Le mal-aimé : Le Parfum, ou la meilleure adaptation possible du livre magique ?

Camille Vignes | 21 mars 2021 - MAJ : 17/06/2022 15:49
Camille Vignes | 21 mars 2021 - MAJ : 17/06/2022 15:49

Parce que le cinéma est soumis aux modes et à la mauvaise foi, Ecran Large, pourfendeur de l'injustice, se pose en sauveur de la cinéphilie. Le but : sauver des abîmes un film oublié, mésestimé, amoché par la critique, le public, ou les deux à sa sortie. 

Place au Parfum : Histoire d'un meurtrier, un film d'époque viscéral, composé de crasse et d’odeurs, avec Alan RickmanDustin Hoffman et Ben Whishaw.

 

Affiche française

 

"TyKWER CONFECTIONNE [...] UN FILM EN TROIS PARTIES, OÙ SA TENDANCE À CONFONDRE COUP DE GÉNIE ET COUP D'ÉPATE SE RÉVÈLE INTACTE." (LE MONDE)

 

"SI SA RECONSTITUTION D'UN PARIS SUINTANT CONVAINC DANS LA PREMIÈRE HEURE, LE FILM [...] SE MET VITE À BÉGAYER POUR LENTEMENT SOMBRER DANS LE GROTESQUE. FRUSTRANT" (PREMIÈRE)

 

"LE MYSTÉRIEUX POUVOIR OLFACTIf RESTE UNE IDÉE, PLAQUÉE, MIMÉE D'UNE MANIÈRE PARFOIS PRESQUE GROTESQUE [...] LE PARFUM VIRE AU BEAu LIVRE D'IMAGES, UN PLAISIR UN PEU ANODIN QUI A SES ADEPTES" (TELERAMA)

 

"ADAPTATION MALODORANTE DU BEST-SELLER DE SÜSKIND" (LES INROCKUPTIBLES)

 

photo, Ben Whishaw

 

LE RÉSUMÉ EXPRESS

Paris, XVIIIe, des montagnes de fanges et de poissons malodorants. Un marché. Voilà le décor crasseux dans lequel Jean-Baptiste Grenouille (Ben Whishaw) voit le jour, la mort étalée sur les pavés de la place du marché comme seule promesse d’avenir. Sa génitrice, persuadée d’avoir mis au monde un enfant mort-né, le repousse du pied après l’avoir expulsé, l’abandonnant aux vieux restes de poissons traînant là. Oui mais voilà, un nourrisson, ça crie, et dans ce premier cri, le fameux Grenouille trouvera son salut aussi sûrement qu’il envoie sa mère à la potence.

Son enfance sera à l’image de sa naissance : sale, solitaire et difficile, d’abord chez Madame Gaillard, une sorte de pension grouillante d’enfants (cette source de revenus si pratique), puis chez un tanneur parisien. Les bases sont posées, le petit Grenouille n’est pas destiné au plus prestigieux des avenirs.

 

photo, Ben WhishawCondamné dès sa naissance ?

 

Sauf que sous l’écume noirâtre qui recouvre son être se cache le plus grand nez de Paris. Un nez d’une finesse incomparable, digne du pire vampire (ou du meilleur super-héros), capable de déceler, et d’isoler chacune des odeurs de cette Paris puante du XVIIIe. Un nez tout puissant, qui lui permettra de devenir l’élève de Giuseppe Baldini (Dustin Hoffman), maître parfumeur de la capitale. Un nez obnubilé, qui ne connait que la langue des odeurs, et surtout qui n’est mué que par l’idée de capturer l’essence même d’une personne, quitte à la tuer froidement, méthodiquement.

Et la capture des odeurs fonctionne, et elle fonctionne si bien que Grenouille est grisé, qu’il tue à tour de bras, qu’il met en flacon un chef-d’oeuvre d’envoutement, capable de déshabiller jusqu’à l’évêque de Grasse et à lui faire prendre part à une immense orgie. Capable de rendre cannibale quelques affamés de Paris aussi, qui finiront, sans se faire prier, par bouffer Grenouille, recouvert de parfum.

 

photoCet homme n'est pas coupable, c'est un ange

 

LES COULISSES

À l'origine du Parfum, histoire d’un meurtrier, il y a le roman éponyme de l'écrivain allemand Patrick Süskind, paru en 1985 et qui, dès sa sortie, a connu un très grand succès, a été traduit dans un bon paquet de langues et vendu à des millions d’exemplaires. Un roman d’époque étrange, à cheval entre la noirceur de Jack l’Éventreur et le raffinement de la plus pure des odeurs… de quoi attiser toutes les convoitises du cinéma donc.

Alors très rapidement, les odeurs d’adaptation se sont fait sentir, sans que jamais l’auteur ne trouve vraiment chaussure à son pied en matière de réalisation. En même temps, il avait une idée bien précise de qui il voulait pour porter son récit à l’écran : ce devait être Stanley Kubrick, ou personne. Dommage : que ce soit lui, Martin Scorsese ou Milos Formanils ont tous fait le même constat : ce roman n’était pas adaptable. Au final, il aura fallu 15 ans et que Tim Burton et Ridley Scott tentent également de s’y aventurer pour que l’auteur finisse par céder les droits de réalisation à la société Constantin Films, et au réalisateur Tom Tykwer, installé à l’international grâce à son Cours, Lola, cours, et tout juste sorti de la coréalisation Paris, je t'aime.

 

photo, Dustin HoffmanÀ la recherche de la bonne composition

 

Le livre étant passé de mains en mains pendant une grosse décennie, on s’imagine facilement que différents acteurs ont été pressentis pour le rôle principal — Johnny Depp ou Orlando Bloom par exemple. On s’imagine aussi que le choix n’a pas dû être évident, il s’agissait quand même de confier l’interprétation d’un personnage ne parlant presque pas, reclus dans ses sensations nasales.

Pas évident donc, à l’époque, de donner le rôle à Ben Whishaw, un acteur encore peu connu et qui n’avait jamais tenu le haut de l’affiche. Et pourtant, le producteur Bernd Eichinger n’a jamais tari d’éloges à son sujet, soulignant le travail d’observation et d’analyse d’animaux abattus par l’acteur pour mieux donner corps à son personnage, rappelant qu'il avait parfaitement saisi la psychologie de ce personnage tragique.

« Tom et moi avons observé différentes espèces, dont des prédateurs comme les tigres ou les léopards. Nous nous sommes finalement mis d'accord sur un ancien primate, le loris, qui appartient à la famille des lémuriens. Bien qu'il se meuve lentement, il possède une nature de chasseur impitoyable ».

 

photo, Ben WhishawComme un poisson dans l'eau

 

Mis à part cette genèse un peu longuette et ce choix d’acteur plus ou moins imprévisible, Le Parfum : Histoire d'un meurtrier se démarque par son ambition et son statut collaboratif. Car il faut bien se représenter qu’au coeur de la bataille, Tom Tykwer était à la tête d’une équipe de plus de 500 techniciens, qu'ont été confectionnés plus d'une centaine de décors pour une troupe de près de 70 acteurs et de 5200 figurants.

Inutile de dire qu’un tel dispositif n’est pas anodin, et qu’il a certainement été rendu possible par le concert européen formé par son équipe de production. Entre le réalisateur allemand, les scénaristes Andrew Birkin et Bernd Eichinger, respectivement anglais et allemand, Uli Hanisch, le chef décorateur allemand, le costumier Pierre-Yves Gayraud, français, ou encore le directeur allemand de la photographie Frank Griebe... l’objet navigue et se nourrit de différentes cultures européennes. 

 

photoBalade dans les rues de Paris

 

LE BOX-OFFICE

63,7 millions de dollars hors frais marketing (d’après BoxOffice Mojo), pour un thriller dramatique d’époque, ce n’est pas un petit budget, au contraire. Les reconstitutions historiques ont un coût, surtout quand il ne s’agit pas de créer de toutes pièces un décor en studio, mais d’aller directement investir les rues et les travestir pour leur donner l’aspect vieilli et sale du XVIIIe.

Le budget du métrage se ressent directement, passant presque du simple au double par rapport à certaines productions du même genre. À titre de comparaison, un film comme Bel ami, sorti bien après (en 2012), avec un acteur plus connu en tête d’affiche (Robert Pattinson) avait coûté dans les 38 millions de dollars. Un autre comme Le portrait de Dorian Gray, un peu plus rapproché dans le temps, 35 millions. Et Entretien avec un Vampire barbotait déjà dans les 36 millions de dollars lors de sa sortie en 1994.

Et ce fut payant, puisque malgré cette sacrée somme engagée, le film a empoché quelques 135 millions de billets verts à travers le monde. Cette somme, ce n’est pas grâce à l’Amérique du Nord, qui ne compte que pour 2,2 millions dans la balance (au mieux, le film y était diffusé dans 280 salles), qu'elle a été réunie, mais en partie grâce à l'Allemagne. C'est là-bas que le long-métrage a été le plus robuste : non content d’être resté au top du classement durant ses trois premières semaines de vie, il y a amassé environ 53 millions de dollars, l’un des plus gros montants récoltés dans le pays pour un film dramatique.

Évidemment, de tels chiffres sont difficilement comparables avec les sorties américaines de Bel Ami, du Portrait de Dorian Gray ou encore d'Entretien avec un Vampire. Les deux premiers ont sous-performé au point de se vautrer et d’en perdre allure. Ne réussissant pas à recouvrir leur mise de départ, l’adaptation du Maupassant n’encaissait que 8,3 millions de dollars quand celle de l’Oscar Wilde en comptabilisait 20,5. Pour Entretien avec un Vampire, c’est une autre histoire. Certainement porté par son casting (Brad Pitt et Tom Cruise) et par bien d’autres qualités, il récoltait 223,7 millions de dollars à domicile.

 

photo, Ben WhishawRacler tous les fonds de tiroir pour faire succès

 

LE meilleur

L'odorat n'est pas quelque chose de palpable. Ni à l'écran, ni dans un livre. Donc tout le défi de Süskind, puis de Tom Tykwer, était de faire entrer le lecteur puis le spectateur dans l’univers quasi exclusivement olfactif de Grenouille, leur faire frémir les narines, ressentir ses sensations, ses passions odorantes grâce aux mots, puis aux images.

Tout comme le personnage principal crée un nouveau langage avec son nez, plus habile à s’exprimer ainsi qu’avec la parole, le gros du challenge  fût donc pour le cinéma de composer sa propre langue à son tour, d’imaginer des rythmes, des sons, des lumières et toutes autres choses visuelles ou auditives assez évocatrices pour que ce soit le nez qui s’en imprègne. L’idée donc d’adapter un tel livre, de transposer les odeurs et les impressions fugaces qu’elles peuvent éveiller, à l’écran, de rendre le tout visuel et de le composer dans le temps, se révèle donc particulièrement ambitieuse, et dangereuse.

Et malgré les critiques mitigées, voire carrément déçues, le métrage fourmille de bonnes idées et de réussites visuelles. Au lieu de donner à voir des odeurs en contrariant sans cesse son médium, le cinéaste s’en est servi sans retenue, faisant foisonner ses plans de mille et un détails évocateurs, s’appuyant sur l’excellente reconstitution historique et des costumes, craspouilles et élimés jusqu’à la corde pour plonger au mieux dans l'ambiance du Paris malodorant d'alors. Il n’y a qu’à regarder l’une des premières séquences du film, celle de l’accouchement, pour sentir la puanteur des restes de poisson sur ses vêtements, dans ses cheveux... pour avoir l'impression d'être sale. 

 

photo, Ben WhishawComposition tout en subtilité

 

Tout le film est composé comme une symphonie sensuelle, charnelle, viscérale. La caméra rampe sur les détails, quels qu’ils soient, sans pudeur. Elle essaie d’aller au plus près d’un objet, ou d’un personnage, pour en évoquer l’odeur. Grenouille n’en finit pas de sentir, d’errer dans ce qui ressemblerait plus à des égouts qu’au Paris qu’on connait. Il est tout le temps surstimulé par cette foultitude de mauvaises odeurs, visibles à l’écran.

Dès son ouverture judicieuse, dans un clair-obscur rappelant les peintures du Caravage (qui ont nourri, avec celles de Rembrandt ou encore Joseph Wright, l’imaginaire du réalisateur pour ce film), et son contraste avec le naturalisme de la séquence suivante, le résultat est là : par des jeux de lumière, d’esthétisation, de composition de cadre… les images parviennent à faire naître une odeur pestilentielle et nauséabonde. Mais l'histoire de Grenouille ne s'arrête pas à errer dans les rues puantes de Paris. Et c'est par la musique, composée par le réalisateur lui-même, que le film évoque ces chimères mi-ange mi-sirène, rousses et pures, croisées pour leur plus funeste destin dans les rues de Paris puis de Grasse.

`photo, Ben WhishawNaissance du senteur-frotteur

 

LE pire

Malheureusement, aussi belles soient les compositions, aussi travaillée soit la lumière, la photographie, les décors et les costumes, le film peine à convaincre. Certes la musique décrit parfaitement l'état de douce frénésie dans lequel certains parfums peuvent plonger le meurtrier, mais reste en tête qu'elle ne fait rien d'autre que sous-titrer l'évidence, contrairement à la reconstitution de la misère rampante. Le parfum de cette jeune femme, puis de cette seconde, est enivrant, oui, mais un simple panier de mirabelles ou une rose cueillie n'emplissent pas à eux seuls les narines ouvertes du spectateur. 

De la même manière, aussi belle soit l'orgie de fin de film, aussi réussie soit-elle visuellement, et assurément elle l'est, car elle a marqué plus d'un spectateur, il lui manque sa saveur, son parfum. Alors que film réussit à évoquer les odeurs les plus puantes, et celles plus provençales et mentholées de la lavande et des rues poussiéreuses et ensoleillées de Grasse, quand il s'agit d'imager une odeur hypnotique, il pêche presque systématiquement. L'intérêt n'est peut-être plus de donner à sentir une odeur, mais plutôt d'en montrer son pouvoir entêtant à en perdre la raison. Pourtant, reste en bouche un goût manquant qui dessert ces scènes, comme si ces moments d'extase étrange étaient factices, qu'ils se contentaient d'être visuellement mémorables, sans plus vouloir composer toute une ambiance olfactive autour d'eux.  

 

photoSublime mais sans odeur

 

Autre grande déception, si Ben Whishaw parvient à composer un personnage quasi mutique et complètement obsessionnel avec brio (un rôle qui lui permettra d'exploser d'ailleurs), Dustin Hoffman paraît, de son côté, toujours un peu en sous-régime. Tartiné de farine blanchâtre et les joues rosies par du phare, son personnage est par définition un peu ridicule. Ses éclats de voix italiens, ou sa passion morte pour les odeurs, l'acteur ne semble pas franchement y croire. Et la relation de maître à élève qu'il entretient avec Grenouille en pâtit forcément.

 

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commentaires
Peter_H
21/03/2021 à 21:36

Un film que j'ai trouvé magnifique à sa sortie et que j'ai revu plusieurs fois depuis.

Ded
21/03/2021 à 20:39

Je connais le roman et j'ai vu cette adaptation subtile et convaincante. C'est la deuxième fois dans ma vie de cinéphile que je trouve une bonne adaptation, après "Les Misérables" de Raymond Bernard en 1933...

Chonrei
21/03/2021 à 12:57

Une adaptation magnifique et intelligente du roman qui a su supprimer le passage le moins intéressant de ce dernier (le Marquis de Taillade-Espinasse).

Kyle Reese
21/03/2021 à 12:15

Je n'avais pas lu le livre quand j'ai vu le film tardivement et j'ai beaucoup aimé.
Je ne sais pas si c'est une bonne adaptation, à l'époque le livre était jugé impossible à adapter en film à cause de son sujet volatile impossible à suggérer sans odorama. Pourtant je l'ai trouvé à la fois subtile, cru, osé, ambitieux, poétique, artistique et maitrisé. Faudrait que je le revois.

Geoffrey Crété - Rédaction
21/03/2021 à 11:54

@Bibi67

La rubrique ne passe pas en abo, seulement certains articles, occasionnellement. Seulement 2 jusque là, mais l'écrasante majorité reste en accès non-abo (récemment : Galaxy Quest, Wolfman, L'Enfer du dimanche, Sucker Punch, Midnight Special...)

Bibi67
21/03/2021 à 10:20

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