Critique : Les Tueurs

Julien Foussereau | 5 avril 2007
Julien Foussereau | 5 avril 2007

Deux tueurs débarquent en nocturne dans une bourgade sans histoire du New Jersey pour y exécuter un contrat. L'homme, surnommé le Suédois, pris pour cible est étendu dans son lit de chambre d'hôtel. Il est jeune, beau, a toute la vie devant lui. Toutefois, quelque chose dans ses yeux fatigués annonce que l'esprit n'est pas au diapason avec son corps. D'ailleurs, il ne bouge pas. L'homme attend sa dernière heure et le carillon sera celui des revolvers. Cet incipit aussi mystérieux qu'envoûtant est le fait d'Ernest Hemingway, auteur d'une nouvelle intitulée Les Tueurs. Robert Siodmak la met en scène avec une fidélité religieuse... Ne dit-on pas pourtant que les meilleures adaptations passent justement par l'infidélité au matériau de base ? Avec l'aide de John Huston à l'écriture, Siodmak commet la plus belle des trahisons en prolongeant cette histoire courte pour arriver à l'un des plus magistraux films noirs jamais réalisés.

Le tour de force des Tueurs est d'être parti de l'histoire courte d'Hemingway, puis de proposer une mise en lumière de ce qui est sous-entendu entre les lignes sèches et ciselées du romancier. Les Tueurs est en quelque sorte un shaker où l'on y place pêle-mêle : une nouvelle de 1927, la forte influence expressionniste d'un cinéaste juif allemand ayant fui le nazisme, un cinéma américain ayant découvert les merveilles du bouleversement narratif avec Citizen Kane quelques années plus tôt et un contexte immédiat d'après-guerre pas si rose (1946). En résulte un somptueux melting pot du noir. La grandeur des Tueurs tient dans son homogénéité : dans le mariage pas gagné d'avance entre les éléments cités plus haut afin de livrer un divertissement suffisamment bien calibré pour espérer un succès public tout en l'éclairant d'un regard juste et pessimiste sur un monde en déconfiture.

 

 

« I did something wrong once » dit le Suédois à son collègue de travail quelques minutes avant de se faire cribler de balles. Cette phrase mystérieuse de Hemingway devient chez Siodmak, Veiller et Huston le point de départ à l'installation d'une Amérique d'après-guerre angoissée et impitoyable pour qui ne prend pas le train en marche. Ole Andersen n'a même jamais atteint le quai, en born-loser pas bien malin mais attachant  pour qui combines et larcins sont devenus inéluctables. Comme tout bon noir se respectant, le Suédois franchit consciemment la ligne jaune pour les beaux yeux de Kitty, femme fatale qui ne mérite pas tant. Pourtant, ce basculement dans le crime pour de magnifiques yeux félins n'est qu'une excuse inconsciente pour conjurer son impuissance face à un carcan sociétal étouffant et assouvir les pulsions que ce dernier a créés.

 

Par la structure narrative de son film, Siodmak affiche une empathie réelle à l'égard du tragique destin de Ole Andersen, homme des bas-fonds attiré par le luxe, l'argent et les femmes sublimes. Son impasse sociale est magnifiquement dépeinte dans la mythique apparition d'Ava Gardner, accoudée au piano chantant « The More I Know of Love » : le tout jeune Burt Lancaster dévore des yeux cette plus que probable garce au regard incandescent. Ils sont à deux pas l'un de l'autre, néanmoins un océan les sépare. Ce passage figure parmi les onze flash-back que compte le film. Un procédé qui permet évidemment de comprendre comment Andersen en est arrivé là et qui n'est pas repris tel quel de Citizen Kane par Siodmak : il innove en déstructurant la chronologie du récit antérieur. Mieux, il fait de James Reardon, l'enquêteur, un membre à part entière du récit...jusqu'à devenir l'antithèse de Ole.

 

Reardon n'est pas un privé, juste un représentant d'une agence d'assurances, un rouage du système. Son job consiste moins à faire la lumière sur la mort du Suédois qu'à vérifier si tous les paramètres légaux sont remplis pour délivrer à sa bénéficiaire l'assurance-vie qu'Andersen avait contractée avant de remonter ensuite la piste d'une affaire de braquage non élucidée (qui donne lieu à un superbe plan-séquence démontrant la modernité de Siodmak.) En ce sens, Reardon est un instrument du pouvoir répressif. Détaché, asexué, d'un calme olympien en toutes circonstances, capable d'adapter instinctivement son discours face à son interlocuteur, Reardon est une ombre et la nonchalance avec laquelle il résout son affaire fait froid dans le dos. C'est peut-être le secret que recèle ce joyau : derrière les oripeaux d'un film noir magnifique glissant peu à peu vers l'abstraction, Les Tueurs parle de la défaite des marginaux dévorés par une modernité confinant à la déshumanisation. Pas étonnant qu'avec une thématique pareille, Hemingway estimait le film de Siodmak comme la meilleure adaptation de son œuvre.

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