Critique : Sartre par lui-même

Jean-Paul Sartre. Le personnage n'est plus à présenter : icône de l'intellectuel français, il est surtout l'un des plus importants philosophes et écrivains du 20ème siècle. Son engamement politique et ses frasques avec Simone de Beauvoir dans le Saint-Germain d'après guerre alors en pleine mutation où se retrouvaient les représentants de la révolution artistique des années à venir, de Boris Vian au jazzmen noirs américains en passant par des artistes de tous horizons accompagnés de leurs muses, sont ultra connues, surtout depuis les médiocres téléfilms diffusés voici quelques mois sur une chaîne publique.

Si son nom reste avant tout attaché à l'existentialisme, peu nombreux sont ceux qui savent exactement de quoi il en retourne et sa pensée reste assez confuse pour le commun des mortels. Difficile d'ailleurs pour un non philosophe, même bon lecteur, d'y voir clair dans une œuvre aussi complexe et touffue que L'être et le néant. Cela relève un peu du parcours du combattant. L'avantage et l'originalité de Sartre est d'avoir sans cesse tenté de « vulgariser » ses grandes théories afin de les offrir au plus grand nombre. C'est ce à quoi s'emploie L'existentialisme est-il un humanisme ? par exemple, entrée en matière idéale. Ses romans ou pièces de théâtres font également pendant à des écrits plus difficiles.

Malgré tout les possibilités d'entrer dans l'œuvre et de s'approcher du personnage sont minces, surtout à une époque où l'image sous toutes ses formes a pris le dessus sur un exercice de lecture qui semble être passée au second plan. Nous n'avons droit qu'à une petite partie de son travail, le sommet de l'iceberg en quelque sorte. Le documentaire que propose Montparnasse terminé en 1976 et auquel Sartre a étroitement collaboré remédie de la manière la plus efficace à tous ces problèmes et se pose pour tout un chacun, de l'étudiant au profane qui a soif de connaissances, comme l'introduction idéale.

Réalisé par Alexandre Astruc, l'un des premiers critiques cinématographique d'après guerre à être passé derrière la caméra, Sartre par lui-même contient en germe certaines de ses grandes idées sur le cinéma. Auteur prolifique dans les principales revues d'après guerre, Astruc reste célèbre pour un texte majeur paru en 1948 concernant ce qu'il a appelé la « caméra stylo » : il pensait que le cinéma pouvait, comme la littérature ou l'essai, être un lieu où il serait possible d'exprimer des idées abstraites autrement que par des associations de montage. Il valorise également l'utilisation de caméra 16mm beaucoup plus pratiques, ce qu'il fait aussi dans ce film : la qualité de l'image n'est plus primordiale, seules comptent les idées.

Grand admirateur de Sartre et auteur de quelques articles importants sur le personnage, Astruc en profite pour réaliser ce documentaire biographique dans lequel Sartre, interrogé par certains de ses proches, abordera tous les sujets : sa jeunesse, ses engagements, sur l'existentialisme et sur son œuvre littéraire et philosophique et son rapport avec le cinéma. Rappelons que Sartre a entre autres écrit une première mouture du scénario de Freud, passion secrète de John Huston. Laissant l'homme libre de s'exprimer comme il le souhaite, Astruc s'efface le plus possible, trouve une distance idéale afin de rester en retrait sans pour autant disparaître et nous amène au cœur même de discussions passionnantes, nous fait pénétrer dans un territoire intime qui se révèle être la plus belle entrée en matière possible dans la pensée d'un des grands intellectuels du siècle dernier.

C'est Sartre qui dirige les débats et il se livre sans gêne, vulgarisant au mieux sa pensée pour l'auditeur néophyte : Astruc n'a plus qu'à choisir parmi la multitude d'entretiens accordés et à illustrer son film à l'aide de quelques documents et d'images d'archives qui replongent le spectateur dans une époque en pleine effervescence qu'il n'a pas forcément connue qui s'étend du Paris d'après guerre à la France des années 1970. Durant les 3 heures que dure le film découpé en deux partie présentant successivement la pensée de Sartre avant de s'occuper de ses engagements politiques, tout est fait pour faciliter l'entrée dans une œuvre complexe et complète et pour nous aider à nous y retrouver et à avancer au mieux dans la découverte d'un des personnages majeure de notre histoire culturelle.