Critique : Le Temps des gitans

Julien Foussereau | 6 juin 2007
Julien Foussereau | 6 juin 2007

Rassembler le meilleur d'une cinéphilie étendue reviendrait à inventorier des morceaux d'existence passés devant un écran, petit ou grand, sur lequel des séquences inoubliables nous auraient submergés par leur grâce. Certaines s'imposent à nous comme des évidences : un ballet spatial au son du Beau Danube Bleu, un prologue expressionniste de Metropolis, le monologue fatigué d'un androïde en manque de vie et, dans le cas présent, une nuit de la Saint-Georges à la mode rom hallucinée. Vingt ans après, revoir la scène la plus belle et emblématique du cinéma d'Emir Kusturica, réécouter Ederlezi reprise par les chœurs orthodoxes donnent toujours autant la chair de poule. Et autant envie d'aimer Le Temps des Gitans.

 

Rappel des faits. À l'époque, Kusturica n'est, certes, pas un cinéaste lambda : « palmé » à tout juste trente ans en 1985 pour Papa est en voyage d'affaires, il est surtout connu dans le milieu pour exercer dans le registre de la chronique dramatique et psychologique. Son Temps des Gitans sera surtout le temps de l'affirmation d'une identité visuelle inédite : une signature onirique et baroque dévastatrice, une alchimie capable de combiner l'impensable. Le Temps des Gitans est indéniablement la matrice qui irriguera toute son œuvre postérieure (dont Chat noir, chat blanc serait le double farceur et positif ?), avec les thématiques récurrentes de l'errance (Johnny Depp dans Arizona Dream : gitan à peine dissimulé du Nouveau Monde ?), le malaise identitaire yougoslave avant sa disparition dans la violence barbare (Underground).

 

Á travers l'odyssée tragique de Perhan, c'est tout le malheur d'un peuple que relate Kusturica, celui des Roms de Macédoine. Par la toute puissance de son lyrisme, Kusturica nous lie corps et âme pendant deux heures et demie à sa souffrance, à son impossibilité de demeurer pur et naïf, contraint de renier la pureté d'une nuit de Saint-Georges fantasmé pour mieux s'abandonner à une existence sordide (en l'occurrence, le trafic d'enfants). Tout le génie de Kusturica-le-gitan-spirituel repose dans ce melting pot parfait composé d'influences littéraires (on pense franchement à Dickens), cinématographiques (Welles, Buñuel, Tarkovski, Coppola...), religieuses (le rite purificateur hindou par l'eau, l'orthodoxie devenue païenne) tout en fusionnant le burlesque et le fantastique au drame, la réalité au rêve. Tel une réappropriation tzigane, c'est là qu'il fait toute la différence.

 

Non content d'être le plus beau porte-étendard de l'identité rom, Le Temps des Gitans synthétise toute la majesté du regard du Kusturica d'alors : revenir aux Origines, à la pureté pour retrouver le paradis perdu. L'Histoire s'est chargée de lui rappeler qu'il ne se trouvait nulle part et surtout pas chez lui. Les éléments primaires que sont l'eau, la terre et le feu ont divorcé raconte Ljubica Adzovic à Perhan  au début du film, l'essence même de son cinéma n'a eu de cesse depuis de vouloir les réunifier sur pellicule. Le cinéma selon Kusturica comme rempart à l'horreur du monde ? Pour s'en convaincre, re-regardons Le Temps des Gitans.

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