Critique : Coffret Barbet Schroeder

Nicolas Thys | 14 décembre 2006
Nicolas Thys | 14 décembre 2006

La carrière de Barbet Schroeder est certainement l'une des plus atypiques du cinéma et fait de lui un inclassable dans un milieu où tout est souvent très carré. Quasiment apatride : il est né en Iran, a grandi dans un milieu germanique, s'est installé un temps en France avant de voyager dans le monde entier pour se fixer enfin aux États-Unis, nation d'exilés par excellence. Il a également endossé de nombreuses casquettes et s'est essayé à tous les styles. Il commence comme critique aux Cahiers du cinéma puis devient producteur, créant l'une des maisons de production les plus importantes des années 60, Les films du Losange qui permit à de nombreux cinéastes de la « Nouvelle Vague » de trouver des financements : Rohmer et Pollet notamment.


Sa carrière de cinéaste débute réellement en 1969 avec un film choc stupéfiant (au sens propre comme au sens figuré) More, avant de se tourner vers le documentaire parfois ethnographique, parfois animalier et traçant même le portrait du dictateur africain Amin Dada. Il reviendra par trois fois à la fiction mais fort de son expérience documentaire il cherchera à chaque fois à décortiquer l'humain, sa psychologie, ses pratiques et ses dérives qu'elles soient sexuelles dans Maîtresse ou liées à un phénomène de dépendance : la drogue dans La Vallée et le démon du jeu dans Tricheurs. Enfin il s'installe définitivement aux États-Unis et se spécialise dans le thriller psychologique.


Le coffret proposé par Carlotta revient sur sa première période de cinéaste, certainement la plus créative, intéressante et propose de découvrir trois films assez peu diffusés et pourtant fondamentaux pour comprendre l'ensemble de son œuvre. En premier lieu deux très beaux documentaires : Général Idi Amin Dada et Koko, le gorille qui parle puis Tricheurs, son dernier film avant un exil hollywoodien.

GÉNÉRAL IDI AMIN DADA (Note : 9/10)

Idi Amin Dada est un dictateur africain, démocrate révolutionnaire selon ses propres termes, qui a sévi en Angola dans a presque totalité des années 70. Quelque peu passé aux oubliettes il reste de lui l'image d'un homme imbu de lui même, violent et fou qui se prenait pour le maître à penser de tous les grands de ce monde alors que ces mêmes grands savaient tout juste qui il était. Le film de Barbet Schroeder, incontestablement l'un de ses meilleurs, dresse un portrait saisissant de cet admirateur d'Hitler, antisioniste, et manipulateur invétéré dans ce qui reste un témoignage unique, le tyran ayant rarement accepté de se laisser filmer de cette manière.


Général... est donc à la fois un document précieux, une trace historique à prendre en compte et une tentative réussie de pénétrer l'esprit torturé d'un psychopathe au pouvoir et par là une nouvelle vision, 30 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, de ce qui peut subsister du totalitarisme à l'heure où les pays occidentaux tentaient de réparer leurs propres dégâts délaissant un continent entier ou s'en servant uniquement pour faire fluctuer son économie sans se soucier des dégâts politiques. La séquence de pré-générique décrivant l'état du pays avant et après l'accès au pouvoir d'Amin Dada est frappante de ce point de vue là.


Mais partagé entre des images de l'homme dans sa vie de tous les jours, des entretiens et une voix-off qui rétablit la vérité sur certains points cruciaux, ce portrait peut se voir également comme une réflexion plus générale sur la forme documentaire, abordant des thèmes importants comme la vérité, la manipulation d'image et interrogeant en les mettant au jour directement les dispositifs de mise en scène propre au documentaire, d'une manière différente mais tout aussi percutante que le faisait Chris Marker dans Lettre de Sibérie 20 ans plus tôt. Déjà le titre laisse songeur : non portrait mais autoportrait. À quoi sert donc Barbet Schroeder si le Général réalise son propre autoportrait ? La réponse est simple : il sert de guide au spectateur. En effet dans plusieurs séquences on voit Amin Dada montrer au cameraman ce qu'il doit filmer et par là se mettant lui même en scène avec sa propre voix en toile de fond. On retrouve mêlé à tout cela un autre style documentaire, celui de la reconstitution : le général, désireux de montrer son pouvoir allant jusqu'à mettre en scène avec l'armée de son pays : soldats, hélicoptères, etc... une fausse tentative pour s'emparer d'un territoire ennemi (avec bien entendu un happy-end pour lui et fausse victoire à la clé).


Schroeder se laisse faire dans un premier temps par le dictateur pour ensuite mieux retourner les images contre ce dernier grâce aux quelques mots de commentaire et au relâchement d'Amin Dada qui se sentait en confiance. À l'aide d'anecdotes amusantes ou effrayantes, de questions menant à des contradictions ou à des non-dits explicites, le cinéaste dévoile la face cachée d'un dictateur qui désirait plus que tout contrôler son image comme il contrôlait les médias et son simulacre de gouvernement, et finit par atteindre son but de manière magistrale. L'auto-dénonciation du régime est parfaite et la réflexion sur les pouvoirs de l'image très bonne.

KOKO, LE GORILLE QUI PARLE : (Note : 9/10)

Suite à son film Général... Schroeder s'arrête quelques temps en France, le temps d'y réaliser Maitresse puis il repart aux États-Unis où il trouve matière à réflexion auprès de biologistes, éthologues et psychologues en tout genre et y réalise Koko, le gorille qui parle, certainement l'un de ses films qui sera le plus matière à polémique (religieuses essentiellement) mais également l'un des documentaires les plus fascinants sur ce qui est sans doute le thème de prédilection du cinéaste jusqu'aux années 80 : l'Homme. L'intérêt du film est de ne pas tenter de dire des vérités brutes mais au contraire d'apporter plusieurs points de vue différents, même si on sent un intérêt accru pour certaines thèses, de les confronter et surtout d'apporter une matière à réflexion davantage que des réponses toutes faites.


Après une brève séquence résumant les expériences scientifiques précédentes souvent infructueuses ayant eu pour but d'apprendre à un singe à parler, à acquérir un langage humain oral, Barbet Schroeder se concentre sur l'une des plus étranges découvertes scientifiques des années 70 qui va lui permettre d'aller plus loin encore dans sa tentative de compréhension de l'être humain et de l'animalité d'un point de vue philosophique à travers l'histoire de Koko, un gorille auquel plusieurs chercheurs américains venus de Palo Alto, ville dans laquelle est située un important centre de recherche en psychologie et en communication, apprennent le langage des signes.


Le film en quelque sorte fait diversion. D'un simple singe le cinéaste retourne à ses obsessions : si le singe peut parler, même si c'est à l'aide de signe, s'il sait même cumuler certains mots afin de faire des phrases même syntaxiquement incorrecte ou d'avoir des idées où se situe alors la limite entre l'homme et l'animal que l'on opère depuis des siècles ? Le singe, qui a 5 ans, est d'après les biologistes et psychologues juste un peu moins évolué qu'un humain au même âge. Il possède 300 mots courants et en a déjà utilisé plus de 600 : jusqu'à quel stade son développement peut il continuer ? Schroeder filme d'ailleurs le singe comme un enfant turbulent qui apprend à se maîtriser et insiste sur certaines scènes de punitions lorsqu'il n'est pas sage et sur les moments de discutions entre la psychologue qui joue presque le rôle de maman et l'animal.


Mais certaines questions divisent et diviseront toujours : le directeur du zoo se demandant comment réagirait Koko maintenant s'il se retrouvait auprès des siens : plus vraiment un singe, pas un humain non plus... qui est il ? Et peut-il comprendre des notions aussi abstraites que le bien et le mal, la jalousie ou l'amour ? Koko est en fait un reflet, au sens où il fait office de miroir pour le cinéaste, de la nature humaine. Il ne reste au spectateur qu'à se plonger en lui et à s'interroger au delà de ses présupposés, à voir la part d'animalité dont nous sommes composés et dont Schroeder scrute sans cesse les apparitions dans son œuvre : c'est en cela que le film est fondamental et particulièrement réussi.

TRICHEURS (Note : 7,5/10)

Après Koko... Barbet Schroeder reste aux États-Unis et essaye de monter un film qui ne se fera que 10 ans plus tard. Entre temps il décide de faire une pause et repart en 1984 sur le vieux continent pour réaliser ce qui sera son dernier film Européen jusqu'à aujourd'hui et son dernier grand travail d'explorateur des consciences et des déviances humaines : Tricheurs. Dans ce film il met en scène un homme, accroc à la roulette qui peut gagner et perdre des sommes folles en quelques heures, passer du statut de nabab à celui de crève-la-faim. Il est accompagné d'une femme, son porte bonheur : elle n'est au départ qu'un numéro pour lui, le 7. Étrange scène de rencontre à 7h07 près d'une affiche de 7'up alors qu'elle porte une robe numérotée 7. Elle va le suivre, il va la perdre, sombrer dans la tricherie, la retrouver et de là toute l'ambigüité du film va naître : s'ils vont tenter de s'en sortir, elle aura sur lui un effet cathartique et libérateur, la contagion du jeu la gagne et rend les choses plus difficiles, plus extrêmes, plus violentes encore.


Pour Tricheurs le réalisateur retrouve son actrice fétiche, Bulle Ogier, qui a participé à chacun de ses films depuis La Vallée et qui semble incarner la mère des vices, des passions et de la destruction, l'entraineuse par excellence mais également, et les deux facettes ne sont pas antinomiques mais se complètent de façon magistrales et subtiles chez Barbet Schroeder, une figure de la liberté et de la marginalité, ce qu'elle était déjà dans La Salamandre d'Alain Tanner. Face à elle, Jacques Dutronc, acteur à ses heures perdues, partagé entre un non-jeu et un sur-jeu assez caricatural, reste malgré tout convaincant en accroc de la roulette : Schroeder a su utiliser au mieux ses défauts d'acteurs pour en faire un personnage hors norme lui aussi.


Le cinéaste a un regard parfois documentaire sur cette psychose, partagé entre des scènes de souffrance intense, de folie et de vie quotidienne. Il reste à distance souvent, s'approche parfois, oublie tous les discours inutiles et concentre sur l'action et les scènes de passage entre deux états : entre « la normalité » et la folie, entre le docteur Jekyll et le Hyde qui sommeille et se réveille sans pouvoir être contrôlé. Certaines séquences sont magistralement mise en scène d'ailleurs comme celle où il dilapide tout pendant que Bulle Ogier se saoule. Leur réconciliation a lieu dans un couloir bleuté, aux formes arrondies, un entre deux pour une tentative d'explication déconcertante et une demi-mort. L' autre point fort du film est son rythme, que le cinéaste sait doser. Se servant de son expérience de documentariste il va privilégier une approche comportementale et non sensationnelle comme peu savent le faire. C'est à la fois ce qui fait la force du film mais aussi sa faiblesse car le spectateur est parfois maintenu trop à distance pour s'identifier aisément aux personnages.


De tout cela se dégage une nouvelle réflexion sur l'humain, la perte de contrôle de ses désirs et la mécanique tortueuse de son esprit. Malgré une fin peut-être convenue, il se dégage parfois une certaine poésie comme lorsque Dutronc explique qu'il se sent bien une fois qu'il a tout perdu. Il ne lui reste alors que la contemplation du monde et de ses petits plaisirs...

Résumé

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