Drive : quand le monde a découvert la musique de Cliff Martinez

Arnold Petit | 29 mai 2022
Arnold Petit | 29 mai 2022

Drive de Nicolas Winding Refn est un film culte, et il le doit à sa réalisation, à Ryan Gosling, ainsi qu'à la superbe musique de Cliff Martinez.

Dès sa sortie en 2011, Drive s'est imposé comme un futur classique. Adoré par certains, détesté par d'autres, le conte néo(n)-noir réalisé par Nicolas Winding Refn a atteint depuis un statut culte pour sa mise en scène stylisée, sa tension implacable, son lyrisme mélodramatique, la performance de Ryan Gosling et du reste du casting (de Carey Mulligan à Oscar Isaac en passant par Bryan Cranston, Christina Hendricks, Ron Perlman ou Albert Brooks), mais aussi pour sa fabuleuse musique.

Et si Nightcall de Kavinsky est devenu le morceau iconique du film, la partition plus discrète de Cliff Martinez qui l'a révélé au public est une de ses meilleures compositions et une des plus belles bandes originales de ces dernières années.

 

Drive : photo, Ryan GoslingPas là pour rigoler

 

C'est de qui ?

Déjà présent dans le monde de la musique sans que personne ne le sache, Cliff Martinez commence sa carrière de musicien comme batteur de rock à Los Angeles, où il joue avec The Dickies et le groupe punk The Weirdos. Après des enregistrements avec la chanteuse Lydia Lunch ou encore Captain Beefheart (Ice Cream For Crow), il s'immisce dans l'histoire du rock en remplaçant Jack Irons au sein des Red Hot Chili Peppers en 1983. Encore loin de la célébrité des Californication et Under The Bridge, le groupe n'en est encore qu'à ses débuts et Cliff Martinez ne participe qu'aux deux premiers albums, The Red Hot Chili Peppers et Freaky Styley, avant de partir en 1986.

 

Drive : photo, Ryan GoslingRock n' roll

 

Fatigué du train de vie des groupes de rock et fasciné par les avancées technologiques, il porte alors son attention sur la composition de bande originale. Le batteur élargit ses compétences, travaille claviers, synthétiseurs et autres séquenceurs pour rapprocher son style de l'électro, et sa reconversion débute en écrivant la musique d'un épisode de la célèbre émission Pee-Wee’s Playhouse.

Alors qu'il commence à désespérer, il fait alors la rencontre qui va tout changer : celle de Steven Soderbergh. Cliff Martinez est le seul compositeur de musique de film qu'il connaisse, alors le jeune réalisateur lui donne sa chance en lui proposant de composer la bande originale de son premier long-métrage, Sexe, mensonges et vidéo, récompensé de la Palme d'or du Festival de Cannes en 1989.

 

Drive : photo, Ryan GoslingL'électronique, c'est fantastique

 

Après cette entrée sur tapis rouge dans l'industrie, Cliff Martinez poursuit sa carrière en travaillant sur Pump Up the Volume d'Allan Moyle et en devenant un fidèle collaborateur de Steven Soderbergh. De Kafka à King of the Hill en passant par Schizopolis, Traffic ou Solaris (sa plus belle composition), il se charge de la musique sur la plupart des projets du cinéaste durant les années 2000, tout en s'adaptant à d'autres genres et d'autres réalisateurs : le polar Narc de Joe Carnahan, la comédie romantique Rencontre à Wicker Park de Paul McGuigan ou encore le thriller français Espion(s) de Nicolas Saada.

Malgré ses différentes partitions, Cliff Martinez ne parvient toujours pas à vivre de sa musique et sa popularité fluctuante l'oblige à passer plusieurs mois sans travailler. Du temps qu'il met à profit pour apprendre de nouveaux instruments et de nouvelles techniques. Il doit attendre 2011 pour que la projection d'un autre film au Festival de Cannes inscrive définitivement son nom parmi les grands compositeurs contemporains. Et l'histoire est encore plus belle en sachant que Cliff Martinez n'était pas du tout celui qui devait signer la musique de Drive.

 

Drive : photo, Ryan GoslingLa doublure

 

UNDER YOUR SPELL

Lorsque Ryan Gosling signe pour incarner le premier rôle dans Drive (après que le projet de Neil Marshall avec Hugh Jackman a été abandonné), les producteurs lui laissent le choix du réalisateur et du compositeur de la bande originale.

Sans réfléchir, il désigne Nicolas Winding Refn et Johnny Jewel, musicien multi-instrumentaliste des groupes Chromatics, Desire et Glass Candy (dont le réalisateur danois avait déjà utilisé le morceau Digital Versicolor à plusieurs reprises dans Bronson). Night Drive, l'album des Chromatics sorti en 2007, inspirera d'ailleurs une partie de l'esthétique et de l'ambiance du film, et un des morceaux, Tick Of The Clock, sera utilisé en ouverture.

 

 

 

Nicolas Winding Refn et Ryan Gosling rencontrent Johhny Jewel pendant l'un de ses concerts. Après avoir évoqué des sonorités qui se rapprochent de Brian Eno et de Tangerine Dream, le musicien se lance. De retour à Montréal, où il vit à l'époque, il lit le roman de James Sallis dont Drive est adapté et commence à composer la musique tout en continuant d'échanger avec le réalisateur sur Skype. Le film est le premier sur lequel il travaille et Johhny Jewel n'a aucune idée de la manière de faire à l'époque, comme il l'a raconté à Variety en 2021 :

"Avant ça, ma seule expérience du cinéma, des publicités ou des défilés de mode, c'était quand ils reprenaient des chansons que j'avais déjà faites. Je ne comprenais pas vraiment comment c'était censé fonctionner à Hollywood. Je faisais des chansons sans vraiment comprendre le processus qu'il y avait derrière et les notes écrites par tout un tas de personnes qui n'étaient pas le réalisateur.

Je me concentrais sur le côté créatif des choses. Je n'avais pas de contrat en bonne et due forme. Je n'étais pas au courant qu'ils avaient engagé quelqu'un d'autre. Je ne m'en suis rendu compte qu'au moment du mixage, quand j'ai entendu certains morceaux de mon groupe qui avaient été repris, mais que la bande originale était nouvelle."

 

Drive : photo, Ryan GoslingY a un compositeur en trop parmi nous, mon pote

 

Pendant que Johnny Jewel avance sur la composition du film, le producteur Adam Siegel fait la connaissance de Cliff Martinez dans les locaux de Lakeshore Entertainment, société de production qui doit sortir la bande originale du film grâce à sa filiale, Lakeshore Records. Sur les conseils du producteur, Nicolas Winding Refn rencontre ensuite Cliff Martinez chez lui. Après l'avoir entendu jouer quelques notes de cristal Baschet, un instrument expérimental de verre et de métal que le compositeur affectionne (et devenu caractéristique à sa musique), le réalisateur aurait été "subjugué".

À cinq semaines de la projection à Cannes, le film déjà terminé, Nicolas Winding Refn lui demande alors de refaire la bande originale de Drive. Le réalisateur veut qu'il apporte de la rêverie, de la féérie au film, en s'inspirant toujours de Brian Eno et de Tangerine Dream, mais aussi de Kraftwerk, de Giorgio Moroder, d'Angelo Badalamenti et des autres titres qu'il avait choisis (avec Johnny Jewel) pour le reste de la bande-son.

L'album de la bande originale de Drive remporte un succès inattendu, atteignant la première place des ventes sur iTunes dans le monde et se classant jusqu'à la 35e place dans le Top 200 de Billboard. D'autres magazines spécialisés comme Spin Magazine saluent la composition rétrofuturiste de Cliff Martinez, tout comme la plupart des critiques et les autres artistes de musiques électroniques, et Apple lui demande carrément de composer une sonnerie inspirée de la musique du film.

 

Photo Ryan GoslingLe Solitaire

 

Peu de temps après la sortie de Drive, Johnny Jewel et son groupe Symmetry sortent un album intitulé Themes for an Imaginary Film, que beaucoup considèrent comme la bande originale officieuse qu'il aurait dû composer (même s'il a démenti les rumeurs depuis). Il a pu faire ses débuts dans la musique de film en même temps que ceux de Ryan Gosling derrière la caméra avec Lost River en 2014, puis a composé d'autres bandes originales pour Beautiful Now, Don't Come Back From the Moon, Into the Mirror ou encore Zeroville de James Franco.

Même si son travail ne lui a valu aucune récompense, Cliff Martinez a reçu beaucoup plus de demandes qu'avant et sa carrière a été complètement bouleversée. Il a été sollicité pour plusieurs films comme Spring Breakers, War Dogs ou The Foreigner, quelques séries et des jeux vidéos tels que FarCry 4, mais sa musique prend toujours une autre dimension dans les oeuvres de Steven Soderbergh et Nicolas Winding Refn, aussi bien au cinéma (ContagionOnly God Forgives, The Neon Demon, KIMI) qu'en série (The Knick, Too Old To Die Young).

 

Photo Ryan GoslingThe Driver

 

NIGHT DRIVE

Chacun des cinq morceaux choisis par Nicolas Winding Refn illustrent des moments clés du film et font immédiatement émerger des souvenirs : la tension palpable du Tick of the Clock de Chromatics dans l'introduction ; Nightcall de Kavinsky qui vient électriser le film et lui donner sa tonalité pop avec sa police d'écriture rose. 

Under Your Spell de Desire ou la chanson qui passe à la fête qu'Irène organise pour le retour de son mari ; la voix de Katyna Ranieri qui résonne sur la mélodie de Riziero Ortolani dans Oh My Love avant de franchir le point de non-retour ; puis la balade en voiture sur les rives du Los Angeles River sur A Real Hero de College et Electric Youth, devenu le thème spirituel du film et du chauffeur incarné par Ryan Gosling.

 

 

 

De son côté, la musique de Cliff Martinez occupe tellement de place qu'elle devient un personnage prépondérant, accompagnant le chauffeur dans ses braquages, ses pensées, ses instants de bonheur et ses virées nocturnes, sans jamais être intrusive.

Ses fascinantes partitions mélangent des synthétiseurs rétros, des tintements enchanteurs et des bourdonnements puissants qui se transforment en pulsations puissantes et en curieuses tonalités. Des notes aériennes ou anxiogènes, qui soulignent parfaitement l'ambiance singulière du film, entre noirceur urbaine et poésie romantique, et qui flottent dans l'air comme les reflets fantomatiques des feux arrière des voitures traversant Los Angeles.

 

 

 

Loin des bandes originales qui accompagnent les films de braquages ou d'action, les mélodies minimalistes et électroniques de Cliff Martinez sur Drive se rapprochent davantage de "l'ambient européenne" de Brian Eno, Boards Of Canada ou Vangelis, alliant les synthés new wave des années 80 à des sonorités plus modernes et expérimentales.

À mesure que le chauffeur rencontre les membres de la pègre locale et s'enfonce dans le crime pour sauver Irène et Benicio, la musique est de plus en plus grinçante, pesante, avec des distorsions, des percussions inquiétantes qui martèlent et de longues notes glaçantes, quasi horrifiques, qui se mêlent aux morceaux de pop et aux vrombissements du moteur du héros pour former une étrange et sublime symphonie.

 

 

 

S'IL NE FALLAIT EN GARDER QU'UNE

Sans doute Wrong Floor, qui passe lors de la fameuse scène de l'ascenseur, quand le personnage de Ryan Gosling embrasse tendrement la voisine interprétée par Carey Mulligan avant de fracasser le crâne d'un tueur de la mafia à coups de pied sous ses yeux. Une scène et un morceau qui condensent toute l'histoire du film et le style si particulier de Cliff Martinez : des nappes atmosphériques et angéliques de cristal Baschet et de synthétiseurs enveloppent calmement le couple, tandis que la lumière diminue et que la caméra se rapproche pour capturer ce baiser suspendu avant le retour à la brutale et sanglante réalité lorsque le morceau s'arrête.

 

 

 

Cependant, pour les besoins de la scène, le morceau ne dure qu'un peu plus d'une minute et trente secondes. Différentes variations de cette mélodie symbolisant l'amour entre le chauffeur et Irène ont été composées par Cliff Martinez tout au long du film. Un autre titre de l'album, joué lors de leur première rencontre, I Drive, ressemble presque à Wrong Floor, mais les trente secondes supplémentaires le rendent encore plus beau.

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commentaires
Starfox
31/05/2022 à 08:45

Perso, j'ai accroché direct à la musique de Cliff Martinez à l'époque de sexe, mensonges et vidéo en 89 et ses nappes de synthés qui rappellent déjà un peu celles de Drive.

On dirait bien que le "monde", comme mentionné dans le titre de cet article, est un chouille en retard...

Rick C-137
30/05/2022 à 15:56

@rientintinchti

Le néant il est entre tes deux oreilles.

un taxi ricain sans Cotillard et Samy
30/05/2022 à 11:31

Nightcall:Kavinsky Electric Youth, et Desire under your Spell, indissociables de Drive,, mais on reste tres loin de la 9 eme Symphonie et de la sound track dans Orange Clockwork, d'Alex et ses Droogs

Ground Zero
30/05/2022 à 11:00

Ce genre de film te réconcilie avec le cinéma.

Tearsin Rayne
30/05/2022 à 09:05

@ Geoffrey Crété

C'est pour cela que je vous aime ;D J'ai hâte de lire votre article !

Franchement, vos collègues et vous faites du super boulot. Pour les cinéphiles, entre autres, votre site est du pain béni.

Damian
29/05/2022 à 21:59

Désolé pour le double post, j'ai oublié de préciser que Cliff Martinez a probablement composé mon OST préféré de tout les temps (hors Vangelis...) avec celle de la série "Too old to die young" de Refn. On pensera ce qu'on voudra de la série, c'était quelque chose de vraiment spécial et ça n'aurait pas été la même chose sans cette OST. <3

Damian
29/05/2022 à 21:46

Je conseille fortement a ceux qui ne connaissaient pas Johnny Jewel de s'intéresser a ses nombreux projets, Glass Candy en particulier.

Geoffrey Crété - Rédaction
29/05/2022 à 16:18

@Kyle Reese @Tearsin

Bien d'accord ! Je compte bientôt consacrer un article à cette BO dont j'ai déjà parlé avec amour sur le site (notamment dans l'article sur le film).

Tearsin Rayne
29/05/2022 à 16:11

Dommage que le monde n'ait pas découvert son talent avec Solaris, car c'est clairement son chef d'oeuvre : hypnotique, comme le dit avec justesse Kyle Reese. Ce qui n'enlève rien à la qualité de ses autres compositions.

Kyle Reese
29/05/2022 à 15:42

Ah Solaris, une musique totalement hypnotique qui subjugue avec les images dés les toutes premières secondes du film et je sus tombé sous le charme de Martinez direct.
Bah oui il manie les synthè d’une manière ésquise. Des boucles entêtante dans ce films.
Pour les films de NWR j’ai perso une préférence pour Only gods forgive que j’ai longtemps écouté.
Mais celles de The Néon Demon et Too old to Die Young sont superbes.

Le morceau « I Hereby Give You Yaritza » est superbe et comme parfaitement à cette scène fantastique. Ah Yaritza, il faudrait un spin off sur ce personnage.

Sinon je pense que le tube de Kavinsky à faire bcq pour les ventes de la BO.

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