tout de même qu'Hollywood rechigne à nous offrir des films et des musiques aussi magistrales que Patton, Laura ou Du silence et des ombres. Jadis domaine exclusif d'artistes authentiques, la musique de film américaine évolue chaque année davantage vers la standardisation et l'absence totale de point de vue personnel, de substance poétique, et par-dessus tout de regard humain. L'héritage de ces trois compositeurs est cependant bien palpable, dans l'espoir d'une renaissance qui viendra sans doute, avant que le cinéma hollywoodien ne laisse définitivement la place au silence de notes trop vite éteintes, si précieuses pourtant, emmenant le 7e art vers les beautés pudiques de la musique, inexprimable, mais splendide à force d'être si riche de sens...

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