La Chair et le sang : le classique misanthrope de Paul Verhoeven

Mathieu Jaborska | 23 avril 2022
Mathieu Jaborska | 23 avril 2022

Carlotta ressort La Chair et le sang. L'occasion de (re)découvrir un film qui apparait désormais comme essentiel dans la filmographie de Paul Verhoeven.

Coffret Ultra Collector avec un visuel exclusif et édition Blu-ray, tous deux assortis d'un commentaire audio de Verhoeven et de plusieurs bonus... Carlotta a offert l'écrin qu'il mérite à La Chair et le sang, produit dans la souffrance et injustement boudé lors de sa sortie. Aujourd'hui et alors que le Hollandais violent sévit encore en France, il reste non seulement un long-métrage charnière de son oeuvre, coincé entre ses débuts tapageurs et ses pérégrinations chez l'oncle Sam, mais également l'un de ses essais les plus noirs.

Son statut d'intermédiaire un peu bâtard accentue étrangement son nihilisme et surtout sa misanthropie, prouvant au passage que le cinéaste n'est jamais aussi incisif que sous la contrainte. Un monument de méchanceté dont le titre original (Flesh + Blood) résume mathématiquement ses obsessions.

 

La Chair et le sang : Photo Rutger HauerRutger Hauer aurait influencé Miura lors de la création du Guts de Berserk

 

Exilé politique

Au milieu des années 1980, Paul Verhoeven a poussé son pays à bout. Il l'avait déjà bien bousculé dès son deuxième long-métrage de fiction, le très incorrect Turkish delight, débauche de sexe et de violence qui tire à vue sur à peu près toutes ses strates sociales. Il avait déboulé comme un boulet de canon, renversant coutumes locales et postures morales. La suite de sa filmographie ne fut pas moins scandaleuse. Katie Tippel et Le Choix du destin ont fait grincer des dents, mais c'est Spetters qui lui donne envie de s'exiler et par conséquent de délocaliser sa fresque médiévale.

Pour ce film, qui raconte les déboires parfois extrêmes d'une jeunesse irrespectueuse, il doit batailler pour obtenir des financements publics, essentiels à son existence, la commission jugeant le scénario "décadent". Il est forcé de réécrire son texte... mais tourne la version originale, suscitant un sacré scandale critique, au point de provoquer des manifestations. Trouver des fonds est si difficile qu'il songe à accepter ce qu'on lui envoie des États-Unis, sur les conseils de sa femme. Cependant, il hésite : il ne trouve pas son style adapté au cinéma américain et rechigne à abandonner son équipe sur place.

 

Spetters : photo, Renée SoutendijkSpetters, chef-d'oeuvre provocateur de la période néerlandaise du cinéaste

 

Il tourne Le Quatrième homme, puis commence vraiment à dériver à l'international avec La Chair et le sang. "C’était sans doute une première tentative d’évasion de ma part", confiera-t-il au Monde. Pour concrétiser le scénario de Gerard Soeteman, qui s'attaque à une période qui le passionne, le Moyen-âge, il s'assure les services de Orion Pictures, studio étatsunien qui lui fournit une grosse partie de son budget, et tourne en Espagne. Un premier pas prudent chez les Américains, qui voient probablement dans cette histoire violente l'occasion de répliquer le succès de Conan le Barbare, sorti trois ans auparavant.

Né de l'exaspération face à un système qui ne veut pas de son auteur, produit en pleine hésitation, La Chair et le sang est au carrefour des carrières de Verhoeven. Encore teinté de la fougue provocatrice de ses débuts, habité par ses anti-héros chéris, il commence déjà à s'en prendre plus directement aux structures politiques occidentales. Le meilleur des deux mondes, pour un produit 100% verhoevenien. Son flop prédit d'ailleurs l'évidence : après avoir poussé à bouts ses Pays-Bas, le cinéaste va en faire de même avec les Américains, éternel caillou dans la chaussure de ses commanditaires. Mais pas avant de malmener un peu leurs conventions.

 

La Chair et le sang : photo, Rutger HauerTears in rain

 

Triangle d'or

Bien des qualités du film sont issues de ce compromis, en particulier des transformations qui ont été imposées par le changement d'écurie. Le scénario original se concentrait sur la relation entre Martin, mercenaire sans foi ni loi, et Hawkwood, son ex-patron qui s'est mis au vert. Mais la production a imposé comme condition une romance hétérosexuelle, prérequis du cinéma hollywoodien auquel Verhoeven a dû se plier. Il a donc engagé la toute jeune Jennifer Jason Leigh (au terme d'une audition qui a vu passer Demi Moore) pour former un triangle "amoureux" (les guillemets sont importants) avec l'aspirant scientifique Steven.

Le réalisateur est forcé de revenir aux personnages féminins qui ont fait et feront sa gloire. Celui qui réaffirmera l'importance du sexe dans le cinéma américain, au point de lancer un sous-genre racoleur, met les rapports charnels au coeur de ses enjeux, tout en les dépossédant de toute sensualité. Le duel qui se met en place se transforme en bataille masculine pour remporter un trophée sexuel, dont le consentement importe peu.

 

La Chair et le sang : photo, Jack ThompsonTous les couples du film baignent dans le trauma et la domination

 

Encore vierge de toute expérience, si bien qu'elle apprend la reproduction auprès de sa servante, la pauvre Agnes croit naïvement qu'elle va tirer du plaisir de l'acte. Rattrapée par l'orgueil des hommes qui se battent pour quelques bricoles dorées, elle se fait violer, et se retrouve contrainte de s'adapter aux mécaniques de domination qui régissent son petit groupe de ravisseurs. Martin et Steven voient en la jeune femme une vile tentatrice, alors qu'elle cherche d'abord à survivre, avant que l'ambiguïté de sa sexualité ne soit façonnée à coups d'éclat de violence, de nihilisme et de négation de sa propre humanité.

Ou comment déjà pervertir les codes du divertissement hollywoodien, qui imposaient justement de jeter une femme dans l'équation. Dans le monde de La Chair et le sang, il y a des couples, imposés par l'institution ou par la force, mais pas d'amour. Les relations entre deux personnes de genres opposés sont forcément des jeux de lubricité et de survie, qu'on maquille à peine en romance. Dès le premier acte, les dés étaient jetés : en guise de philtre d'amour, l'adolescente déterre une racine qui ne pousse que sous les cadavres en décomposition, signe annonciateur du pourrissement à venir de son romantisme.

 

La Chair et le sang : photo, Rutger Hauer, Jennifer Jason LeighCouleurs du mariage, air de contrainte

 

Le sexe n'est plus un beau moment ou même une fin en soi, c'est une arme. Pour Verhoeven lui-même, le pénis de son (anti)-héros est une extension de sa lame. Tout n'est qu'agressions phalliques et butins, matériels ou féminins. Pas question pour autant d'épargner l'antagoniste. D'abord décrit comme un jeune idéaliste adepte du progrès et donc bien loin de la fange moyenâgeuse, Steven se mue très rapidement en chevalier libidineux, pas beaucoup plus vertueux que ses ennemis.

Agnès achève sa métamorphose en guerrière impitoyable lorsqu'elle réalise que le prince charmant n'existe pas et que même les plus romantiques des figures sont capables des pires des exactions pour profiter d'elle. Son regard final est moins intéressé que cynique. Elle n'a pas fini de voguer entre les moindres maux. Son aventure est passionnante puisqu'elle plonge avec nous dans les méandres du nihilisme verhovenien.

 

La Chair et le sang : photo, Rutger Hauer, Jennifer Jason LeighMimer la passion pour survivre

 

Humans must die !

Car si le cinéaste décrit les prémisses de la civilisation occidentale comme un pugilat misogyne et cruel, il ne se gêne pas non plus pour tacher à peu près toutes les castes et institutions dans l'une des démonstrations misanthropes les plus radicales jamais projetées sur un écran de cinéma. Produite dans le sillage de Conan le Barbare et autres Excalibur, elle refuse l'héroïsme propre aux récits médiévaux de son temps pour dépeindre une bande de pourritures finies, au grand dam de Rutger Hauer, découvert grâce à Verhoeven, qui venait de percer aux États-Unis avec Blade Runner (entre autres) et ne souhaitait pas s'enfermer dans des rôles négatifs. Les différends entre les deux Néerlandais ont rendu le tournage très difficile.

De même que les combats à l'épée, habituellement au coeur de ce type de divertissements, ne sont que survolés par le réalisateur, parfois littéralement, qui leur préfère les abus de sa troupe de mercenaires. Comme souvent chez lui, le grand spectacle annoncé par le système de promotion cinématographique camoufle en fait toute la mesquinerie humaine, la promesse d'érotisme cache des viols en série, la promesse de batailles une violence omniprésente. La mort et le sexe comme couleurs primaires des grandes histoires populaires.

 

La Chair et le sang : photoLa mort et le chaos

 

L'histoire est si sale que James Horner a refusé d'en composer la musique, qualifiant le film de "merde". Il s'est fait remplacer par Basil Poledouris, responsable de la monumentale bande originale de Conan. Ses thèmes ironisent, de concert avec les plans très picturaux du metteur en scène, sur ce décalage entre la fibre épique présumée de l'intrigue et ses véritables enjeux. Le thème épique renferme un coeur sombre et dégage une énergie douteuse.

Potentiels Robin des bois anarchistes, nos antihéros sont moins de flamboyants hédonistes que des monstres de narcissisme et d'avarice qui détruisent tout sur leur passage, valeurs, courage et innocence. Avec comme simulacre de ligne morale une revendication politique (ils s'habillent tous en rouge et partagent tout, évoquant évidemment la manière dont les égos humains rongent les idéaux communistes) et religieuse, incarnée par le cardinal.

Celui-ci personnifie toute la haine que Verhoeven voue à la religion. Aussi décadent que ses comparses, il manipule les symboles catholiques pour justifier leurs excès. Hypocrite et bête, il ne commente pas l'immonde viol qui se déroule devant ses yeux. Et lorsque la statue du saint qu'il tenait pour sacrée se met à brûler à la suite de ce crime, il y voit plus une indication qu'un signe de désapprobation de la part de son Dieu.

 

La Chair et le sang : photoLa croix et la bannière

 

Usant d'anachronismes (on y invente la grande échelle avant l'heure, non pas pour sauver, mais pour tuer) comme autant de ponts avec notre monde, le film ne ménage rien ni personne, et ce dès sa mémorable séquence d'introduction. D'un seul mouvement d'appareil, la brutalité de la guerre laisse place à une cérémonie de tartuferie religieuse. Dans les coulisses d'une bataille qui ressemblera plus à un sac opportuniste et expéditif, la prostitution se mêle à l'exploitation juvénile, et les évolutions techniques sont balayées au profit de la violence régressive. Déjà, il se modèle un anti-film épique, qui se propose d'ignorer les hauts faits chevaleresques au profit des bassesses d'arrière-camp.

Plus pessimiste que le final désabusé du passionnant Soldiers of Orange, l'un des précédents films de guerre de Verhoeven, La Chair et le Sang anticipe le second degré cynique de Robocop, puis de Starship Troopers, celui-là même qui rendra fous les plus stupides des yankees. Il suffira que le Néerlandais remplace la perversité des sociétés médiévales par le fascisme latent des institutions américaines pour officiellement défrayer la chronique. Mais ça, c'est une autre histoire...

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commentaires
Felix
28/04/2022 à 09:32

Pas au Moyen Âge mais au début de la Renaissance !!! L'idéal chevaleresque médiéval disparaît avec l'arrivée des Grandes Compagnies...et sur ce point au moins je trouve ce film particulièrement réussi . Quand il est sorti au cinéma ce fut en effet une grande claque...

ludo71
26/04/2022 à 10:22

Mon premier Verhoeven, vu a 16 ans, une claque monumentale. Quand tu compares avec benedetta, vieillir devrait être interdit

Ray Peterson
24/04/2022 à 16:19

Un manque de moyen c'est certain. Une mise en scène de folie ça par contre c'est indéniable!
Pour moi, un superbe film et surtout une clef de voute dans l'oeuvre de Popaul!
Sans ça, pas de Robocop, de Showgirl ou de Starship Troopers. Et la Jennifer Jason Leigh ben c'est la Catherine Trammel du moyen âge (dixit Verhoeven).
Et puis avec ce film, on découvre l'invention de la guerre bactériologique. Glaçant et visionnaire.

Castor
24/04/2022 à 15:06

Film sympathique mais très loin du chef d'oeuvre annoncé. Des personnages caricaturaux , une direction d'acteurs hasardeuse et un manque de moyens criant sur certaines scènes .si vous voulez voir un grand film médiéval / Renaissance regarder Le métier des armes , c'est d'un tout autre niveau.

Rorov94M
23/04/2022 à 22:18

Vu à sa sortie :une me.de.
Revu récemment :une me.de.
Conclusion :une me.de restera toujours une me.de...
James Horner était un visionnaire!

Andarioch2
23/04/2022 à 12:17

Vu à sa sortie et hormis les habituelles obsessions et outrances de Verhoeven je ne partage pas forcement votre analyse qui est peut-être une lecture trop moderne du film. comme toute oeuvre il est bon de la replacer dans son époque. A ce titre c'est un pamphlet violemment féministe (Agnes est le personnage principal et, sans spoiler, décide de vivre et non pas de survivre, en prenant son destin en main). Et plus qu'une confrontation entre force brute et esprit scientifique, chapeautée par l'église, il s'agit de la fin d'une époque, remplacée par une autre, prometteuse. Mais avec le constat désabusé que l'homme (avec et sans H majuscule) ne change finalement pas.
Enfin... c'est comme ça qu'on le comprennait à l'époque ;)

Gugusse 0
23/04/2022 à 12:08

Vu à sa sortie. Grosse claque. Je l'ai revu il y a peu. On sent le manque d'argent, mais quelle énergie, cette fougue. Il n'a pas vieilli.