Critique : Le Prisonnier

Simon Riaux | 13 décembre 2013
Simon Riaux | 13 décembre 2013

Un demi-siècle après sa diffusion, on mesure encore mal le gigantesque impact du Grand-Œuvre de Patrick McGoohan, Le Prisonnier. Série d'un genre nouveau pour l'époque, qui osa sans peur ni reproche tailler de larges croupières au Septième Art, rendant instantanément caduque un James Bond déjà kitsch, ce que beaucoup perçurent alors comme une suite officieuse de Destination Danger s'apprêtait à redéfinir les codes esthétiques et narratifs alors en vogue. La revoir aujourd'hui est constater non seulement que le show a particulièrement bien survécu aux outrages du temps, mais qu'il demeure toujours en avance d'une époque, matière première toujours fertile pour les exégèses les plus délirantes.

Le Prisonnier ambitionnait lors de sa production, et de l'aveu de son instigateur principal, de critiquer vertement les dérives de l'époque et les tentations technoïdes de la société occidentale. « Je ne suis pas un numéro ! » clame perpétuellement notre héros, sans cesse ramené à son bagne idyllique, village de stuc dont on ne peut s'échapper. Au fil des visionnages, la série aura été perçue comme préfigurant les révoltes libertaires et individualistes de la fin des années 60, un refus du conformisme à l'ère du mainstream triomphant, l'îlot de résistance créateur face à une production de plus en plus normée, une comédie humaine fataliste, voire une parabole religieuse ou une métaphore extra-terrestre. La force de l'œuvre est de permettre à ces multiples interprétations de coexister et, comme toujours, d'enrichir indirectement son expérience.

La retraite de Patrick McGoohan (seulement trois interviews filmées depuis la fin de la diffusion jusqu'à son décès !) ne lui aura pas permis d'en débattre avec les plus furieux défricheurs de la culture populaire, mais il y a fort à parier qu'il serait aujourd'hui d'accord avec les travaux d'un Pacôme Thiellement : sa création ne vaut plus pour elle-même, mais bien pour ce que le public en a fait. Le Prisonnier, grâce à sa forme rétive à l'analyse, ses audaces (renouveler le casting presque à chaque épisode !), sa conclusion en forme de pied-de-nez abyssal, est désormais une source inépuisable et vivifiante d'analyses et de relectures, un totem indépassable. On pourra le voir aujourd'hui comme une pièce d'Histoire irradiant toujours un grand nombre de séries et de films, profiter de sa réédition HD pour rappeler que la télévision ne doit pas tout à David Lynch, ou se demander si McGoohan n'anticipait pas ici avec une clairvoyance bouleversante le fonctionnement d'Internet.

Car le Village, cette prison souriante, n'est rien d'autre qu'un espace extensible à l'infini et pourtant familier, une cour de récréation dont les surveillants avancent masqués, un système de contrôle dont les éléments perturbateurs sont les premiers reconducteurs. Ce que dévoile le show dans son déroulé visionnaire, c'est un lieu qui s'est substitué au réel, sans issue possible, peuplé d'avatars interchangeables et d'entités anonymes, un algorithme protégé par un Rôdeur/modérateur, un programme total. L'autre choc procuré par cette nouvelle vision, c'est la constatation froide et sans appel d'une vérité contenue dans le sourire narquois du Numéro 6 : rien n'a changé, ni ne changera jamais. Bienvenue dans le Village !

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