Critique : Coffret Tomu Uchida - Les Chemins de la Destinée

Patrick Antona | 30 mars 2006
Patrick Antona | 30 mars 2006

Wild Side a eu une bonne idée en sortant ce coffret de 3 films afin de donner un coup de projecteur sur un réalisateur encore très peu connu chez nous et qui bénéfice d'une aura aussi importante que Ozu ou Mizoguchi dans le cinéma japonais : Tomu Uchida. Débutant sa carrière dans les années 20 (il est né le 26 avril 1898), il excelle aussi bien dans le film en costumes (Jidai-geki) que dans le drame contemporain, se payant le luxe de signer un chef d'œuvre en 1939, Tsuchi (La Terre), célébré un peu partout dans le monde. Après une éclipse d'une dizaine d'années (Tomu Uchida ayant décidé de rester en Chine Communiste après la défaite du Japon !), il intègre la compagnie Toei en 1955 et se relance dans la réalisation et ce, sans discontinuer jusqu'à sa mort le 7 août 1970. Bien qu'ayant livré de nombreux volets de la saga Miyamoto Musashi (encore inédits en France) ainsi que sa version du classique Daibosatsu tôge (Le Passage du Grand Boudha), Wild Side a préféré axé ce coffret sur le côté drame psychologique que Tomu Uchida abordait souvent dans ses films, que ce soit les drames d'époque Le Mont Fuji et la lance ensanglantée ou le flamboyant Meurtre à Yoshiwara, que le polar Le Détroit de la faim, ce dernier auréolé d'un statut de chef d'œuvre du cinéma nippon. En attendant la sortie des Musashi qui ont plus que bonne réputation…


Le Mont Fuji et la lance ensanglantée (Chiyari Fuji – 1955)
Le samouraï Shojuro se rend à Edo, en compagnie de son serviteur Gunta et du lancier Gonpachi, chargé de transporter l'arme symbole de la valeur de la famille du samouraï. Mais Shojuro a un défaut: il a le vin mauvais et ses serviteurs doivent veiller, avec grande difficulté, à ce qu'il ne boive pas. Au fil de la route, la petite troupe fera de nombreuses rencontres, dont un orphelin voulant devenir samouraï, alors que Shojuro ne cesse de deviser sur la nature fallacieuse et grotesque de son statut. Et ce jusqu'à sa rencontre avec un groupe de samouraï aux idées bien arrêtées…


Vu comme çà, Le Mont Fuji et la lance ensanglantée pourrait passer pour un chambara classique avec le destin de ce samouraï original dans une époque encore bien ancrée dans la féodalité. Mais Tomu Uchida préfère prendre la voie du road-movie pédestre pour donner sa vision acerbe sur un monde engoncé dans un maniérisme antédiluvien via les portraits des différents itinérants que la troupe va croiser tout au long de son périple. Que ce soient avec le samouraï Shojuro qui se moque de l'étiquette en invitant ses serviteurs à sa table ou avec la description des pratiques douteuses des filles vendues pour subvenir aux besoins de familles pauvres, Tomu Uchida (qui avait des sympathies communistes avérées) assène quelque coups de griffes à une société japonaise qui a toujours mis en avant le strict respect de la hiérarchie des classes. Tout ceci est abordé sans didactisme aucun, suivant le cours des péripéties de la petite troupe, dont certaines sont comiques comme la scène de soûlerie de Shojuro avec la castagne qui s'en suit, ou l'exploit accidentel du débonnaire Gonpachi (l'arrestation d'un yakuza). Mais cette dernière action sera le révélateur d'une condition sociale qui prédomine encore sur tout, avec la non-reconnaissance de l'arrestation du bandit par le lancier, jugé de trop basse extraction (ce même jugement de valeur sera répétée dans le final avec une autre résonance), tout comme l'intermède où des seigneurs bloquent la circulation d'une route (et le peuple qui l'emprunte) uniquement pour pouvoir bénéficier d'un panorama sur le Mont Fuji.


Tomu Uchida anticipe avec ce film sur les œuvres à venir de Hideo Gosha ou de Kihachi Okamoto par cette même volonté de mettre à mal certaines valeurs morales et martiales qui prédominent sur le respect de la condition humaine, même si l'action est réduite ici à une portion plus congrue. Action qui éclatera dans toute sa violence dans les dix dernières minutes du film où la balade pittoresque finira dans le sang avec l'intervention du lancier Gonpachi (le véritable héros de l'aventure), venu prêter main forte à son seigneur menacé par des samouraïs, excédés par le libéralisme bon teint de leur congénère. Avec Le Mont Fuji et la lance ensanglantée, Tomu Uchida démontre sa grande maîtrise sur un sujet aux ramifications bien plus complexes qu'il n'y parait, bien que traité sur un tempo presque badin, tout en fournissant une vision critique d'un Japon féodal auquel il fait un petit sort : une réussite mineure certes mais une jolie réussite mineure.

Meurtre à Yoshiwara (Yoto monogatari : Hana no Yoshiwara Hyakunin giri – 1960)
Jirozaemon, honnête entrepreneur à la tête d'une usine de tissage, est affublé d'une tare qui lui empêche le mariage : une tache de naissance marquant profondément son visage. Résolu à s'unir à une prostituée de Yoshiwara (quartier clos des plaisirs sur la route d'Edo), il tombe sous le charme de Otsuru, prostituée venue de la rue et dénigrée par les autres geishas. Jirozaemon, aveuglé par la passion, se ruine pour aider Otsuru à devenir première courtisane, en vue de parader dans Yoshiwara et de se sortir de son enceinte. Mais l'ambition de la concubine et les intrigues des gérants de la maison close pousseront Jirozaemon jusqu'aux plus tragiques extrémités…


Meurtre à Yoshiwara est le parfait complément à l'hollywoodien Mémoires d'une Geisha, tout en donnant une vision bien moins niaise et tout aussi fastueuse du milieu des concubines japonaises. En adaptant une pièce du répertoire kabuki, Tomu Uchida brosse à nouveau le portrait acerbe d'un monde qui repose essentiellement sur l'apparat, et qui fait fi de certaines valeurs censées être respectées et placées au dessus de tout. Avec le destin croisé de Jirozaemon, patron estimé par ses employés et dont la gentillesse et le besoin d'amour sont exploités par des maquereaux sans vergogne (n'hésitant pas à recourir au meurtre) et celui d'Otsuru, prostituée farouche sortie du caniveau voulant accéder au sommet de sa condition (de son art ?) et qui renonce à l'amour, Tomu Uchida tisse la trame d'un drame aux résonances sociales à nouveau très marquées (les relations entre exploitants et exploités) et dont la modernité touche encore (l'amour s'achète-t-il ?). Interprété avec conviction par Chiezo Kataoka (le lancier Gonpachi du Mont Fuji et la lance ensanglantée ) tout en intériorité et Yoshie Mizutani (elle croisera la route de Zatoichi ou Nemuri dans des films de série), excellente manipulatrice personnifiant l'ambitieuse Otsuru, Meurtre à Yoshiwara s'appuie aussi sur une galerie de seconds rôles assez savoureux qui donnent encore plus de relief à l'intrigue.


En jouant sur l'opposition manifeste entre le monde faussement coloré et corrompu de Yoshiwara, avec ce couple de tenanciers du bordel âpre au gain, les geishas en lutte intestine et les seigneurs dévoyés, et celui bien plus austère et serein de l'atelier de tissage, avec ces employés tout acquis au bien-être de leur patron, Tomu Uchida lève le voile sur la confrontation qui amènera l'un de ces deux univers à disparaître. Même si Otsuru apparaît comme le mauvais génie de son soupirant, c'est plus la nocivité de la société de l'époque qui est dénoncé avec sens par Tomu Uchida dont la mise en scène épurée bien que fastueuse (avec un très beau Cinémascope couleur) est au diapason d'une histoire qui ne cesse d'être passionnante (avec l'évolution « culturelle » de Otsuru et la déchéance de Jirozaemon « marqué » au sens propre comme figuré), malgré le fait que son issue tragique ne soit en rien une surprise. Comme pour le précédent opus, l'acte final sera la scène d'un règlement de comptes cruel et libérateur, dont certains éléments auraient été inspirés à Tomu Uchida par la vision de Pépé le Moko. À l'image du film de Julien Duvivier, Tomu Uchida nous livre un véritable chef d'œuvre désespéré, estampe colorée au vitriol d'un monde bien impitoyable pour les honnêtes gens mais qui est promis à une chute quasi-inexorable.

Le Détroit de la faim (Kiga kaikyo – 1965)
Profitant du naufrage d'un paquebot dans le détroit de Tsugaru en 1947, trois repris de justice tentent d'échapper à la police après avoir commis un crime. Seul survivant de l'équipée criminelle, Takichi Inugai rencontre une jeune prostituée un peu simplette, Yae. Décidé à continuer dans sa fuite, Inugai l'abandonne en lui laissant une grosse somme d'argent. Yae, désespérément amoureuse du fugitif, émigre à Tokyo, retombant dans la prostitution, mais en gardant en tête le désir de retrouver Inugai dont elle a gardé un ongle comme souvenir. Dix ans plus tard, une coupure de presse la remet sur le chemin de sont amant passé…


Avec Le Détroit de la faim, Tomu Uchida renoue avec une histoire qu'il a déjà traité par le passé (en 1931 plus exactement), celle de Jean Valjean et des Misérables, même si le scénario est tiré d'un roman de Tsutomu Minakami. Long mélodrame (3h02 mais il existe une version de 3h20) détaillant la désespérance économique et sociale qui a suivi la défaite du Japon en 1945 et des extrémités auxquelles une population abandonnée a dû se soumettre (criminalité, prostitution) afin de survivre, Le Détroit de la faim rappelle par sa concision et son côté noir prononcé les travaux contemporains d'Akira Kurosawa comme Les Salauds vont en enfer. Tomu Uchida découpe son récit en trois actes : la fuite et la rencontre entre Yae (Sachiko Hidari) et Takichi Inugai (Rentaro Mikuni), la vie de Yae dans les bas-fonds de Tokyo, les retrouvailles fatales avec Inugai, remettant ce dernier sous les feux de la police, dont l'enquête chaotique est le fil rouge qui joint les trois époques décrites.


Comme dans Meurtre à Yoshiwara, le destin contrarié de ce couple marqué par la fatalité s'appuie sur une interprétation hors pair des deux comédiens principaux, bien que Sachiko Hidari se révèle être un cran au-dessus, et toute une série de seconds rôles qui ancrent le drame dans une forme de véracité quasi-documentaire : on reconnaîtra ainsi le presque débutant Ken Takakura (Yakuza, Black rain) en jeune flic tenace et intelligent. Mais le traitement réaliste de Tomu Uchida ne l'empêche pas de se livrer à quelques « écarts » filmiques, ainsi les scènes d'hystérie « sexuelles » de Yae ou les flash-back sont illustrés avec force effets à la limite de l'expérimental et les rebondissements de l'intrigue, surtout dans sa dernière partie, ne dépareraient pas dans un mélodrame de Douglas Sirk. Même si on peut préférer Meurtre à Yoshiwara par son côté plus concis et rutilant, Le Détroit de la faim est une oeuvre solide, souvent émouvante, parfois réductrice ou caricatural dans ces retournements de situation brutaux et soudains mais qui porte en elle un souffle propre à toutes les sagas censées décrire des époques et des destins troublés. Bien que la description du monde interlope de Tokyo laisse le spectateur un peu sur sa faim, n'égalant pas le regard aiguë qu'un Kinji Fukasaku pouvait y apporter par exemple, on retiendra surtout le portrait amer d'une population qui doit vivre soit avec la culpabilité, personnifiée par Rentaro Mikuni, soit se réfugier dans une espérance à la limite de la folie, avec Sachiko Hidari et le fétichisme (japonais ?) qu'elle porte à l'ongle de son amant. Le film de Tomu Uchida est considéré comme un des dix plus grands chefs d'œuvre du cinéma japonais, et a été récompensé par de nombreux prix à sa sortie.

Résumé

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