La Grande Bouffe : l'orgasme nihiliste qui dégorge les bourgeois et piétine Ratatouille

Simon Riaux | 13 février 2022
Simon Riaux | 13 février 2022

Resté comme un des plus spectaculaires scandales cannois, La Grande Bouffe est un des films les plus radicaux et appétissants de ces 50 dernières années. Détaillons la recette d'un glorieux rot de combat.

Voilà un récit qui s'intéresse comme peu le font aux liens complexes entre le corps et l'esprit. Un récit où trônent en bonne place des montagnes de mets fins, de la bidoche, des grillades, des tartes, des tourtes, des gâteaux, des rôtis. Une variété de préparations succulentes, une cathédrale érigée en l'honneur de la gastronomie française. Gastronomie arrosée de bons mots, mais aussi de sexe. Pour servir au spectateur ce menu roboratif, quatre carabins de haute volée, incarnés par autant de légendes du 7e Art, à savoir Marcello MastroianniUgo TognazziMichel Piccoli et Philippe Noiret.

Bonne bouffe, pinard en cascade, verbe haut et petites culottes : serions-nous en présence d'une rabelaisienne célébration de l'esprit français ? Non, plutôt face à un nihiliste brûlot, une attaque brutale envers la société de consommation, mais aussi la représentation de l'élite. Son pourrissement en devient si violemment visible que La Grande Bouffe va générer le scandale le plus spectaculaire, durable et porteur de haine jamais né au Festival de Cannes.

 

Grande bouffe (La) : Affiche officielleAu menu ce soir

 

SCANDALE DE VANDALE

Un demi-siècle après sa diffusion, le sujet consacré par l'ORTF à la présentation sur la Croisette du film mérite encore qu'on écarquille les yeux devant l'ampleur de la rage qui s'empare des spectateurs, et qui paraît gagner jusqu'aux journalistes, qui pourtant en ont vu d'autres. L'image d'une femme à la permanente sur le point de se fissurer, la mine fermée, sur laquelle ses lunettes dessinent deux prunelles fantomatiques, va rester, tout comme l'expression de sa révolte.

"C'est un scandale. Un scandale ! Et ça gagne du pognon, ça, sur le dos du pauvre populo !"

Derrière la spectatrice outragée, l'équipe du film, entourée du gratin cannois, exulte. Marco Ferreri, le réalisateur, est en majesté. Il adresse des baisers à la foule vagissante, ne se départit pas d'un sourire figé, qui se fait par instants rictus en coin. À l'arrière-plan, Catherine Deneuve embrasse la scène, visiblement ravie de toute cette agitation. L'archive de l'INA est traversée de ce contraste, certainement pas nouveau, mais qui se transforme ici en gouffre, entre des spectateurs molestés par un film qui leur apparaît comme une violence, et des saltimbanques plus ou moins embourgeoisés, plus ou moins étourdis de champagne, ravis de ce coup de pied au coeur de la fourmilière festivalière.

 

La Grande Bouffe : photo, Marcello MastroianniDes spectateurs pas super jouasses

 

Le présentateur des actualités lui-même (qui consacrera deux soirées à l'évènement, une couverture inimaginable aujourd'hui), s'emmêle les pinceaux, évoque d'abord un non-évènement, qui aurait à peine fait réagir les festivaliers lors de sa projection, avant de conclure en constatant qu'il y aura eu "beaucoup de bruit autour du film". Sur place, le jury est lui aussi révolté par ce festival organique, tout en pets et reflux gastrique. Sa présidente, Ingrid Bergman, s'indignera notamment que "La France ait cru bon de se faire représenter par les films les plus vulgaires et les plus sordides du Festival". Elle désigne également La Planète sauvage, ainsi que La maman et la putain, deux autres chefs d'oeuvres appelés à marquer la cinéphilie mondiale au fer rouge.

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commentaires
Kyle Reese
13/02/2022 à 23:59

@Marcus

"Paradoxalement, c'est plutôt à notre époque que ce film serait susceptible de choquer"

Pas moi en tout cas. Le film m'intriguait, la critique aussi j'ai donc regardé.
J'ai mangé 2 yaourts pendant le film et vers la moitié j'ai du user de la zappette car cela devenait vraiment ennuyeux. Le scandale ? je l'imagine bien pour l'époque, mais aujourd'hui ce film farce tragi-comique teinté de burlesque n'a pas provoqué grand chose chez moi, à part quelques rires francs, non nerveux, à certaines situations bien cocasses et trash.
La symbolique est là, mais jamais explicité, on ne sait rien des vies de ces amis et pourquoi ils en arrivent à ce geste. Pas de discussion à ce sujet, on se questionne, on essaye de remplir un peu les blancs au début et on se lasse. De la cuisine, des commentaires sur les plats, un peu de sexe par ci, et de dessert par là mais au final, beaucoup de vide et de remplissage, heureusement qu'il y a tous ces excellents acteurs aujourd'hui disparus qui s'en donnent à ventre joie.
C'est juste avant le fameux moment de la mort de Michel lorsqu'il se met à jouer du piano accompagné de ses dernières flatulences que je me suis rappelé brusquement avoir déjà vu le film, il y a bien longtemps. Ce moment tragi-comique m'a bien fait rire, Ferreri aussi surement, sûr de l'effet que cela aura sur les spectateurs. Mais au delà du rire, pas grand chose.
Bref de ce film je n'en avais aucun souvenir. De fait n'est-il pas qu'un geste vain, et assez vide de sens (un comble tant les ventres se remplissent), pour choquer facilement le bourgeois, chose qu’apparemment Ferreri avait réussi en son temps grâceà l'aide de la sélection cannoise. Sans le festival, le film n'aurait sans doute jamais eu autant de retentissement. Conclusion, je ne dois surement pas être un bourgeois ...

Bizarrement, ou pas, le film m'a fait pensé à Supersize me !

Simon Riaux
13/02/2022 à 22:48

@fuck

Vu comme le film a choqué, bien au-delà de la bourgeoisie, votre commentaire courroucé marque un but contre son camp.

Qu'est-ce qui vous semble avoir vieilli dans le film ?

Marcus
13/02/2022 à 13:28

@Kyle Reese

Je crois qu'il ne pourrait pas y avoir de remake de ce genre aujourd'hui. Ou alors, le sujet serait redirigé vers tout autre chose. Paradoxalement, c'est plutôt à notre époque que ce film serait susceptible de choquer. En 1973, ça l'était mais pour d'autres raisons qu'aujourd'hui.

Mais je suis d'accord avec @Fuck, le film de Ferreri, comme certaines autres de ses oeuvres, a quand même plutôt mal vieilli.

Nico
13/02/2022 à 12:46

Que dire de plus? Excellent article qui décrit parfaitement la puissance de ce film, qui est à la limite de la performance (au sens artistique) , qu on regarde avec une fascination morbide.

fuck
13/02/2022 à 11:19

Le film est nul et a mal vieilli comme la plus part des "oeuvres" de Marco Ferreri, faux rebelle qui veut choquer le bourgeois et qui choque personne.

Kyle Reese
13/02/2022 à 10:56

J’ai toujours été repoussé par l’idée de regarder ce film. Pas pour le scandale de l’époque mais sûrement parce que j’avais compris en parti de ce qu’il en était et n’avais pas envie de plonger dans cette orgie morbide de bouffe et de chair.

La lecture de votre critique m’a donné envie de le découvrir enfin. Avec mon regard de végétarien, ça va être comique ! Lol. (Rien qu’une bonne tête de veau pour se mettre en appétit) Je me demande à quoi pourrait ressembler un remake de ce film aujourd’hui dont le sujet est toujours d’actualité. Il y a de quoi faire.