Critique : The September issue
Le diabke s'habille en Prada, disait la gentille comédie de David Frankel, dont l'héroïne s'inspirait fortement d'Anna Wintour. Prada or not Prada, telle n'est pas la question ; en revanche, The september issue ne la fait jamais apparaître comme un être diabolique. Anna Wintour serait plutôt une girouette hors normes, la seule à pouvoir prédire le sens du vent tout en indiquant à Éole dans quel sens il doit souffler. Une femme d'influence capable de faire et défaire la mode à son gré, de balayer d'un revers de la main une tendance prometteuse ou le fruit d'un travail de titan. Tout ça apparemment sans calcul, mais dans le seul but de livrer chaque mois un nouveau numéro du magazine Vogue, encore plus irréprochable et original que le précédent.
Chez Vogue,
le point culminant a lieu en septembre, avec la parution d'une édition
de rentrée plus épaisse que l'annuaire de la Creuse, guide de référence
de la saison à venir qui sera lu par une américaine sur dix. The september issue
consiste en un making of, étalé sur environ six mois, de l'élaboration
de ce fameux numéro. L'occasion pour le réalisateur R.J. Cutler
d'infiltrer la rédaction et de s'intéresser non seulement à la façon de
faire et d'être d'Anna Wintour, mais aussi à quelques-uns de ses
collaborateurs, loin de paraître effacés malgré le charisme bestial de
la dame. Une caméra libre et un montage alerte permettent de se plonger
totalement dans la frénésie qui anime une rédaction excitée par les
enjeux multiples, qu'ils soient collectifs - réputation de la revue,
expansion financière - ou individuels - être en bons termes avec Anna,
être dans les petits papiers d'Anna, ne pas se faire virer par Anna. La
Wintour a beau ne pas être le diable incarné, sa froideur naturelle et
son exigence ahurissante en font en effet une personne qu'il vaut mieux
ne pas contrarier.
Mais quelques irréductibles parviennent à tenir
tête à la prêtresse de la mode. En tout cas une : sous une tignasse
rousse un peu douteuse, une certaine Grace Coddington se montre aussi
têtue et aussi ambitieuse que sa supérieure. L'entente est loin d'être
toujours cordiale, les échanges ressemblent parfois à des dialogues de
sourds, mais le respect est bel et bien présent entre celles qui
débutèrent leurs carrières côte à côte. The september issue
fait cohabiter de façon relativement équilibrée ces deux personnalités
hors normes, dont l'alliance produit un humour toujours savoureux et
jamais gratuit. La façon qu'a Anna Wintour d'émettre des avis express
sans mettre de gants est évidemment savoureuse, mais les râleries de
Grace en coulisses le sont tout autant. Une façon pour elle de combler
sa rage de voir tout un travail réduit à quelques pages puis tronqué et
re-tronqué sous l'impulsion de l'impitoyable rédactrice en chef. Le
film de R.J. Cutler transmet à merveille la frustration partagée par
l'artiste et le journaliste, dont les efforts répétés sont d'abord
condensés avant d'être jetés en pâture à des critiques qui livreront
leur opinion en quelques mots à peine. Si le film peine à humaniser
Wintour, qui ne fait qu'un avec son job et n'a apparemment aucune
faille (le regard de sa famille, peut-être ?), il rend tous les autres
beaucoup plus accessibles, attachants et fragiles, s'éloignant
brillamment d'un univers souvent réduit à ses facettes les plus
artificielles.
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