Spider-Man, Black Panther, Black Adam... les (faux) spoilers, nouvelle arme marketing des studios ?

Mathieu Jaborska | 11 novembre 2022 - MAJ : 11/11/2022 15:57
Mathieu Jaborska | 11 novembre 2022 - MAJ : 11/11/2022 15:57

Spider-Man : No Way Home, Black Adam, Black Panther 2 : Wakanda Forever... Tout raconter d'un film avant même qu'il ne sorte : c'est semble-t-il la nouvelle stratégie des studios hollywoodiens.

Le 9 novembre 2022 est sorti le très attendu Black Panther 2, suite de l'un des plus gros succès de la toute-puissante écurie Marvel. La production n'a pas été facile, puisque Chadwick Boseman est malheureusement décédé en pleine préproduction. Il a donc fallu tout reprendre à zéro, ou presque. Pourtant, à l'heure où fut écrit cet article, donc avant même la sortie du film, les spectateurs les plus impliqués ont déjà plus ou moins anticipé plusieurs retournements narratifs du long-métrage. Et ce grâce aux comics, certes, mais aussi grâce à la promotion, particulièrement agressive.

Les théories qui pullulent sur le web quelques mois avant chaque grosse sortie sont devenues de plus en plus précises... et le marketing aussi. Mais le cas très particulier de Black Panther fait pâle figure à côté de certains blockbusters récents, qui n'ont pas hésité à révéler leurs secrets les plus croustillants quelques jours à peine après leur sortie, voire carrément avant. Certes, Hollywood n'a pas attendu les super-héros pour tuer le mystère, mais l'utilisation du spoiler par les grands studios semble avoir atteint des extrêmes inédits

Attention, tout ce qui suit n'est qu'interprétation, hypothèse et spéculation. Nous ne sommes pas dans le secret du marketing des majors... et ce n'est pas faute d'avoir essayé.

 

 

Le jeu du spoiler

Hollywood et les spoilers, c'est une longue histoire d'amour. Quiconque a déjà vu une vieille bande-annonce américaine sait qu'elles ne préservaient pas forcément les intrigues. Certaines d'entre elles se contentaient d'alterner extraits de dialogue et plans parmi les plus spectaculaires. Quant à celles des séries B d'exploitation destinées à appâter le chaland, elles ne sont ni plus ni moins que des compilations de toutes les scènes clé du film. Les spectateurs de la nuit Nanarland en savent quelque chose.

Dans les années 1960 néanmoins, certains commerciaux et certains artistes ont saisi à quel point la tension entre ce que la promotion montre et ce qu'elle ne montre pas revêt un aspect presque ludique. Comment ne pas citer la bande-annonce de Psychose, où Hitchcock déambule dans les décors, dévoilant certaines des scènes les plus marquantes... sans même les montrer ?

Déjà était passé un pacte avec le spectateur : on raconte ce qu'il se passe, mais ce sera à lui de se déplacer pour constater la violence et la tension des scènes en question. C'est un équilibre précaire, dont les monteurs desdites bandes-annonces sont bien conscients.

 

 

mentir mais pas trop

En 2016, le vétéran du trailer Doug Brandt expliquait à ProVideo Coalition :

"Le but premier du marketing, c'est de mettre des fesses dans des sièges. Et le défi pour nous, souvent, c'est de ne pas se contenter du plus petit dénominateur commun, de ne pas seulement faire appel à ça, mais aussi de rester fidèle à l'intention du film. Ces dernières années, il y a eu beaucoup de réactions, disons depuis 8 ans, de gens qui s'insurgeaient que les bandes-annonces devenaient trompeuses.

De nos jours, il y a un désir de respecter le film, mais de tout de même vendre ses meilleures parties. On ne fléchit pas beaucoup. Je pense qu'on fait du positionnement, on essaie de se concentrer sur les meilleures parties, mais on n'essaie pas de mentir purement et simplement sur ce qu'il est."

 

Batman v Superman : L'Aube de la justice : PhotoBatman v Superman v Doomsday, donc

 

Un équilibre précaire : il faut laisser penser au public qu'il va assister à ce qu'il veut voir, sans pour autant le lui montrer ; paradoxe que Hitchcock, en fin analyste de la psychologie de ses spectateurs, a restitué littéralement. Hollywood, bien moins subtil, est toutefois souvent allé trop loin. Certains exemples sont devenus célèbres, comme le trailer de Rocky IV, qui montre l'enterrement d'Apollo après 50 secondes. Plus récemment, une bande-annonce, puis une affiche révélaient sciemment l'un des twists de Terminator : Genisys, tandis que le grand méchant final de Batman V Superman passait une tête dans un extrait.

Des cas d'abus de la part des majors, qui espèrent bien tromper leurs clients en leur en révélant plus que prévu. C'est un tour de manche, de passe-passe, un petit arrangement, discipline dont elles sont passées maîtres. Mais studios et public ont rarement vraiment été de connivence... jusqu'à aujourd'hui ?

 

Terminator : Genisys : photo,  Jason ClarkeAh, d'accord

 

Fuites maitrisées

Il serait facile de faire remonter une hypothétique nouvelle stratégie à Spider-Man : No Way Home, mais le ver était dans le fruit bien avant. L'implication croissante des communautés internet a bien évidemment entrainé un changement de paradigme. Bien conscients que ces "fans" viennent en salles non plus pour être surpris, mais pour vérifier –  ou pas –  leurs théories, les gros groupes ont tenté de satisfaire leurs attentes.

Quelques mois avant No Way Home, Warner et Legendary révélaient au détour d'un plan et sans vraiment l'assumer la présence de Mécha-Godzilla dans le dernier acte de Godzilla vs. Kong, prévue de longue date par les aficionados du gros lézard. Et qui se souvient encore de la promotion de Morbius, qui misait beaucoup sur l'apparition du Vautour de Michael Keaton, avec la finalité qu'on connait ?

 

Godzilla vs. Kong : photoI, Robot

 

C'est bien chez Disney et Sony qu'un modèle inédit pourrait avoir été échafaudé, et ce grâce à la figure de Spider-Man, sans conteste la plus identifiée de leur catalogue. Sa première apparition dans le costume du MCU n'est pas dans Captain America : Civil War, mais dans sa bande-annonce, laquelle a mis logiquement le feu à internet. Ils étaient peu à se plaindre que ce fameux plan gâche l'instant clé du climax.

Le contrat passé entre le studio et le public serait-il en train d'évoluer ? Restait encore à passer à l'étape supérieure : donner au second un semblant d'ascendant.

 

Photo Tom Holland, Spider-ManLe plan le plus commenté de l'histoire du web

 

Encore une fois, Disney n'est ni le premier ni le seul à être accusé d'organiser une promotion "souterraine", adaptée aux nouveaux comportements proactifs des spectateurs. Le mythe des fuites volontaires ne date pas d'hier et hante l'industrie du jeu vidéo, ou certains "leaks" ont permis à des développeurs de se mettre dans la poche des communautés de joueur. Mais Mickey aurait poussé le bouchon plus loin encore.

Il y a d'abord le comportement du golden boy du media-training, Tom Holland. Spécialiste des tapis rouges et des interviews complices, il s'est minutieusement constitué une réputation de serial spoiler. Qu'elles soient volontaires ou non, ses "bourdes" lui attirent aussi bien la sympathie générale qu'ils permettent à Disney de révéler à mi-mot le destin (et souvent la survie) de Peter Parker, sans pour autant communiquer officiellement.

Les sites d'infodivertissement (tel que celui que vous êtes en train de lire), les forums et les groupes de fans se chargent du reste. Comme le rappelle Yves-Paul Robert dans Le Despote-Consommateur : à l'ère de la surconnexion, la communication officieuse reste de la communication, qu'il s'agisse de politique ou de culture.

 

Spider-Man : No Way Home : photo, Tom HollandThe king of promo

 

spoiler-man

Enfin est venue la concrétisation : Spider-Man : No Way Home. Sur le papier, la promotion du mégablockbuster ne révélait pas son twist, à savoir –  attention aux spoilers si vous êtes parmi les 5 personnes à ne pas l'avoir vu – la présence des deux Spider-Men précédents. Mais le studio a tout fait pour le sous-entendre, puis par laisser croire au grand public qu'il avait grillé son grand secret... alors qu'il lui a été révélé d'emblée. En suggérant très vite l'implication du multivers (via les méchants), Marvel et leurs communicants ont semé une graine qui a germé à travers différentes maladresses.

Si on accorde le bénéfice du doute aux mensonges mal assurés d'Andrew Garfield (après tout, l'exercice promotionnel n'est aisé pour personne), la fameuse bande-annonce brésilienne retouchée a de quoi laisser perplexe. Difficile de croire qu'une vidéo de quelques minutes, acmé d'une machine promotionnelle gargantuesque, ait laissé passer un coup de poing fantôme, vestige de l'effacement numérique des 2 autres hommes-araignées.

L'erreur potentiellement programmée a confirmé toutes les théories et a définitivement acquis les fans à la cause. Le marketing est parvenu à spoiler allégrement... sans s'en rendre coupable. Et en nous persuadant d'avoir compris à ses dépens. Erreur ou coup de maitre promotionel ? On ne le saura probablement jamais, mais il n'est pas inintéressant de s'interroger.

 

 

Bien évidemment, personne chez Marvel Studios n'a confirmé une telle volonté stratégique. Nous aurions bien aimé échanger avec les responsables de la communication chez Warner et chez Disney. Les réponses du service presse ont été plus ou moins polies et explicites, mais aucune possibilité (ou volonté) de mise en contact.

On se contentera donc de rappeler que l'actrice Iman Vellani (Miss Marvel) a confié lors d'un Q&A Reddit que l'une des plus grosses fuites récentes provenait du studio lui-même, et ce afin de créer une fausse piste. Mais s'il est capable de passer outre les canaux officiels pour empêcher les spoilers, il peut tout aussi bien les propager de cette manière.

 

Miss Marvel : photo, Iman VellaniUne info sur le B.A.R.F de Engame... divulguée par Marvel lui-même pour tenir en erreur les fans

 

DC Spoilers

Le résultat est sans appel : le public, en connaissance du principal ressort narratif du film, est venu en masse précisément pour assister à l'évènement par lui-même, et acclamer, comme il l'avait prévu depuis des semaines, l'apparition des vieux briscards de la licence. No Way Home fut un succès quasi sans prédécèdent, avec 1,9 milliard de dollars de recette à l'international. Sans surprise, il a fait des émules chez la concurrence et forcément chez DC.

Black Adam est venu non seulement souligner, mais carrément parodier cette approche. "Nos meilleurs alliés dans cette période sont les talents avec lesquels on collabore et notre capacité à mobiliser ces talents, comédiens, réalisateurs, chefs opérateurs, scénaristes, pour créer des contenus différenciants" expliquait en 2021 Julien Noble, vice-président du marketing de Warner Bros Entertainment à Challenge.

Traduisez : ils ont leurs propres Tom Holland, des comédiens superstars dont les réseaux sociaux sont des terrains de chasse très prisés. Et pour cause : ils sont un autre refuge de la parole prétendument non officielle.

 

 

Dwayne Johnson, qui facture ses posts à des prix hallucinants, en a fait un meme avec la phrase "La hiérarchie de l'univers DC est sur le point de changer", sous-entendant la présence de Superman des mois avant le film. La promotion n'a cessé de répéter ce mantra inlassablement à travers interviews et posts divers et variés. Puis la setlist de la bande originale est venue enfoncer le clou, en citant directement l'homme d'acier, musicalement et à l'écrit.

Tout ça pour –  attention spoilers donc – une pauvre scène post-générique en champ contre champ. Ils étaient peu à rentrer dans la salle sans être au courant. Et d'ailleurs le studio lui-même a vite mis un terme à la mascarade en révélant le pot au rose dans des publications promotionnelles impressionnantes de malaise... la veille de la sortie américaine. Ça aurait été se tirer une balle dans le pied, si le public n'était pas rompu à l'exercice.

 

 

Le marketing du futur ?

L'organisation en communautés des passionnés, de plus en plus nombreux, a-t-elle autorisé les majors à spoiler impunément, directement ou indirectement ? Faute de recul, difficile de l'affirmer haut et fort. Toujours est-il que la promotion des blockbusters joue désormais autant sur le money-shot que sur le secret de polichinelle, et qu'elle cherche à s'attirer la sympathie d'une tout autre tranche de spectateur, autrefois jugée minoritaire.

D'ailleurs, les habitués des avant-premières dopés aux goodies l'emportent de plus en plus sur la presse. Choyés par les studios, les fans s'en accommodent volontiers. Et quoi de plus logique, puisque leurs réactions à chaud seront souvent plus lues que les papiers institutionnels ?

Conséquence absurde : les embargos (un engagement signé qui oblige un média comme Ecran Large à ne rien publier avant une certaine date et heure) sont parfois levés après la fin de projections publiques. C'est par exemple arrivé sur Jurassic World 3. En termes d'organisation, les rédactions se grattent la tête, d'autant que les grosses productions hollywoodiennes sont parfois devenues essentielles à leurs finances. Elles aussi, pour survivre, doivent jouer au petit jeu des spéculations, et par conséquent relayer les kilos de spoilers plus ou moins révélés par le marketing.

 

Black Panther : Wakanda Forever : photo, Duke of Windsor, Winston DukeEt sinon, le reste du film ?

 

Certains y voient une réappropriation de la culture populaire par son public. D'autres le triomphe du mécanisme promesse / récompense, seul paramètre, qu'importe notre appréciation desdits films, que l'industrie maitrise complètement. Et ça marche : à la levée de l'embargo du dernier Black Panther, le HuffPost n'a pas posté une critique ou un billet... Mais bien un résumé hyper-précis des évènements du film. Car à quoi bon structurer un propos quand la seule question qui subsiste est : "Le contrat souscrit est-il rempli ?"

Tout savoir sur Black Panther : Wakanda Forever

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commentaires
Yoyo
14/11/2022 à 13:35

Spoiler : Vous faites la même chose dans vos titres d'articles pour gratter du clic.

Prisonnier
12/11/2022 à 20:42

Et que dire des bandes annonces qui spoilent des éléments et qui ne sont même pas dans le film (coucou morbius)

trashyboy2
12/11/2022 à 10:34

Intéressant même si, comme vous le dites, le public n'est pas dupe et rompu à l'exercice, pour ne pas dire complice.

motordu
11/11/2022 à 13:29

Merci pour ces dossiers de grande qualité qui permettent aussi d'avoir un nouveau regard sur votre travail.