Critique : Leviathan

Simon Riaux | 23 mai 2014
Simon Riaux | 23 mai 2014

Créature mythologique à connotation religieuse, le Léviathan est un monstre aux proportions gigantesques, voué à engloutir sans répit ceux qui croisent son chemin. Loin d'être une énième imprécation d'auteur, la Bête qu'évoque le titre du nouveau film d'Andreï Zviaguintsev représente ici une notion fondamentale. Elle incarne les phénoménales forces à l'œuvre dans ce qui s'impose comme le meilleur film du 67ème Festival de Cannes, tout comme elle se réfère aux ambitions du métrage lui-même, véritable univers enclos dans un écrin de cinéma.


Alors qu'il nous offre peut-être le récit le plus grave qu'il ait conté depuis le formidable Bannissement en 2003, Andreï Zviaguintsev livre ici son film le plus lumineux et drôle. Un paradoxe qui illumine l'ensemble du film, lui confère une formidable autant qu'il le prémunit des lourdeurs d'un Ceylan. C'est que l'intrigue qui croit et se développe au cœur de Léviathan contient en elle des éléments typiquement russes bien sûr, mais une implacable mécanique l'absurde dont l'universalité frappa à chaque séquence. Comment ne pas être touché par le parcours pathétique et vibrant de Kolia, qui se bat pour protéger sa propriété des griffes d'un maire cupide et dont chaque action le rapprochera un peu plus d'une dépossession totale de son univers.

Et si l'intrigue nous offre des respirations bienvenues, à l'image d'un pique-nique où l'on dézingue à la sulfateuse les portraits officiels des chefs d'états soviétiques, le rire et les éclats de lumières qui strient le métrage permettent finalement à la créature du titre, le rouleau compresseur social lancé contre Kolia, d'exprimer toute leur implacable noirceur. Zviaguintsev joue de la grâce et du pathétique avec bonheur, emporté par une énergie ludique qui irrigue jusqu'à la photographie aérienne du film. Cette politesse du désespoir, cette volonté farouche de ne jamais baisser les bras ou laisser la narration virer à quelque chose de plus mécanique et artificiellement noire relèvent d'une même dignité dont son empreint le scénario et l'artiste derrière la caméra.

Enfin, si les grands auteurs russes sont autant de marronniers du journalisme culturel, trouver un réalisateur véritablement capable de les convoquer et de travailler en profondeur leurs identités remarquables est un ravissement. On pense ainsi souvent à Tchékov dans la formidable bataille que le film organise entre deux univers irréconciliables, ou dans le désir absurde des personnages de faire face, quel que soient les circonstances, quels que soient les risques encourus. La finesse psychologique n'est pas sans rappeler les meilleurs pages du Joueur de Dostoïevski, dont le mélange d'art brut et d'infini raffinement trouve ici une belle descendance. Et alors que la charge totale de Zviaguintsev à l'égard de la Russie actuelle, dont il va jusqu'à situer la corruption jusque dans le noyau spirituel, glace et impressionne, les images, elles, hantent. Léviathan prend ainsi tout son sens le temps d'une séquence terrifiante, ou le principal décor du film implose symboliquement après plus de deux heures d'un ascenseur thématique et émotionnel volcanique.  

EN BREF : Film le plus ambitieux et le plus maîtrisé du 67ème Festival de Cannes, Léviathan est d'une grâce et d'une gravité remarquables.

Résumé

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commentaires
Ded
17/02/2015 à 23:11

J'ai suivi ce film impressionnant et envoûtant d'un bout à l'autre avec la ferveur que lui confère l'exotisme de l'histoire et de son contexte.
Egalement, j'ai trouvé que la scène de tir (déjà à la kalachnikov ! et orchestrée de façon burlesque car on découvre progressivement que les cibles à dégommer sont les portraits officiels des chefs d'état successifs) est particulièrement jouissive, voire même hilarante.
En revanche, je n'ai pas très bien saisi (dans l'article) le parallèle avec "Le joueur" ??!!
Je terminerai sur une considération d'ordre éthylique : je me demande si le débit minute de vodka que s'envoient dans le cornet les protagonistes de cette histoire ne doit pas avoisiner peu ou prou celui de la Volga... Ebouriffant !

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