Critique : Chokher Bali

Marjolaine Gout | 1 mars 2007
Marjolaine Gout | 1 mars 2007

À l'image des grands peintres, Rituparno Ghosh et son chef opérateur Aveek Mukhopadhay s'affirment en fins coloristes en adaptant avec maestria le roman de Rabindranath Tagore. Enfant de peintre et de cinéaste, Rituparno Ghosh a un sens inné pour distiller les arts picturaux et musicaux. Avec Chokher Bali, il s'affranchit de l'ombre du légendaire Satyajit Ray pour créer sa propre dialectique, à commencer par l'usage de la couleur. Fil conducteur, vecteur d'émotion, le rouge a un statut primordial dans ce film d' « auteur ».


Ici nos pupilles revivent sous une dominante cuivrée où à l'instar de Camille Corot, Ghosh ajoute de ci de là des taches complémentaires afin que le film paraisse plus rouge. Il nous emporte dans un univers subtil et sublime. Chokher Bali fait écho dans le message et l'esthétique à la célèbre toile de Delacroix : « La mort de Sardanapale » (1827). Dominée par le rouge, ce tableau présente l'amour tel un combat où la civilisation est en jeu. L'homme y est tiraillé entre désir et nobles aspirations. La femme est à la fois un objet de convoitise et de destruction. Le rouge passionnel et le noir inquiétant, marquent avec contraste le rapport entre les corps entre érotisme et violence. Reflet de la bourgeoisie française du début du XIXème siècle, cette oeuvre met en question le pouvoir des hommes contrôlés par l'érotisme où le corps des femmes devient un champ de bataille. Chokher Bali, drame passionnel résonne ainsi par sa description des rapports entre les sexes dans une société en plein clivage politique et sociale.


Dans un huis clos feutré, Ghosh met en place un carré amoureux représentant un microcosme de la société Bengali des années 1900. Il y explore la dualité des émotions qui gouvernent l'Homme à travers ses instincts humains et leurs aspects destructifs. En outre, Chokher Bali ne se résume pas à disséquer un monde de frustration, de désir et de manipulation. Le film présente de nombreux thèmes, dont la condition de la femme et des veuves hindoues (les femmes étant un des thèmes récurrents de l'œuvre de Tagore). Ainsi, Ghosh utilise en apparence le combat d'une veuve comme métaphore de la lutte du Bengale pour son indépendance. Or, dans ce film truffé de symboles, les apparences peuvent être trompeuses. Car, en effet, le réalisateur s'amuse à laisser méthodiquement des indices dans son film. Suivant ce fil d'Ariane, on constate donc l'omniprésence de l'empire britannique dans chaque plan avec le thé, la blouse, les peintures de nues occidentales …soulignant ainsi leur impact et leur importance. En effet, ceux-ci entraînent des changements au sein de la société indienne qui se modernise. La musique tirée des compositions de Rabindranath Tagore participe à révéler l'influence du Royaume-Uni sur l'Inde avec cette tradition développée à Calcutta du mélange de la musique classique occidentale à l'indienne. Mais tous ceci n'est que détail, décor et accessoire permettant au spectateur de se plonger mieux dans cette époque et de comprendre cette société en pleine mutation.


Chokher Bali traite avant tout d'un personnage, d'une femme : Binodini. Cette jeune veuve éduquée à l'anglaise, interprétée par une Aishwarya Rai saisissante de réalisme, est le noyau, l'énigme du film. Personnage catalyseur, elle est l'instigatrice d'une rébellion silencieuse. Elle écrit des poèmes dans le style anglais, elle proteste, émet des opinions. Les autres personnages ne sont que des pions au sens propre comme au figuré. L'histoire de Binodini est à priori sans importance, sans conséquence. Or elle va bousculer son monde. Veuve, refusant de porter ce fardeau elle se révolte en cédant notamment à ses désirs charnels. Elle se bat ainsi en quête d'existence, en cherchant la clef de son épanouissement. Chacune de ses expériences se solde par un échec. Sa quête d'idéalisme vaine, elle trouve finalement sa réponse cachée en elle. En effet, le film se clôt par une lettre de Binodini, qui a vraisemblablement la portée d'un manifeste politique. Mais la traduction est erronée, puisqu'il n'est en aucun cas question de « pays » mais d'« espace ». Elle ne parle ainsi ni du Bengale, ni de l'Inde ou de l'Angleterre mais de sa libération, celle de s'être trouvée. Elle réalise qu'elle n'a pas besoin d'un homme pour la définir et la compléter. Binodini parle de son indépendance en tant que femme, d'un espace qu'elle s'est définie, qui siège au plus profond d'elle. Cette tirade est forte en signification, elle affirme ainsi qu'elle a trouvé réponse à sa quête : elle s'est trouvée et a ainsi brisé ses chaînes dictées par les lois des hommes pour embrasser sa liberté. La liberté et la quête de soi ne s'acquièrent pas ainsi par le pouvoir, les lois ou au contact d'autrui mais au plus profond de ces entrailles. Chokher Bali est ainsi un film sur la quête de soi. Des jumelles laissées sur cette lettre sont ainsi déterminantes. Elles montrent que Binodini vivait alors en position de voyeur, d'attente à épier une vie qu'elle ne pouvait avoir. Cet élément lève le voile sur son personnage énigmatique et ses aspirations. Elle est désormais partie à la rencontre de la vie, cette véritable passion qui l'animait : celle de liberté et d'indépendance.


Avec ce long-métrage, Ghosh réussit là où beaucoup ont échoué à capturer l'émotion et à traduire le message central des œuvres de Tagore. Néanmoins, la complexité du sujet et son traitement laissera peut-être beaucoup d'entre vous perplexe, voire aura des effets soporifiques. Mais rien que pour la magie visuelle, la singularité des dialogues, Chokher Bali est un film à découvrir tant par sa griffe artistique et sa mise en scène atypique. Et puis pour les adeptes d'énigmes à la Sherlock Holmes, cette leçon de cinéma reste un original casse tête à résoudre.

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