Critique : Les Arrivants
Il y a dans Les arrivants ce terrible constat que rencontre tôt ou tard toute personne un peu impliquée dans son travail : nous ne sommes que des êtres humains, par des super-héros, et il est impossible de repousser éternellement nos limites. Et en prendre conscience est d'autant plus terrible lorsque son occupation consiste au quotidien à aider des gens, les protéger des attaques extérieures, les empêcher de s'enfoncer dans la misère et la précarité. Bienvenue dans les bureaux de la Coordination pour l'Accueil des Familles Demandeuses d'Asile, CAFDA pour les intimes, où une poignée d'hommes et de femmes - surtout de femmes - luttent âprement et quotidiennement pour s'assurer que des familles étrangères arrivées en France par inconscience ou par nécessité soit accueillies le mieux possibles et trouvent dans cette France rêvée le semblant de terre d'asile qu'elles sont venues chercher. Le documentaire de Claudine Borries & Patrice Chagnard s'intéresse autant aux arrivants du titre qu'à celles qui sont chargées de les réceptionner le mieux possible tout en leur faisant comprendre que l'hexagone n'est pas le pays des Bisounours, prêt à accueillir toute la misère du monde sans demander de contrepartie ou de signal sincère de détresse.
Les arrivants suit principalement
deux femmes qui font le même métier mais s'en acquittent différemment.
Comme une image double, et qui donne l'impression d'être exhaustive, de
ce système social français complexe, mal fichu, mais pas dépourvu de
coeur. Il y a d'abord Colette, vieille briscarde, dépassionnée mais
toujours impliquée, qui a appris avec le temps à se détacher de la
destinée de ces gens qu'elle voit défiler dans son bureau jour après
jour. Sans le dire - pas de voix off ni de commentaires face caméra, la
liberté documentaire est à ce prix -, on la sent résignée, toujours
désireuse d'aider mais consciente que la plupart de ces gens-là
survivront plus qu'ils ne vivront. La joyeuse pagaille dans laquelle
elle travaille - dossiers difficiles à trouver, traductions
approximatives, confusions - est révélatrice non pas d'une envie de
négligence, mais d'une fatigue morale accumulée au fur et à mesure
d'années de travail sans reconnaissance. Quoi de pire que de travailler
d'arrache-pied sans savoir si, au final, les efforts auront porté leurs
fruits ?
Et puis il y a Caroline, beaucoup plus jeune mais plus sûre
d'elle en apparence, arrogante et agressive comme le serait une jeune
militante humanitaire déjà consciente des limites de son action mais
souhaitant se dépasser. Nul besoin pour les réalisateurs de la
sanctifier : cette femme est admirable car n'hésitant pas à se faire
harpie auprès de ses "protégés" si c'est le mieux qu'elle puisse faire
pour eux. Résultat : image de tyran mais résultats convaincants. Comme
Colette, mais de façon plus évidente, Caroline est une héroïne des temps
modernes, qui prend sur son dos toute la détresse du monde et tente de
faire comme si cela n'avait pas d'importance. Quand tombe le masque de
froideur, Les arrivants n'est
plus seulement édifiant et passionnant : il devient également
bouleversant car il entre avec pudeur dans les failles de ces femmes
dont la résistance n'est pas infinie. Quand Caroline, avec ses allures
de machine sans ressenti, finit par craquer, c'est comme quand Colette
montre des signes d'affection pour une famille de demandeurs
particulièrement attachants et mal partis dans la vie : on vibre parce
que ce mot générique et ingrat qu'est "administration" révèle pleinement
son humanité.
Le dispositif est sobre, le propos jamais appuyé :
Claudine Borries et Patrice Chagnard ont fait le choix salvateur de
laisser s'exprimer par elles-mêmes les incompréhensions, les doutes, les
coups de sang et les indignations qui s'emparent de ces employées dont
personne, pas même leurs proches, ne pouvait imaginer l'intensité du
quotidien. Et que chacun choisisse sa ou ses familles favorites, de ce
couple mongol (ou pas ?) à cette jeune femme enceinte qui ne sait même
plus d'où elle vient : tous ces gens-là ont une histoire, dont on ne
connaît souvent ni le début ni la fin, à la manière de ce que le grand
Raymond Depardon nous a régulièrement offert au cours de sa belle et
impressionnante filmographie.
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