Point Break, Démineurs... pourquoi Kathryn Bigelow est la patronne d'Hollywood

La Rédaction | 8 octobre 2022
La Rédaction | 8 octobre 2022

Aux frontières de l'aube, Point Break, K-19 : Le Piège des profondeurs, Démineurs.... Écran Large revient sur la carrière passionnante de Kathryn Bigelow

Il y a mille raisons de s'intéresser au cinéma de Kathryn Bigelow. D'abord parce que c'est la première réalisatrice à avoir reçu l'Oscar de la meilleure réalisation pour Démineurs, mais aussi parce que ses films sont pour la plupart beaux, puissants ou dérangeants, voire les trois en même temps.

De son premier film de bikers qui sent le cuir et le sexe au drame historique sur les émeutes de Detroit, la cinéaste a ausculté les États-Unis à travers différents genres, toujours avec la même singularité, la même richesse et les mêmes sensibilités, ajoutant au passage sa pierre à l'édifice de la culture populaire avec le cultissime Point Beak. Si elle n'a pas toujours connu le succès (notamment économique), c'est elle qui a révélé Willem Dafoe, avant de tourner avec des figures incontournables du milieu (Jamie Lee Curtis, Keanu Reeves, Patrick Swayze, Ralph Fiennes, Sean Penn, Liam Neeson, Harrison Ford).

Bref, pas besoin de plus de justification pour faire un retour complet et chronologique sur les 10 longs-métrages réalisés (ou co-réalisé, dans le cadre du premier) par l'indétrônable patronne d'Hollywood. 

 

Zero Dark Thirty : photo, Kathryn BigelowIl était temps qu'on revienne sur l'ensemble de sa filmographie

THE LOVELESS

Sortie : 1981 - Durée : 1h25

 

The Loveless : photo, Willem DafoeBike Boy

 

Ils n'ont peur de personne en Harley Davidson... En 1959, une bande de motards erre sans but, mais très vite sur les routes des États-Unis. Une banale escale dans une petite bourgade, un flirt et une population hostile les précipitent dans une spirale de violence.

Rarement évoqué, fréquemment invisibilisé par Aux Frontières de l'Aube, deuxième film, mais première expérience solo derrière la caméra pour Bigelow, The Loveless est pourtant une passionnante expérience. En effet, la cinéaste est alliée, ici, à Monty Montgomery, qui préférera la production à la réalisation, devenant un collaborateur précieux de David Lynch. Et le film que voici témoigne de son influence sur le réalisateur de Mullholland Drive (qui lui confiera dans ce chef-d'oeuvre un rôle d'inquiétant cowboy). L'étrangeté y est permanente, et le sens du décalage, le goût du bizarre, perpétuellement sur le point de prendre le dessus.

 

The Loveless : photoAméricains sous tension

Ces ingrédients n'étouffent pas pour autant la personnalité de la réalisatrice, dont on note l'immense culture picturale et filmique (elle sort alors d'une formation de peintre et d'historienne de l'art). D'une scène à l'autre, la caméra navigue dans l'Amérique de la fin des années 50 à la manière d'un conservateur de musée gourmand de partager ses collections, cauchemars et fantasmes.

Alors que l'inquiétude déborde tous les protagonistes, qui attendent la première occasion pour laisser s'exprimer leurs appétits violents, les tableaux se succèdent, évoquant L'équipée sauvage, mais aussi la peinture de Harold Pinter, le souvenir d'Electra glide in blue, ou les pages les plus délirantes du Hell's Angels de Hunter S. Thompson.

 

The Loveless : photo, Willem DafoeWillem Glide in Blue

 

Et sous le vernis d'une Amérique de carton-pâte pointe une sexualité affamée, des corps enragés. Pour la première fois et comme elle le fera tantôt avec force, parfois avec génie, la réalisatrice épouse le programme du cinéma masculin, les codes de la virilité, pour les redistribuer. Le résultat est certes un brin formaliste, on sent que le duo d'artistes derrière la caméra est mû par le désir légitime et irréfragable d'en imposer au spectateur, via une débauche de style qui se fait parfois au détriment du rythme.

À cet écueil près, The Loveless demeure également la première démonstration de force de sa co-autrice en matière de direction d'acteurs. La performance de Willem Dafoe y est remarquable, tant il réussit à ne jamais être écartelé entre l'hommage à Marlon Brando et la subversion de certains stéréotypes mâles liés au cinéma de bikers. Pétaradant comme un moteur à explosion, le premier long-métrage co-dirigé par Kathryn Bigelow, à défaut d'être exclusivement le sien, annonce indiscutablement la naissance d'une grande créatrice de forme.

 

Aux frontières de l'aube

Sortie : 1988 - Durée : 1h34

 

Bill Paxton : Photo Aux frontières de l'aube, Jenette Goldstein, Lance HenriksenBande à part

 

Une nuit, un mec un peu paumé tombe sur une fille un peu paumée dans une petite ville paumée. Il tombe immédiatement sous son charme, mais découvre qu'elle est une vampire, faisant partie d'un petit groupe de hors-la-loi aux dents longues.

Deuxième film (et premier en solo), et premier immense coup d'éclat pour Kathryn Bigelow. En quelques instants et images, Aux frontières de l'aube frappe par sa puissance, avec l'évidence d'un grand cinéma. La musique de Tangerine Dream, l'inquiétude du soleil qui s'enfuit à l'horizon, le mélange de l'Amérique des cowboys et du goudron, la simplicité d'une étincelle romantique, le charisme dévastateur d'Adrian Pasdar et Jenny Wright : la réalisatrice et co-scénariste (avec Eric Red) est en pleine maîtrise de ses moyens.

 

Aux frontières de l'aube : photo, Jenny Wright, Adrian PasdarLes   ̶c̶o̶m̶é̶d̶i̶e̶s̶ ̶ romantiques qu'on veut

 

Se jouant des rôles assignés pour mieux renverser la vapeur entre le faux mâle alpha Caleb et la fausse ingénue Mae, elle entame d'une manière unique ce récit apocalyptique (un motif omniprésent dans sa carrière), qui prend la forme d'une course contre le jour et la mort. Les vampires ont été essorés comme de vieux bavoirs, mais personne n'a nourri cet imaginaire d'une telle brutalité moderne, dans un si beau mélange de rage et de tendresse.

Ces vampires sont des cowboys régnant sur un monde qui semble abandonné et perdu, et Kathryn Bigelow joue avec les codes du western, du film d'horreur et de la romance pour créer un voyage extraordinaire. Ce monde est unique, fascinant et terrifiant, et plus jamais personne n'a essayé, osé ou réussi à reproduire une telle beauté crépusculaire.

 

Aux frontières de l'aube : photo, Adrian PasdarAdrian Pasdar

 

L'allure cuir-cool de Lance Henriksen, Bill Paxton et Jenette Goldstein, la photo totalement hallucinée d'Adam Greenberg (Terminator 2), les sonorités cauchemardesques de Tangerine Dream, les éclats de violence d'un Romeo et Juliette vampirique... S'il fallait dresser une liste des films représentant le meilleur des années 80, dans toute leur démesure et grandiloquence, Aux frontières de l'aube y tiendrait forcément une place.

Maniant le sang et les flammes avec un talent hors pair, Kathryn Bigelow y démontrait un sens affolant de la mise en scène, qui a permis au film de traverser les âges sans se ternir. Au contraire : grâce à son allure intemporelle, il échappe totalement aux codes, et reste au sommet de sa propre montagne, des décennies (et pelletées de films de vampires) après. Les 15 dernières minutes restent un plaisir absolu, passant d'un affrontement acharné avec un camion et un Bill Paxton complètement dingo, à un duel de mots en pleine rue, avant de se terminer dans un bain de cendres et d'explosions sur le bitume. C'est beau, c'est triste, c'est fou, et c'est tout ce qu'on peut attendre du cinéma au fond.

Notre retour complet sur le vampirique sur Aux frontières de l'aube

BLUE STEEL

Sortie : 1989 - Durée : 1h40

 

Blue steel : Ron SilverMaking a murderer

 

Megan Turner est une jeune policière qui abat un homme armé dans une supérette en plein braquage. Cet événement qui s'est déroulé sous les yeux du trader new-yorkais Eugene Hunt va le faire plonger dans une folie meurtrière et faire naître en lui une obsession pour Megan qu'il commence à fréquenter.

Après le subjuguant Aux frontières de l'aube, il manquait à Kathryn Bigelow un premier vrai succès public pour se faire un nom à Hollywood. Mais ça n'a pas été Blue Steel, son troisième long-métrage, alors qu'il était pourtant calibré pour avec Jamie Lee Curtis en tête d'affiche (déjà populaire pour La nuit des masques, Fog et Un poisson nommé Wanda), mais aussi Oliver Stone (producteur pour l'occasion) et une intrigue de série B policière plus accessible que ses précédents travaux.

 

Blue steel : Jamie Lee CurtisJamie Lee Curtis, formidable comme toujours

 

À vrai dire, si Aux frontières de l'aube était une pépite d'une puissance visuelle et narrative indéniable, Blue Steel n’a tout simplement pas la même aura, le film souffrant de défauts manifestes, à commencer par son rythme inégal. Cette nouvelle collaboration avec le scénariste Eric Red, qui a livré une version bitumée de son Hitcher, a cependant permis à la cinéaste de s'emparer d'un autre genre, le polar urbain, pour en détourner les codes et y coller les motifs déjà forts de son cinéma. 

Le jeu pervers du chat et de la souris entre la policière et le tueur permet à la cinéaste – non sans quelques touches d'érotisme dans la mise en scène – d'installer différentes dynamiques de pouvoir et un jeu de domination éprouvant pour mieux en saisir la violence, physique, sexuelle et psychologique, préfigurant ainsi l'implacable Strange Days.

 

Blue steel : photoMoment Top Gun

 

En plus d'une réalisation évocatrice et saisissante (le face-à-face glaçant avec Ron Silver ou son dernier échange de regard avec sa proie devenue chasseuse), le film se double d'une lecture biographique plutôt évidente. Comme Megan Turner, Kathryn Bigelow évolue dans un monde dominé par les hommes. Dans une logique masculiniste bien en vigueur à la fin des années 80, la place d'une femme (belle qui plus est) est plus devant la caméra que derrière, ce qui trouve un écho dans le film lorsqu'un des rencards de Megan lui affirme qu'elle est trop belle pour être policière. 

Blue Steel s'amuse par la même occasion à confondre les genres. Avec un cadrage serré et un découpage lacéré, le soutien-gorge blanc à dentelles de Megan (symbole féminin par excellence) est immédiatement recouvert par un uniforme d'ordinaire masculin. La paire de gants, les chaussures plates, la coupe courte et le couvre-chef complètent cette panoplie de la figure androgyne qu'on retrouvera au long de sa carrière. Dommage donc que le film soit sorti dans une quasi-indifférence et s'ajoute à la liste des échecs commerciaux de la cinéaste. 

 

POINT BREAK

Sortie : 1991 - Durée : 2h02

 

Point Break - Extrême limite : photoÇa farte ?

 

Johnny Utah est un agent du FBI volontaire et beau gosse. Pour retrouver les responsables de vingt-six braquages de banque, il infiltre le milieu des surfeurs de Los Angeles, où il rencontre Bodhi, un sportif et leader volontaire et beau gosse.

Aujourd’hui, il semble impossible de ne pas constater l’impact de Point Break - Extrême limite sur la culture populaire. Au-delà d’avoir repensé le récit d’infiltration, Kathryn Bigelow a imposé un modèle d’écriture et de spectacle, où les dilemmes moraux de ses personnages casse-cou s’expriment par leur amour des sports extrêmes. Bien entendu, la saga Fast & Furious est depuis passée par là, en assumant plus ou moins que son premier volet est une resucée des aventures de Keanu Reeves et de Patrick Swayze, mais avec de grosses cylindrées.

 

Point Break - Extrême limite : photo, Keanu ReevesJohn Weak

 

Mais là où Bigelow a vraiment changé les choses, c’est dans son approche d’une mise en scène dont l’énergie et la modernité trouvent un équilibre impressionnant entre chaos organisé et lisibilité de l’espace. Comme pour mieux s’introduire dans la tête de son héros, la cinéaste dilate en permanence la notion même de temps.

Dans Point Break, tout est affaire d’intériorité, de ressenti de sensations fortes qui ne se trouvent pas que dans le surf ou le saut en parachute. Ce n’est sans doute pas un hasard si les spectateurs ont à ce point retenu la confrontation entre Utah et Bodhi, lorsque le premier tient en joue le second avec son arme. Les gros plans sur leur regard suspendent le temps, reflet d’une hésitation cornélienne résolue par une caméra épaule qui suit le pistolet de Johnny tirer dans les airs.

 

Point Break - Extrême limite : photoL'homme du président
 

Point Break est un film dont l’énergie juvénile est finalement une ode au lâcher-prise, et dont l’approche de l’infiltration permet de mettre en lumière une autre Amérique, qui se met en marge du système tout en jouant avec ses codes. Au milieu de tout cela, Bigelow s’amuse avec les multiples niveaux de lecture de son récit sous adrénaline, de sa dimension homoérotique à son propos libertaire. Un bijou insidieux et bien plus provoc’ qu’il n’y paraît, à l’image de son personnage petit à petit attendri par les voyous.

 

STRANGE DAYS

Sortie : 1995 - Durée : 2h25

 

Strange Days : Photo Ralph FiennesWreck-it Ralph

 

Les jours étranges se déroulent à Los Angeles, fin 1999. Au sein d'une ville corrompue et ultra-violente, l'ancien flic Lenny Nero trafique des disquettes du SQUID, permettant de se glisser dans la peau d'autrui pour quelques minutes, afin de se shooter aux souvenirs de son ex. À cause de l'enregistrement d'un meurtre, il doit sortir de la passivité.

Strange Days est à la fois l'un des seuls vrais bides de James Cameron et l'un des films les plus importants de la brillante carrière de Kathryn Bigelow. C'est en effet le réalisateur d'Abyss, ancien mari de la cinéaste, qui a lancé l'idée, appuyant particulièrement l'aspect romantique de cette histoire. Il ne tenait qu'à Bigelow de la gonfler, encore auréolée de la gloire de son Point Break. Mais malgré la nature de son précédent succès et le grand spectacle auquel sont habitués les inconditionnels de Cameron, elle choisit un traitement plus sombre, plus âpre, plus politique, qui ne plut alors pas au public, pour rester dans l'euphémisme.

 

Strange Days : Photo Ralph Fiennes, Angela BassettToujours de nuit, évidemment

 

Son crash spectaculaire au box-office en appela d'autres, si bien qu'on s'en est souvenu comme du point de départ de son passage à vide, qui s'est terminé avec Démineurs. Il est pourtant bien plus que ça. Si la romance censée faire office de fil rouge n'est pas la plus passionnante, le monde décrit en arrière-plan déborde de plus en plus au premier, alors que se profile la date fatidique, échéance de la fin du monde plutôt que symbole d'un renouveau : l'an 2000. Un climat chargé de désillusions, probablement à cause de l'affaire Rodney King et de ses conséquences, qui ont marqué la réalisatrice.

Quand nombre de dystopies américaines de cette époque et de la nôtre misent tout sur leur narration au détriment du style, Bigelow introduit son univers au bord de l'implosion grâce à de longs travellings en voiture, parcourant les rues de la ville devenue folle jusqu'à en saisir les effluves mortifères. Et au volant, il y a bien sûr Ralph Fiennes dans son meilleur rôle, pauvre ère naviguant à vue dans ce cauchemar de fumées d'égouts et d'éclats de violence, auquel il va devoir finalement prendre part plutôt que les regarder de son casque VR avant l'heure.

 

Strange Days : Photo Ralph FiennesStrange nights

 

Ultime preuve que malgré son bide, il a laissé une empreinte indélébile sur la science-fiction : ce dispositif technologique permettant d'adopter le point de vue d'autrui, merveilleux instrument de remise en question de la passivité et la capacité d'empathie de l'image, s'est ensuite retrouvé décliné ici et là dans diverses oeuvres, jusqu'à très récemment, Cyberpunk 2077 et son extension télévisuelle Edgerunners lui empruntant directement le concept.

Notre mal-aimé sur le visionnaire Strange Days

 

LE POIDS DE L'EAU

Sortie : 2000 - Durée : 1h55

 

Le Poids de l'eau : Photo Sean Penn, Elizabeth HurleyAmour, balourd et jalousie

 

1873, deux jeunes immigrées norvégiennes sont assassinées à coups de hache au large des côtes du New Hampshire. Plus de cent ans plus tard, une photographe, Jean Janes, décide d'enquêter sur ce double meurtre, au bord d'un voilier, accompagné de son mari, de son frère et de sa belle-soeur. Mais très vite, ses recherches vont se mêler à ses propres démons, désirs et méfiances.

Strange Days n'ayant pas eu le succès escompté, Kathryn Bigelow tâtonne quelque temps avant de se lancer dans un nouveau projet. Et alors que son film sur Jeanne d'arc s'effondre à cause d'un certain Luc Besson (auquel elle intentera un procès), elle trouve une nouvelle idée de long-métrage à travers le roman Le Poids de l'eau d'Anita Shreve, publié en 1997. Un récit loin de ses tropes habituels, donc l'action pour ceux qui n'auraient toujours pas compris, mais qui touche particulièrement la cinéaste, elle qui a des origines norvégiennes.

 

Le Poids de l'eau : Photo Sarah PolleyUn arc qui avait du potentiel

 

Ce cinquième film solo est donc l'occasion pour elle de se tenter à une histoire plus intimiste et surtout à un autre genre : le drame historico-romantico-enigmatico-policier. Un programme pour le moins chargé et très lourd à porter sur des épaules, à l'image du titre du film. Trop lourd pour Kathryn Bigelow malheureusement, incapable de réussir à élever son récit pour en tirer un grand thriller captivant. En juxtaposant deux époques différentes au coeur d'un montage féru d'aller-retour temporels, Le Poids de l'eau n'était pas totalement dénué d'intérêt.

D'ailleurs, l'idée même que deux histoires séparées d'une centaine d'années se rejoignent par la force des destins était plutôt prometteuse. Sauf que cette double narration ne fonctionne jamais vraiment et forme plus un double récit qu'un récit de double. En résulte une histoire complètement bancale où les parcours des personnages et notamment des deux protagonistes principales (Catherine McCormack dans le présent, Sarah Polley dans le passé) ne fusionnent jamais totalement.

 

Le Poids de l'eau : Photo Catherine McCormackQuand tu hésites à prendre une photo et que tu finis par prendre l'eau

 

Trop grave pour son propre bien, jalonné de dialogues gênants (le fameux "c'est pas toi, c'est moi") et infoutu d'assembler de manière cohérente ses deux histoires parallèles, Le Poids de l'eau croule alors sous le poids de... la balourdise. Comme rien ne fait corps entre les deux histoires pendant près de 1h40, l'ennui fait surface, voire nous entraîne dans ses abysses. Et si le climax fait plutôt le job, le montage unissant enfin pleinement les deux timelines dans une séquence alternée violente et dangereuse, cela ne suffit évidemment pas à sauver l'ensemble.

Sans surprise, le film a été un échec tout autant critique que public à sa sortie. Il est d'ailleurs toujours considéré comme le pire film de Kathryn Bigelow (à juste titre) et signe la dernière incursion (à ce jour) de la cinéaste dans une histoire aussi intimiste et dénuée d'action (pour notre plus grand bonheur).

 

K-19 : Le Piège des profondeurs

Sortie : 2002  - Durée :  2h18

 

K-19 : le piège des profondeurs : PhotoThe Widowmaker

 

En 1961, un sous-marin soviétique défaillant est envoyé dans les eaux de l'atlantique nord où il se retrouve coupé du monde extérieur et du reste de la flotte russe. À son bord, des ogives et un moteur à propulsion atomique menacent d'exploser, ce que les États-Unis prendraient à coup sûr pour une attaque. Afin d'éviter un tel scénario, le capitaine Alexei Vostrikov et son second Mikhail Polenin doivent mettre de côté leurs différends.

S’il a été un autre échec commercial pour la cinéaste (doublé d’une réception critique mitigée), K-19 : Le Piège des profondeurs était pourtant un de ses projets les plus ambitieux et titanesques, à la mesure d'un À la poursuite d'Octobre Rouge. Faire un film inspiré d’un chapitre de la Guerre froide occulté pendant près de 28 ans a été un défi narratif et technique, que ce soit pour mettre des personnages russes au coeur d’un blockbuster américain ou reconstituer le sous-marin le plus fidèlement possible.

 

K-19 : le piège des profondeurs : Photo Harrison FordLe destin du monde dans la main d'une poignée d'homme

 

Plusieurs scènes se déroulent en extérieur, mais Kathryn Bigelow s’est essayé avec brio à l’exercice du huis clos avec une gestion de l’espace maitrisée et des mouvements de caméra amples et précis pour rendre compte de l'exiguïté du lieu qui se prend des allures de fourmilière en feu. Malgré les moyens déployés, K-19 souffre de plusieurs lacunes, notamment son rythme longuet, certains personnages peu caractérisés et idéalisés selon les besoins du scénario (de Christopher Kyle et Louis Nowra) ou encore l'apolitisme aléatoire du récit.

On retient cependant une mise en place efficace de la tension qui ne repose pas nécessairement sur un spectacle visuel, mais plutôt la menace d'une guerre nucléaire mondiale qui pèse aussi lourd que le sacrifice de l'équipage. C'est une guerre de nerfs autant qu'une course contre la montre ou qu'un pari risqué qui s'articule autour d'un désastre inévitable. De fait, le long-métrage flirte autant avec le film catastrophe que le film historique.

 

K-19 : le piège des profondeurs : Photo Harrison FordWidowmakers

L'histoire est aussi une nouvelle occasion d'aborder les relations de pouvoir et l'inversion des rapports hiérarchique, cette fois à plus grande échelle. Ainsi, le duo formé par Harrison Ford et Liam Neeson est le centre névralgique du scénario et les deux acteurs (malgré quelques r roulés par endroit et intonations qui dénotent) jouent parfaitement de leur charisme pour donner du poids à l'histoire.

 

Démineurs

Sortie : 2009 - Durée : 2h04

 

Démineurs : photoLe choc du renouveau

 

2004, en pleine guerre d'Irak, le sergent Thompson, leader d'une unité de déminage de l'US Army, meurt après l'explosion d'une bombe. Un nouveau sergent, Will James, débarque alors sur le terrain pour reprendre les commandes. Cynique, il prend des risques inconsidérés pour désamorcer les bombes et des tensions vont se créer avec le reste de son équipe.

L'échec cuisant de K-19 au box-office mondial a mis un coup d'arrêt à la carrière de Kathryn Bigelow. Après trois échecs financiers successifs, la réalisatrice décide de faire une pause sur le grand écran. Elle se lance alors immédiatement dans l'écriture d'une mini-série, The Inside, l'adaptation d'un article du journaliste Mark Boal. Le projet finit par lui sauter entre les mains deux ans plus tard, mais la cinéaste et le reporter vont rester en contact et créer une relation particulière qui va bouleverser la deuxième partie de carrière de Kathryn Bigelow.

 

Démineurs : photoUne paranoïa grandissante

 

En effet, Mark Boal a intégré une équipe américaine de déminage lors de la guerre d'Irak en 2004 pendant deux semaines et en a fait un article pour Playboy. Une expérience qu'il a racontée plus en détail à Kathryn Bigelow lors de leurs nombreux échanges. Séduite, la cinéaste est persuadée que cela doit être le sujet de son prochain long-métrage. Après l'action plutôt délirante de ses précédents films, la réalisatrice sait qu'elle s'attaque cette fois à une action bien réelle. Elle désire donc le mettre en scène de la façon la plus réaliste possible et avec une sensation d'immersion poussée à l'extrême.

Un petit miracle que l'Américaine réussit à réaliser avec seulement 15 millions de dollars en poche et des acteurs assez méconnus (à l'époque) dans les premiers rôles (Jeremy Renner, Anthony Mackie) pour ne pas troubler le public. Usant de multiples caméras, d'un style à l'épaule et d'objectifs 16 mm, elle parvient, comme elle le souhaitait, à donner une perspective ultra-immersive, jonglant en permanence entre le micro et le macro, la fiction et le quasi-documentaire, pour nous faire ressentir la tension des personnages et la dangerosité de leur mission tout en nous plongeant dans leur environnement.

 

Démineurs : photoDes conflits internes nés des initiatives individuelles

 

Toutefois, Démineurs n'est pas un simple film de guerre enchaînant de manière quasi-épisodique les missions quotidiennes des démineurs et les situations explosives. Le long-métrage repose avant tout sur les conflits internes des personnages et notamment leur addiction à la guerre. Le courage ou l'inconscience qui les pousse à se porter volontaires pour des missions presque suicide. Un goût du danger, voire une accoutumance à jouer avec la mort, qui donne une profondeur aux différents militaires et une vraie puissance au long-métrage.

Face aux actions du sergent Will James, le spectateur retient son souffle, incapable de savoir quand la bombe risque d'exploser, d'où le risque pourrait surgir ou qui finira par y succomber (notamment grâce au super prologue qui désintègre le pauvre Guy Pearce, semblant pourtant parti pour être le "héros" du métrage). Bref, Démineurs est un coup de force, un choc terminal sur la guerre en Irak, qui aura permis à Kathryn Bigelow de remporter l'Oscar de la meilleure réalisation (une première pour une femme) et de faire le doublé avec l'Oscar du meilleur film (au nez et à la barbe de son ex-mari James Cameron et son Avatar). Très fort.

 

Zero Dark Thirty

Sortie : 2012 - Durée : 2h37

 

Zero Dark Thirty : photoOutai, Oussamaoutai ?

 

Le récit de la traque obsessionnelle d’Oussama ben Laden par une analyste de la CIA. Spoiler : il meurt à la fin.

Derrière l’imposante échelle de ses films de guerre, Kathryn Bigelow parvient toujours à raccorder des enjeux géopolitiques maous avec l’intimité de personnages pris dans la tourmente. C’était déjà vrai pour Démineurs, ça l’est encore plus pour Zero Dark Thirty. Si d’aucuns se sont contentés de voir dans cette fiction ultra-documentée une reconstitution froide et clinique de la traque de ben Laden, c’est oublier la donnée humaine du long-métrage, représentée par Jessica Chastain.

 

Zero Dark Thirty : photoModern Warfare

 

Car oui, le film est avant tout une œuvre passionnante sur l’obsession et la détermination, et la quête de sens qu’elles entraînent dans leur sillage. Alors que Maya (Chastain) passe son temps à interpréter des propos et les images de multiples écrans, elle ne voit même plus qu’elle est elle-même la métonymie d’une Amérique qui se cherche. On se souviendra entre autres de cette séquence faussement anodine où, lors d’une réunion de la plus haute importance, elle tourne le dos à un drapeau américain, déjà effacé par le cadre qui le conserve par les reflets du soleil.

En jouant ainsi avec l’ironie dramatique et notre conscience des véritables raisons qui ont mené aux guerres américaines de ce début de siècle, Kathryn Bigelow fait de Zero Dark Thirty une tragédie bouleversante sur le besoin d’une nation de se créer des chimères à traquer.

 

Zero Dark Thirty : photo, Jessica ChastainJessica Chastain

 

En résulte la beauté sidérante de son dernier acte, reconstitution fascinante de l’assaut contre ben Laden, où la vision nocturne offre à l’ensemble une dimension aussi mortifère que spectrale. Les individus s'effacent derrière une mécanique parfaitement huilée, mission de jeu vidéo sublimée par des vues subjectives tétanisantes. Bigelow signe sans doute ici l'un des sommets de sa carrière, un monument d'immersion aussi poétique que spectaculaire.

Et pourtant, la victoire du film n'en est pas vraiment une, et raccorde une ultime fois sur son héroïne, et sur sa solitude. Seule dans un avion, Maya se rend compte enfin qu'elle a tout sacrifié pour son pays, jusqu'à sa propre humanité. Chef-d'oeuvre.

 

Détroit

Sortie : 2017 - Durée : 2h14

 

Detroit : PhotoJeu de tir

 

En 1967, la ville de Détroit est le théâtre d'émeutes sans précédent, la communauté afro-américaine dénonçant les violences policières et la ségrégation raciale dont elle est victime. Un soir, après avoir entendu plusieurs coups de feu, les forces de l'ordre interviennent au sein d'un hôtel, en pleine nuit. Commence le début d'un long interrogatoire brutal, sadique et mortel.

Après deux collaborations fructueuses aux côtés de Mark Boal sur Demineurs et Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow n'a évidemment pas rechigné à se lancer dans une troisième aventure avec le monsieur. Un moyen pour elle de continuer à revenir sur l'histoire des États-Unis, tout en s'attardant cette fois à une période beaucoup plus lointaine que la guerre d'Irak ou la traque de Ben Laden, avec les émeutes de 1967 à Detroit.

Il faut dire que certains lui ont reproché d'avoir raconté la traque du leader d'Al Qaïda trop tôt (le film étant sorti seulement quelques mois après sa mort). Et pourtant, le projet avait évidemment été lancé bien avant et a justement été modifié en cours d'écriture puisque Ben Laden a été tué entre temps. Une critique qui a peut-être poussé la réalisatrice à s'écarter du contemporain et à s'attaquer à un événement passé pour deux raisons : avoir une prise de recul plus légitime aux yeux des sermonneurs de pacotilles, mais également mettre en lumière cet épisode assez peu connu du grand public pour son 50e anniversaire.

 

Detroit : Photo John Boyega"Oui, non, mais je veux plus travailler pour toi Kathleen, j'ai trouvé un bon film"

 

Dans un premier temps, Detroit est donc avant tout un grand film sur l'Histoire des États-Unis. Outre sa capacité à exposer efficacement le contexte socio-historique de son sujet grâce à une séquence d'ouverture nette et précise reprenant les tableaux du peintre afro-américain Jacob Lawrence, le long-métrage place ses pions. Habilement, il développe les enjeux, les défis et les frasques de la période (notamment en utilisant des images d'archives). Mais afin d'éviter de tomber dans le simple récit historique au regard trop global, Mark Boal a eu la bonne idée de centrer le scénario sur un petit nombre de personnages principaux liés par un événement : l'affaire du motel Algiers.

C'est à ce moment-là que Detroit bascule complètement dans l'archétype des films de tension de Kathryn Bigelow. Après une cinquantaine de minutes de mise en place, les personnages se retrouvent tous enfermés au coeur du motel Algiers pour vivre un pur cauchemar. Pendant près de 45 minutes, Kathryn Bigelow écrase alors ses personnages et plonge surtout le spectateur au coeur de l'incident en temps réel. Usant des mêmes méthodes de tournage que sur Démineurs (multi-caméras, plans quasi-subjectifs...), la cinéaste livre un monument de tension et de panique immersive.

 

Detroit : Photo Will PoulterWill Poulter a un gros potentiel dans le thriller de serial killer taré

 

Plus encore, la glaçante situation à laquelle les spectateurs assistent résonne inévitablement, à l'époque de sa sortie et toujours aujourd'hui, avec les tensions raciales et brutalités policières qui gangrènent la société américaine. Detroit prend alors une dimension d'autant plus importante, rendant hommage aux terribles victimes des émeutes de 1967 tout en dressant un parallèle préoccupant avec le présent. On peut cependant regretter que ce huis clos asphyxiant forme le milieu du métrage.

Difficile pour le spectateur de se remettre d'un tel degré de violence lors du troisième acte, la puissance évocatrice et politique du deuxième s'effaçant au profit d'une démonstration plus didactique et moins rythmée. Malgré les excellentes performances de John Boyega et surtout du terrifiant Will Poulter, Detroit ne retrouve jamais l'intensité de ses débuts lors de sa conclusion, se terminant sur une note presque trop classique après un tel déferlement de maîtrise formelle et narrative.

 

Detroit : Photo Anthony MackieQuand Anthony Mackie faisait un bon film entre deux Marvel

 

Un élément qui a sans doute eu raison de quelques critiques moins convaincues (le film se targue tout de même d'une moyenne de 75/100 sur Metacritic), mais qui n'explique en revanche pas l'échec du film au box-office. L'insuccès financier de Detroit semble en tout cas avoir stoppé quelque peu Kathryn Bigelow et la concrétisation de ses projets indépendants à Hollywood. En effet, après cinq ans d'absence, la cinéaste a annoncé en mars 2022 qu'elle ferait son retour en 2023 ou 2024 avec Aurora, un long-métrage post-apocalyptique pour... Netflix. Un nouveau défi pour la réalisatrice et l'espoir d'une nouvelle claque pour les spectateurs.

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commentaires

23/04/2024 à 23:21

Strange days, chef d'oeuvre ultime. Film de dingue. Revu y a pas longtemps, a-t-il vieilli ? A-t-il vieilli !!? Oui il a vieilli, mais bien ! Le rythme est juste génial !

Ash77
10/10/2022 à 18:15

Strange days, chef d'oeuvre. Point break, un classique. Les autres, d'excellents films. C'est une énorme réalisatrice. Hâte de voir son prochain film.

alulu
09/10/2022 à 20:10

Mea culpa, c'est Démineurs que j'ai vu et non Zero Dark Thirty.

Ghob_
09/10/2022 à 17:13

Très bon dossier, j'approuve !
Je n'ai pas vu tous ses films, mais de ceux que j'ai vu, ça a été la grosse claque à chaque fois. Et oui, je fais partie de la génération où quand Point Break est sorti, c'était LE gros truc du moment (avec Die Harder et T2, plus ou moins dans le même timing); c'est donc forcément un de mes films cultes. Strange Days, vu il y a très longtemps et j'en garde d'excellents souvenirs, faudrait vraiment que je le revoie adulte pour voir si mon avis est toujours le même... Near Dark pareil, je l'ai vu il y a un paquet d'années, je me rappelle plus d'impressions et de micro-flashes que véritablement du film, mais je me souviens avoir passé un bon moment (alors que les films d vampire ne habituellement pas ma came du tout).
K19, c'est bizarre, parce qu'il me semble l'avoir vu, mais j'ai peur de confondre avec d'autres films du même genre (quand j'étais abonné au câble, ils faisaient souvent des mois thématiques sur Ciné Cinéma et donc il y a eu ce fameux mois spécial "sous-marins et terreurs des abysses lol il était peut-être dans le lot, mais très honnêtement je m'en souviens plus).
Démineurs et Zero Dark Thirty, vus récemment : de véritables merveilles, qui m'ont scotché dans mon siège de la 1e à la dernière minute. Du coup, cet article m'a re-donné envie de voir Détroit, dont je n'ai absolument rien vu (et ça tombe bien j'aime bien Will Poulter).

Oui, clairement Bigelow est la boss dans son game, il en faudrait (beaucoup) plus des réalisatrices comme elle, aussi couillues que talentueuses !

Rico
09/10/2022 à 11:58

J’adore Bigelow mais de la à dire que c’est la patronne…au mieux sa secrétaire !

Emric
09/10/2022 à 07:10

Strange Days, un chef d'œuvre !

Flash
08/10/2022 à 23:29

Rientintinchti de mes deux@
Tu es un grand malade toi, et tu as même pas le mérite d’être amusant contrairement à certains illuminés de ce site comme Rayan par exemple.

Flash
08/10/2022 à 23:26

Dans cette liste, il y en a trois que je n’ai pas vu, mais le reste c’est du haut niveau. Mention spéciale à Zéro dark Thirty.

dams50
08/10/2022 à 21:38

De sa filmo, outre Point Break, c'est Strange Days que j'apprécie le plus, en particulier pour sa B.O. (David Bowie, Peter Gabriel entre autres) et pour le personnage d'Angela Basset que je trouve excellent pour son caractère fort, et la scène de fin où le perso de Ralph Fiennes comprend enfin ses sentiments pour celle qui lui aura sauvé la mise plus d'une fois. Ok, c'est du romantisme facile, mais je m'en cogne, ça me fout des frissons à chaque fois.

Eddie Felson
08/10/2022 à 20:57

@rientintinchti
Bravo, au-delà de ta connerie pathologique, tu progresse… en voie de guérison? Ne pas mentionner les Wachowski dans une de tes com’ est une étape remarquable!

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