Critique : Le Narcisse noir

Sébastien de Sainte Croix | 13 avril 2006
Sébastien de Sainte Croix | 13 avril 2006

Alors qu'il n'a pas arrêté de bourlinguer de part le monde pour en ramener des images inédites et exotiques lors de ses précédents tournage, Michael Powell decide, contre toute attente de tourner intégralement Le Narcisse noir - dont l'action se déroule au Népal - en Angleterre, dans les studios de Pinewood. Ses collaborateurs sont partagés : certains déçus de ne pas partir pour un grand voyage dans l'Himalaya ; d'autres se frottent les mains, à commencer par le directeur artistique - Alfred Junge - et le chef opérateur - Jack Cardiff - devant le défi à relever.


Tous sont unanimes sur le risque élevé d'une telle entreprise : reconstituer un monastère perdu au fin fond de l'Himalaya traversé par les vents à 30 kilomètres de Londres. Powell soutient qu'il aurait été impossible de faire coincider des plans d'extérieurs tournés en Inde avec des décors et des intérieurs construits en studio. De plus le réalisateur avait peur que les vues « indiennes » viennent écraser par leur beauté le reste du film. S'en remettant une nouvelle fois à leurs collaborateurs de génie, Powell et Pressburger entendent mener à terme ce défi et re-créer le mystère des Indes sur un plateau, ré-interpréter un espace visuel et le faire coincider à leur volonté artistique. Car le monastère de Mopuh est un personnage aussi important que les nonnes qui viennent envahir ce nouvel espace (anciennement un bordel) mis à leur disposition par le souverain local pour qu'il devienne un dispensaire. Powell et Pressburger usent de tous les artifices que le travail en studio met à leur disposition pour éprouver la foi des sœurs battue en brèche par le vent et les éléments.


Avant tout la lumière de Jack Cardiff : le chef opérateur fait preuve d'une imagination et d'une audace sans borne, collaborant étroitement avec le chef décorateur et le responsable des effets spéciaux qui va créer pour l'occasion des peintures sur verre saisissantes et inégalées jusqu'à aujourd'hui. Cardiff (qui remportera l'Oscar pour son travail) maltraite les codes couleurs établis par Technicolor à l'époque, afin de mettre en valeur l'inquiétante étrangeté, la beauté sensuelle des lieux et la lente désagrégation psychologique des bonnes sœurs face à tant de beauté païenne.


Une nature entêtante à laquelle vient se joindre le parfum de l'interdit : le narcisse noir en question, un parfum britannique que porte Sabu, un des jeunes élèves, qui va semer le trouble dans l'esprit des sœurs. L'une se met à planter des fleurs au lieu de légumes, une autre commet une erreur de diagnostic qui coûte la vie à un des enfants… Les événements s‘enchainent sous le regard de Mr Dean / David Farrar, expatrié anglais désabusé et compagnon de débauche du Général Indii qui les met en garde contre les éléments et leur promet un départ anticipé - tout en se baladant torse nu au milieu de ces femmes de Dieu.


Powell et Pressburger érotisent le film à chaque plan, chaque détail du décor rappelle les débauches d'antan, les couleurs jaillissent pour briser le blanc immaculé des robes (une tâche de sang), un scintillement dans l'eau appelle au souvenir d'une vie antérieure hors du sacerdoce religieux (sublime flash back où l'on entrevoit la vie de sœur Clodagh / Deborah Kerr avant son entrée dans les ordres). Mise à mal par le souvenir et ses reminiscences persistantes, la foi des sœurs se confronte également à celle des autochtones en la personne du gourou silencieux. Dean initie sœur clodagh aux mystères des lieux, au mode de vie de sa population tout en renouvelant ses avertissements. Elles quitteront les lieux avant l'arrivée de la saison des pluies….


Tous les éléments filmiques - cadrage, photo, décor, musique - sont agencés maginifiquement pour culminer dans la confrontation entre sœur Cloddagh et sœur Ruth la plus fragile de toute, tombée amoureuse de Dean. Dans un plan magistral de composition symétrique, Powell oppose les deux femmes, l'une habillée en robe et tenant un poudrier dérisoire à la main, l'autre en uniforme tenant fermement une Bible à la main. Si Ruth a succombé à l'appel du désir, sœur Clodagh n'en est pas loin. Le désir de Ruth ira même jusqu'à mettre le feu à la pellicule à la fin d'une scène hallucinante où la caméra décroche alors qu'elle perd connaissance et sombre dans la folie. Les deux réalisateurs rivalisent de trouvailles visuelles allant jusqu'à expérimenter, dans le dernier quart d'heure une nouvelle technique qui fera école par la suite. Pour mettre en scène le face à face des deux femmes Michael Powell fait jouer la musique pré enregistrée de Brian Easdale sur le plateau et toute l'équipe se met au diapason de la partition. Le film bascule alors dans le tragique et l'horreur baigné par une lumière irréelle et hanté par le regard halluciné de Ruth au paroxysme de sa folie.

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