Nocturama : critique uppercut

Geoffrey Crété | 10 février 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Geoffrey Crété | 10 février 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Le film de Bertrand Bonello devait à l'origine s'intituler Paris est une fête. La réalité a depuis frappé de plein fouet la capitale, et le film est devenu Nocturama. Une référence à Nick Cave, à Bret Easton Ellis, aux animaux nocturnes et aux cauchemars tapis dans l'obscurité, pour un voyage obscur et envoûtant aux côtés d'un groupe de jeunes terroristes. Pari risqué, pari réussi pour le réalisateur de L'Apollonide - souvenirs de la maison close et Saint Laurent ?

JEUNESSE D'ORÉE

Nocturama commence comme un thriller mystérieux et muet. Bertrand Bonello attrape le spectateur sans préliminaires pour le plonger dans une énigme aux multiples visages, qui s'infiltrent dans les veines de la ville par les couloirs du métro parisien. Qui, pourquoi, comment : peu importe. Le groupe avance d'un air presque décidé. Comme dans un film de braquage, chaque élément a une mission précise à accomplir, avec l'aide de complices stratégiques. L'horloge défile, le compte à rebours semble lancé et le drame, inévitable.

En quelques minutes d'une clarté et d'une assurance sans concession, Nocturama s'énonce comme une oeuvre féroce. Bertrand Bonello ne va pas s'excuser, s'expliquer, ou même hésiter. Il a entre les mains un sujet explosif (le terrorisme en France, à Paris), mais avance d'un pas solide. Découpé en deux parties distinctes, Nocturama repose sur les ruptures de rythme, les creux, les vides, l'espace dans la tête et dans la ville des protagonistes. Des immeubles déserts aux rues fantômatiques, du grand magasin silencieux aux escapades dans les rayons, Bertrand Bonello filme l'entre-deux. L'avant puis l'après. La tension qui monte jusqu'au moment fatidique, puis l'attente interminable et sinistre, dans une prison isolée et insonorisée.

 

PhotoLes yeux sans visage

 

NUIT BLANCHE

A une époque où le monde cherche à nommer les coupables et clarifier le visage de l'ennemi pour le maîtriser et le désacraliser, Bertrand Bonello se désintéresse des détails. Les personnalités, les origines, les raisons, les explications disparaissent dans l'océan d'incertitude, de doute, de détresse.

"Ça devait arriver", dit Adèle Haenel dans une apparition au coin d'un banc, comme un fantôme du cinéma de Bertrand Bonello ressurgi pour expliciter les choses - l'actrice était dans L'Apollonide, qui se terminait autour du périphérique parisien d'aujourd'hui. "Ça" devait arriver, pour une raison ou une autre. Contre HSBC, contre Jeanne d'Arc, contre le ministère, contre La Défense. Ou contre le Medef et les grands magasins, comme le lâche un personnage au détour d'une phrase, d'un air distrait. L'explosion et l'implosion étaient inévitables, avec ou sans ces personnages.

 

PhotoLa fausse insouciance

 

Lorsque l'un d'eux croise dans le magasin un mannequin qui est sa copie conforme, et qu'un autre se promène avec un masque sans visage, on comprend qu'ils n'incarnent plus rien d'autre qu'une certaine idée de la jeunesse. L'abstraction passe par les dialogues, qui évitent les questions primaires, mais également par ces entités qui errent dans les rayons froids d'une coquille vide de réalité.

Bertrand Bonello filme l'innocence malade, le désarroi de ces garçons et filles aux visages d'enfants, interprétés par un casting d'acteurs connus (Finnegan OldfieldVincent RottiersManal Issa) ou inconnus (Laure Valentinelli, excellente et hypnotique). Ces "ennemis d'état" se battent contre tout et rien, contre un monde qu'ils ne comprennent pas et pour s'unir face à un ennemi commun. 

 

PhotoL'identité perdue

 

AU MALHEUR DES OGRES

Après avoir commis l'irréparable, ils se réfugient dans ce grand magasin : une bulle artificielle, purgatoire du capitalisme où tout peut être cassé, essayé, touché. Coupés d'un monde qui a pris feu par leurs mains, ils s'enferment dans cet ersatz de bonheur qui se transforme en terrain de jeu régressif. Essayer des vêtements, faire du karting, étaler des poupées, écouter de la musique, faire un show en karaoké et afficher sa nudité dans les rayons. Ils tournent en rond dans leurs têtes, entre les murs, dans un ballet absurde et dérangeant.

Tandis qu'un silence funeste s'installe dans le coeur de Paris, la musique monte à l'intérieur. Pour occuper le temps, ils enfilent des vêtements chics ou une perruque, se maquillent dans une ambiance faussement légère. Un numéro musical sur My Way de Shirley Bassey hypnotise la bande, comme des adieux théâtraux au milieu de cette gigantesque mascarade presque comique. Nocturama mutiplie les écarts, les parenthèses, dessinant en creux le portrait de ses anti-héros désoeuvrés - le seul qui n'a pas posé de bombe est celui qui est amoureux comme un adolescent, et a une vraie raison de vivre.

Bertrand Bonello dit avoir montré Elephant d'Alan Clarke à ses acteurs, mais on pense aussi à celui de Gus Van Sant face à l'errance poétique de ces gens sans âge, notamment lorsque l'un d'eux cherche une parenthèse homosexuelle avant la tempête, comme les tueurs de Colombine dans la douche.

 

PhotoLe reflet démoniaque d'une génération perdue

 

LA NUIT DES CHASSEURS

Mais Nocturama n'est ni un objet théorique ni un brûlot politique étriqué. C'est surtout un fascinant objet de pur cinéma, qui flirte avec le film de genre (notamment Assaut de John Carpenter ).

Bertrand Bonello manipule les horloges, les sons, les musiques pour composer une symphonie glaçante, qui devient de plus en plus angoissante tandis que la fin se rapproche inéluctablement. Comme sur une toile abstraite, les couleurs, les éléments, les impressions se mélangent pour revenir en boucle, encore et encore. Un coup de feu, le silence, une ombre, les premières notes d'une musique brillamment réutilisée qui ne pourra plus être écoutée de la même manière ensuite (Bertrand Bonello compose et gère la musique lui-même), reviennent en écho comme dans un cauchemar nocturne.

L'Apollonide - souvenirs de la maison close et Saint Laurent avaient indéniablement mis Bertrand Bonello sur le devant de la scène, notamment pour sa capacité à filmer les corps, les transes, les effluves. Mais Nocturama est plus puissant, plus affirmé, plus pur. Formellement, c'est passionnant, fin, d'une précision enivrante. Thématiquement, c'est d'une intelligence étonnante dans sa capacité à résister aux réponses préfébriquées, tout en assumant le sujet sulfureux, entre fiction et réalité. Nocturama est une oeuvre terrible et magnifique, qui résonne longtemps dans l'esprit et continue à vivre au-delà des derniers mots, glaçants.

 

Affiche

Résumé

Un film hypnotisant d'une puissance folle, qui fait son chemin des mystérieuses premières minutes jusqu'aux derniers instants, foudroyants. Disons-le : le meilleur film de Bertand Bonello.

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commentaires
Tomaro
12/02/2020 à 15:53

Bonnello est un des cinéastes les plus prétentieusement vide du paysage, il est dans une ligue à part avec Honoré. Je lui souhaite de finir subventionné à s'occuper de mises en scène d'opéra !

Sharko
10/02/2020 à 22:32

Beaucoup l'ont découvert sur Netflix.
A l'avenir, je ne suis pas sur qu'un tel film puisse sortir en salle.

Working Joe
01/09/2016 à 10:40

@drocmerej

La dernière phrase de ton commentaire avec les points de suspension laissaient entendre autre chose...
La limite entre "prendre un risque" et manquer de discernement est mince, et je trouve ce nouveau titre parfait pour le film, que j'ai trouvé excellent.

drocmerej
01/09/2016 à 02:23

@working joe
Je ne parlais pas du film mais bien du titre. Je viens de relire quelques interviews (Le Parisien, Première notamment). B. évoque lui même ce risque. Il dit " Paris est une fête est devenu un slogan de résistance face au 13 Novembre. Il n'était pas question de laisser croire à une récupération. " Donc dans ce sens il y avait bien un risque ... "de laisser croire à une récupération" non ? Si on l'entend comme cela, ne pas courir ce risque n'a rien à voir avec un manque de courage par exemple.
Au final, et pour la raison évoquée, je pense qu'il a pris une sage décision en changeant ce titre, dont la nouvelle portée symbolique, acquise par les évènements, se mariait mal avec le film. Oui on peut changer d'avis ; ça n'arrive pas souvent, ici ou ailleurs, je pense

Working Joe
01/09/2016 à 01:37

On peut dire beaucoup de chose au sujet de ce film, mais pas "absence de prise de risque"...

drocmerej
01/09/2016 à 01:14

Pas que "Nocturama" soit un mauvais titre, mais le premier titre aurait pu rester inchangé. Je ne pense pas qu'il eût fallu le prendre comme une provocation dû au contexte, mais bien comme un hommage à un livre qui est redevenu entre temps un succès de librairie ( la référence en aurait d'ailleurs été claire pour le public, bien plus que B.E.Ellis ou N.Cave en tout cas). Enfin d'un autre côté on peut comprendre l'absence de prise de risque...

Trashyboy
30/08/2016 à 18:37

@La rédaction

c'est déjà bien d'avoir un cerveau! ;)

Geoffrey Crété - Rédaction
30/08/2016 à 18:13

@Trashyboy

Effectivement oui, petit court-circuit cérébral au moment d'écrire la phrase.

Trashyboy
30/08/2016 à 17:54

Vous parlez de Elephant de Alan Clarke,, et non pas Larry...

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