Il faut voir ce remake fou d'un polar culte : Manorama Six Feet Under

Clément Costa | 5 mai 2023 - MAJ : 05/05/2023 16:51
Clément Costa | 5 mai 2023 - MAJ : 05/05/2023 16:51
 

Symbole d’une nouvelle vague en plein essor, Manorama Six Feet Under est un film noir aussi fou que passionnant. Un classique à découvrir sur Little Bollywood.

En 2007, une nouvelle vague de cinéma indépendant commence à renverser les codes à Bollywood. Cette année-là, trois productions folles vont relancer le film noir à l’indienne : Manorama Six Feet Under, No Smoking et Johnny Gaddar. Les trois longs-métrages sont réalisés par de jeunes cinéastes ambitieux et chacun propose une expérience radicale comme le cinéma hindi n’en avait jamais vu.

Relecture libre et délicieusement absurde du Chinatown de Roman Polanski, Manorama Six Feet Under marque les débuts du réalisateur Navdeep Singh. S’il fallait beaucoup de courage pour s’attaquer à un tel monument dès son premier film, force est de reconnaître que le jeune cinéaste impose d’entrée de jeu sa vision d’artiste si singulière. Longtemps restée inédite en France, cette pépite inconnue est désormais disponible sur Little Bollywood. Cette toute première plateforme de VOD française dédiée au cinéma indien tient à nouveau toutes ses promesses de vous faire découvrir Bollywood comme vous ne l’avez jamais vu.

 

Chinatown : photoComment ça, un remake ?

 

NOIR C’EST NOIR

Si le public occidental réduit trop souvent Bollywood à ses comédies musicales flamboyantes, cette grande industrie cinématographique s’est pourtant passionnée pour de très nombreux genres cinématographiques. Ainsi, dès l'aube des années 50, le cinéma hindi voit arriver une vague de films noirs passionnants. Citons en particulier le Baazi de Guru Dutt qui sera un véritable modèle du genre et qui donnera vie à l’appellation locale du "Bombay noir".

Lorsque le jeune Navdeep Singh tente de raviver ce genre mort en 2007, il est évident qu’il souhaite se placer en héritier du grand Guru Dutt et des innombrables cinéastes qui ont sublimé le film noir avant lui. D’autant que Manorama Six Feet Under semble cocher toutes les cases du genre. Entre son enquête tortueuse, sa femme fatale mystérieuse et ses politiciens corrompus, le film flirte même volontairement avec les stéréotypes les plus convenus.

 

Manorama Six Feet Under : photoWe need to talk about Manorama

 

Ce premier film aurait pu n’être qu’un simple hommage sympathique, un joli exercice de style qui tourne à vide. C’était sans compter sur l’ambition absurde de Navdeep Singh qui décide de s’attaquer au classique Chinatown pour en faire une relecture purement indienne. Les emprunts ne sont jamais malhonnêtes. En cours de récit, le protagoniste va même jusqu’à regarder Chinatown à la télévision. Un clin d’œil malicieux du cinéaste qui assume entièrement ses inspirations.

Certaines séquences de Manorama Six Feet Under sont peut-être directement copiées de son modèle, pourtant le film prendra une direction globale très différente. D’après ses dires, le réalisateur indien était persuadé qu’un scénario de grande qualité peut être réadapté des centaines de fois sans perdre de sa superbe. C’est avec cette foi absolue qu’il va utiliser les points forts du scénario de Robert Towne pour en extraire une version locale. Le barrage hydraulique cède sa place aux pénuries d’eau dans le désert du Rajasthan. On quitte les beaux appartements de Los Angeles pour une Inde rurale où la pression sociale écrase une classe moyenne en perte de repères.

 

Manorama Six Feet Under : photoJamais sans mon nez

 

Au-delà du respect évident que Navdeep Singh témoigne à l’héritage auquel il s’attaque, le cinéaste prend toujours un plaisir communicatif à subvertir les attentes des spectateurs. Sa transgression est tout d’abord esthétique. La simple mention du film noir évoque immédiatement une atmosphère nocturne, des jeux d’ombres et d’obscurité. À l’inverse, Manorama Six Feet Under se déroule presque exclusivement en plein jour, sous la lumière aveuglante du désert.

L’autre subversion se trouve dans le ton employé. Le film est ponctué d’un humour noir décapant qui lui permet de constamment prendre du recul sur les poncifs qu’il utilise, sans jamais perdre en sincérité. La figure classique du détective torturé mais héroïque cède sa place à un monsieur-tout-le-monde sans charisme. Plutôt que de tenter l’impossible en voulant égaler le charisme de Jack Nicholson, le cinéaste dirige son jeune acteur Abhay Deol dans une direction radicalement opposée qui fonctionne à merveille.

 

Manorama Six Feet Under : photoQuand tu apprends que tu dois remplacer Jack Nicholson 

 

A STAR IS BORN

Avec le recul, Manorama Six Feet Under est d’autant plus passionnant qu’il annonçait déjà tout ce qui ferait de Navdeep Singh un cinéaste si singulier. Dès les premières minutes, le réalisateur fait une véritable démonstration de mise en scène intelligente et économe. Sans le moindre excès de style, il nous initie à un cinéma sobre et vénéneux. Les longs plans contemplatifs et les décors arides ponctueront d’ailleurs l’ensemble de sa filmographie.

Le cinéaste illustre également sa capacité hors du commun à toujours occuper l’espace. Dès la séquence d’ouverture, il est évident que chaque détail compte. Le cinéma de Navdeep Singh fourmille de vie. Les protagonistes y sont constamment en mouvement et l’arrière-plan dévoile subtilement d’innombrables pistes de réflexion.

 

Manorama Six Feet Under : photoUn Cluedo pas comme les autres

 

Autre point crucial pour appréhender la filmographie du cinéaste, son amour du film de genre mêlé à l’envie d’apporter un regard critique sur l’Inde contemporaine. On pourrait largement apprécier Manorama Six Feet Under en tant que simple enquête captivante. Le film est cependant bien plus puissant lorsqu’on perçoit son propos social radical. Les violences sexuelles, la folie destructrice du patriarcat ou encore la corruption qui gangrène l’échelle sociale, Navdeep Singh s’attaque à de très nombreuses thématiques délicates.

En plus de cet engagement constant, le cinéaste va également se forger une œuvre d’ensemble qui revisite constamment des histoires universelles. Avec NH10, il livre un film d’horreur féministe brutal qui reprend les bases du film Eden Lake pour en proposer une vision indienne bien plus glaçante encore. Et son récent Laal Kaptaan va même convoquer les grands mythes du western classique pour créer un film expérimental et mystique. Le cinéaste ne cesse de se confronter à des défis impossibles, ce qui rend sa filmographie imprévisible et unique.

 

NH10 : photoUne leçon de féminisme par Navdeep Singh

 

NOUVELLE VAGUE

Malgré un accueil critique globalement élogieux, Manorama Six Feet Under a été un échec cuisant au box-office indien en septembre 2007. Comme c'est souvent le cas pour les œuvres avant-gardistes, le public n’était probablement pas prêt pour une telle expérience. Au fil des années et grâce à un bouche-à-oreille dithyrambique, le premier long-métrage de Navdeep Singh est désormais un film culte immanquable à Bollywood.

Et pour cause, on peut y trouver tout ce qui allait caractériser la nouvelle vague indépendante des années 2010. Le long-métrage annonçait l’émergence d’un cinéma hindi moderne, qui ne s’embarrasserait pas de fioritures. Oubliez les danses et les romances larmoyantes, le nouveau film de genre bollywoodien était né et ne se pliera plus aux codes d’une industrie en perpétuelle évolution.

 

Manorama Six Feet Under : photoPas de budget mais beaucoup de talent

 

Véritable précurseur du film néo-noir bollywoodien, Manorama Six Feet Under apparaît comme une inspiration pour bon nombre des grands polars indiens modernes. Le genre allait d’ailleurs exploser à Bollywood quelques années plus tard. Parmi les plus grands héritiers du film de Navdeep Singh, impossible de ne pas citer l’immense Kahaani de Sujoy Ghosh qui mêlerait l’héritage de Satyajit Ray à une atmosphère anxiogène purement hitchcockienne.

Et s’il a apporté une impulsion cruciale pour bon nombre de réalisateurs, Navdeep Singh a également contribué à révéler un visage immanquable pour cette nouvelle vague indienne : Abhay Deol. S’il avait déjà tourné dans quelques productions prometteuses, le jeune acteur trouve ici le premier grand rôle de sa carrière. Il incarne le nouveau protagoniste indien. Un anti-héros complexe et faillible. Et même s’il s’est perdu en cours de route, il incarnera pendant plusieurs années l’emblème d’un cinéma indépendant radical, jeune et anticonformiste.

 

Manorama Six Feet Under : photoDur dur d'être un privé

 

Environ quinze ans plus tard, il est impossible de savoir si Navdeep Singh avait conscience de la révolution artistique qu’il mettait en place avec Manorama Six Feet Under. Toujours est-il que le film reste une claque inattendue. Une œuvre de jeunesse folle et insolente qui dépoussière Chinatown et le film noir pour le plier à une vision d’auteur sans concession. Toutes les qualités condensées dans ce long-métrage se retrouvent dans la filmographie d’un cinéaste hélas trop rare.

Pour rappel, vous pouvez découvrir Manorama Six Feet Under dès maintenant sur Little Bollywood. Grâce à son catalogue très varié, cette plateforme de VOD vous réserve de très nombreuses surprises. Impossible de passer à côté si vous aimez découvrir de nouveaux horizons cinéphiles. Retrouvez toutes les offres d'abonnement en cliquant directement sur le lien.

 
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commentaires
Chainsawboy
09/05/2023 à 11:16

Ha oui ça donne vraiment envie merci.
J'ai découvert Sholay grâce à vous, petite claque, il y a d'autres desi western du même calibre pour vous ou qui valent le coup ? Et plus généralement en grand spectacle indien pas récent vous conseillez quoi ?

Loozap
06/05/2023 à 00:55

C'est vraiment très impressionnant